Chapitre 21 : Le Voyage - (3/3)

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La progression sur ce sentier ne se révéla pas aussi difficile que le craignait Deirane. Après tout, des gens le fréquentaient régulièrement. Qu’ils aient éprouvé le besoin de le créer l’étonnait. La voie principale ne rivalisait pas avec les grands axes qui assuraient l’unité du continent, ni même avec la route qui menait à Gué d’Alcyan, son village natal. Elle était quand même plus praticable que ce chemin ou deux chevaux ne pouvaient pas voyager de front. Peut-être était-ce dû au fait que la route, destinée à desservir tous les villages était sinueuse alors que ce trajet était direct, convenant mieux à un piéton non chargé.

Deirane en eut la confirmation en constatant que parfois il coupait tout droit à travers une forte pente. Il descendait au fond des vallons plutôt que de les contourner, chose que n’aurait jamais permise une route tracée pour la circulation des charrettes.

Plusieurs rivières coulaient, cachées sous les arbres. Elles étaient si petites que même Deirane n’aurait pas été mouillée plus haut que les mollets. Au bout d’un moment, le sentier se mit à en longer une en remontant vers sa source. Gelen ordonna alors une halte.

Les gardes rouges descendirent de cheval. Au lieu de les laisser boire, ils maintinrent leur monture loin de la rive. L’un d’eux prit une sacoche dans ses fontes avant de se rendre au bord de l’eau. Si elle ne vit pas ce qu’il fit, elle comprit qu’il analysait l’eau pour déterminer si elle était potable.

— C’est bon, annonça-t-il, la rivière ne contient aucune particule de feu.

Un murmure de soulagement parcourut la troupe qui laissa enfin libre cours aux besoins de leurs chevaux.

— Pourquoi cette halte ? demanda Deirane à l’officier.

— Nous chevauchons depuis un monsihon. Et il faut vous ménager, répondit-il en fixant le ventre de la jeune femme.

Un peu maladroitement, Deirane descendit de sa monture. Elle la conduisit jusqu’à la rive se désaltérer. Mericia prit plus de temps. Un assistant dut l’aider à mettre pied à terre. Rejoindre la petite concubine lui requit plus d’effort, elle éprouvait beaucoup de difficulté à marcher.

— Ça va ? s’inquiéta Deirane en la voyant grimacer à chaque pas.

— J’ai l’impression de ne plus avoir de peau sur les cuisses, répondit-elle.

— Tu es déjà montée avant aujourd’hui ?

Elle hocha la tête.

— J’ignorais que c’était si dur.

Deirane désigna une zone herbeuse au pied d’un arbre.

— Allonge-toi là et enlève ton pantalon.

Mericia regarda l’endroit que la jeune femme lui indiquait. Pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, elle semblait hésitante, voire gênée.

— Un problème ? s’enquit Deirane.

— Je ne porte rien sous mon pantalon, répondit Mericia.

— Et alors ? Nous sommes deux concubines. Ces hommes appartiennent à la garde personnelle du roi. Ils ne lèveront pas la main sur nous.

— Ce n’est pas ça ? C’est juste que…

Deirane était amusée de la réaction de sa concurrente. Ainsi Mericia, qui se promenait seins nus et les fesses à l’air dans le palais, se montrait soudain pudique.

— En temps normal, tu exposes pas mal de choses.

— Pas cette partie-là.

Il était vrai qu’elle portait toujours un pagne. Et elle se montrait suffisamment habile pour que celui-ci ne révèle jamais rien de cette partie de son anatomie.

— Dans un moment, le capitaine va ordonner la fin de la halte. Sans un massage qui détendrait tes muscles, le reste du voyage va constituer un calvaire.

Mericia hésita un long moment. Lentement, elle dénoua sa ceinture. Elle ne perdait pas de vue les hommes qui organisaient leur campement un peu plus loin. Ils avaient commencé à sortir la nourriture de leurs fontes en vue du second repas de la journée. Vu les fréquents coups d’œil qu’ils jetaient en direction des deux femmes, il était difficile de dire s’il s’agissait de curiosité ou de surveillance. Les deux hypothèses semblaient aussi valables. Toutes les deux étaient belles. Et si quelque chose leur arrivait, ils le paieraient de leur vie. Deux excellentes raisons pour qu’ils ne les laissent pas s’isoler.

Finalement, la concubine se décida et baissa son pantalon. Puis elle s’allongea sur le carré d’herbe. Deirane commença à lui masser les muscles noués des cuisses.

Elle s’affairait depuis à peine quelques stersihons quand un bruit de pas attira son attention. Elle se retourna précipitamment, s’interposant entre Mericia et l’intrus pendant que la première se redressait et remontait ses jambes contre son corps.

— Eh ! s’écria Deirane, que faites-vous là ?

Le soldat qui les avait surprises – un lieutenant d’après son grade – prit un air penaud. Il tendit un petit pot.

— Je voulais vous donner de quoi soulager les courbatures.

Deirane se détendit.

— Merci, dit-elle.

Elle accepta l’objet que lui proposait l’homme. Ce dernier salua puis s’éloigna précipitamment.

— Ils se montrent bien obligeants, fit remarquer Mericia.

— Même en tant que gardes du palais, ils n’ont pas souvent l’occasion de voir des concubines, je suppose.

— Le harem est surveillé par des eunuques qui s’entraînent avec ces gardes. Eux n’y entrent presque jamais.

Malgré elle, Deirane pensa à la seule fois où elle les avait vus à l’intérieur du harem. Les prémices d’un enchaînement d’événements qui avait conduit à la mort d’une de ses plus proches amies.

Deirane dévissa le couvercle. Le pot contenait une crème brunâtre, onctueuse, qui dégageait une odeur camphrée. Mericia jeta un bref coup d’œil dedans. Puis elle se rallongea sans prononcer un mot. Deirane appliqua une noisette du baume sur la peau sans défauts de la concubine et reprit son massage là où elle l’avait interrompu.

Après quelques calsihons de repos, Gelen donna le signal de la fin de la halte. En un instant, tous les objets qu’ils avaient déballés réintégrèrent les fontes et les ordures furent ramassées. En dehors du piétinement de la berge, personne n’aurait pu voir qu’un groupe nombreux s’était arrêté à cet endroit. Ses ordres exécutés, il rejoignit les concubines sur la rive. Mericia achevait de remettre son pantalon.

— Il reste un peu moins d’un monsihon de voyage. Vous pensez que vous allez y parvenir ?

— Ai-je le choix ? rétorqua Mericia.

— Le soleil a à peine atteint le zénith. Il se couchera dans trois monsihons. Je peux encore attendre six calsihons si nécessaire, même si je préférerais arriver avant le troisième repas.

Deuxième et troisième repas. De bien grands mots pour désigner ce qui n’était généralement qu’un en-cas. Le repas principal se prenait qu’en fin de journée à la tombée de la nuit.

— En fait, la pommade que nous a passée votre lieutenant a réalisé des miracles, répondit Mericia. Je ne sens plus du tout mes courbatures.

— Je suis surpris qu’on ne vous en ait pas donné. Cela fait partie de l’équipement de base du cavalier. Nous allons donc repartir maintenant.

D’un signe de la main, Gelen fit avancer les montures de deux concubines puis les laissa afin de rejoindre la tête de sa troupe.

Deirane était abasourdie. Elle n’avait pas fouillé les fontes, elle ignorait ce qu’elles contenaient. Elle y jeta un coup d’œil avant de s’installer sur sa selle. Le capitaine avait raison. Elle trouva un pot identique à celui que le soldat lui avait passé. Voilà qui allait s’avérer utile ce soir au bivouac.

Les éclaireurs rejoignirent l’escouade au bout de trois calsihons après leur départ.

— Alors ? demanda Gelen.

— Nous n’avons croisé aucun obstacle d’ici au village. Seulement, il n’y a personne.

— Comment ça, personne ?

— Le village est désert. Nous n’y avons vu âme qui vive.

— Vous êtes entrés ?

— La porte était ouverte. Nous avons jeté un coup d’œil à l’intérieur. Nous ne sommes pas allés plus loin, nous ne voulions pas tomber dans une embuscade.

Le capitaine réfléchit un instant.

— Le fort, demanda-t-il enfin, dans quel état est-il ?

— Il est intact.

— Pourrons-nous nous y abriter cette nuit ?

— Sans problème. Les murs sont épais.

— Et il n’y a vraiment personne.

— Personne. Ni vivant ni mort.

— Des traces de luttes ?

— Je n’en ai pas vu. Tout semble abandonné depuis plusieurs jours on dirait. Peut-être un ou deux douzains.

— Nous allons passer la nuit au fort, décida Gelen. Nous y serons en sécurité. Demain, nous chercherons à comprendre pourquoi les villageois ont disparu.

— Ces esclaves n’auraient-ils pas profité d’une opportunité de s’enfuir ? proposa Mericia.

— C’est possible. Mais que sont devenus leurs geôliers ?

— Vous trouverez certainement leur cadavre dans une maison que vos éclaireurs n’ont pas visitée.

Le capitaine hocha la tête. Il semblait d’accord avec cette hypothèse.

— Le monstre n’auraient-ils pas pu les attaquer ? proposa Deirane.

— Ils se seraient réfugiés dans le fort. Ce monstre est trop gros pour y entrer.

Mericia intervint alors.

— Cela veut-il dire que des criminels dangereux rôdent en liberté à proximité ?

— J’en ai peur. Ce sont des esclaves, pas des criminels. Malgré tout, ils pourraient s’avérer dangereux en effet.

— S’ils ont tué leurs geôliers, ce sont maintenant des criminels.

Gelen regarda autour de lui.

— Ces bois sont touffus. En cas de besoin, ils nous offriraient de quoi nous protéger d’un monstre de sept perches de large. Malheureusement, ils ne sont d’aucune efficacité contre une bande d’esclaves en fuite.

L’officier donna l’ordre de repartir. Le rythme de progression avait changé. Il ne s’agissait plus d’atteindre un village sûr avant la nuit, mais de se mettre à l’abri d’un risque d’origine humaine. L’escorte des deux hétaïres comptait les meilleurs soldats de l’Orvbel. Ils étaient sélectionnés et entraînés en vue de garder le roi lui-même. Ce n’était pas une bande de fuyards, aussi nombreuse fût-elle, qui allait représenter un danger. En revanche, les deux femmes qu’ils convoyaient constituaient une faiblesse. Dans le feu de l’action, elles risqueraient d’être blessées. La chevauchée s’accéléra sensiblement sans toutefois atteindre le trot : malgré son désir d’arriver rapidement, le capitaine était trop conscient des risques qu’il encourait si à cause d’un rythme trop rapide Deirane perdait son bébé.

Le soleil avait largement entamé sa descente vers l’horizon quand les voyageurs atteignirent leur destination. Elle était située au centre d’une clairière défrichée et en partie cultivée. Le groupe fit halte à la lisière des arbres afin d’observer les lieux. Le village était fortifié, une palissade en bois flanquée de miradors à chaque angle. À sa grande déception, elle ne vit aucun château.

— Il n’y a vraiment personne, constata le sergent Calas.

— Peut-être à l’intérieur, suggéra Gelen.

— À la suite de la dernière grêle, la remise en état des champs est plus importante que jamais s’ils veulent manger cet été. On devrait voir du monde travaillant à sauver ce qui peut l’être.

— Que faisons-nous alors ?

— Vérifions à nouveau. Il ne faudrait pas tomber dans un piège par excès de confiance.

Un instant plus tard, un soldat s’aventurait à découvert en direction de la palissade, un tissu blanc fixé à une lance brandie à la main.

Il s’avança jusqu’à la porte, en gardant une distance raisonnable qui permettait d’être bien vu des éventuels surveillants. Après avoir bien agité son fanion, l’éclaireur héla les occupants du village. N’obtenant aucune réaction, malgré plusieurs essais, il revint vers son capitaine.

— Personne ne répond, annonça-t-il.

— J’ai constaté cela, remarqua Gelen. Quoi d’autre ?

— L’accès est toujours ouvert comme lors de notre précédent passage, l’intérieur semble tout aussi vide.

— Vérifions avant d’entrer.

Le capitaine regarda autour de lui. Il ne distinguait rien. Et c’est ce qui le gênait. Il ne voulait pas qu’en expédiant une partie de ses forces contrôler les lieux, le reste de son équipe tombât dans une embuscade. Finalement, Gelen se décida. Il sélectionna quatre hommes qu’il envoya en avant.

Le détachement trotta jusqu’à la porte. Une fois devant, ils passèrent au pas. Pas question de se laisser surprendre. Malgré la distance, Deirane constatait qu’ils manifestaient une extrême prudence. Ils surveillaient tout, leur regard se portant dans toutes les directions. Enfin, les éclaireurs disparurent à leur vue.

Au bout d’un temps qui lui sembla long, l’un d’eux ressortit. Le soldat agita les bras, un signe qui indiquait l’absence de danger.

— Allons-y, ordonna le capitaine.

Le reste de l’escouade s’engagea sur le chemin en direction de l’entrée. Quand elle arriva face à la porte grande ouverte, Deirane regarda l’intérieur. Elle aperçut une série de maisons en bois entourant une vaste place et à gauche une demeure de pierres. Était-ce le fameux château dont parlait Dayan ? Il ne ressemblait en rien aux châteaux de contes de fées. Il était grand selon les critères de Gué d’Alcyan, son village natal. Mais il aurait tenu tout entier dans la salle de bal de l’ambassade en Helaria. Il en émanait quand même une impression de solidité que n’avait pas cette villa de prestige, pas même le palais d’Orvbel qui, sans être une forteresse, avait été conçu dans le but de protéger ses occupants.

Et l’éclaireur avait raison, les rues étaient vides. Les habitants étaient dans les maisons peut-être. Cependant, pourquoi y seraient-ils restés cloîtrés ?

Deux soldats repoussèrent les battants derrière eux. Les portes du village se refermèrent. Ils étaient arrivés.

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6 - environ deux heures et demi

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