Chapitre 21 : Le Voyage - (2/3)

8 minutes de lecture

La cité d’Orvbel, d’abord ancien repaire de pirates, ensuite base avancée feytha, avait été conçue dans le but de rendre difficile la progression d’une armée d’invasion. Aucune rue large ne menait au palais. Néanmoins, chaque souverain d’Orvbel avait contribué à l’embellissement des lieux. Le dernier Brun avait fait abattre les maisons qui lui faisaient face afin de laisser la place à un immense jardin. Il dévalait du haut de la colline jusqu’à un bâtiment gris et laid : la bourse aux esclaves. C’était la première fois qu’un roi s’occupait de la ville même et les habitants avaient apprécié ce parc librement accessible même aux plus pauvres. Il offrait de plus une vue imprenable sur la basse ville et le port.

Les deux concubines qui sortaient du harem ne manquèrent pas l’occasion qui leur était donnée d’admirer ce paysage. Et elles découvrirent l’impensable presque en même temps.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mericia à Deirane en montrant le bateau amarré au milieu des frégates de guerre du pays.

La jeune femme mit longtemps à réagir. Non pas qu’elle ne sut pas quoi dire, mais cette vision la laissait sans voix.

— Un vaisseau helarieal, répondit-elle enfin.

— Je m’en doute. Ils sont les seuls à construire ces doubles coques. Mais il ne ressemble pas à ceux que j’ai déjà vus.

— Tu ne connais que les navires marchands, c’est un bâtiment de guerre.

— Tu es sûre ? Je les croyais plus grands.

— J’en ai vu un une fois, quand je naviguais au large de Neiso.

Mericia s’abrita les yeux de la main pour mieux observer.

— Que fait-il là ?

— Peut-être une délégation helarieal au palais. Les pentarques ont contacté le roi il n’y a pas longtemps. Peut-être ont-ils envoyé un ambassadeur.

— Non. Les soldats sur le pont portent l’uniforme rouge vif d’Orvbel, pas le bleu sombre de l’Helaria. Je pense plutôt qu’ils ont réussi à capturer le bateau.

La troupe qui progressait toujours s’engagea entre les maisons, masquant la vue aux deux jeunes femmes.

— Brun est fou ! s’écria Mericia. S’emparer d’un navire helarieal et faire prisonnier son équipage, c’est une clause de casus belli.

Elle n’avait pas tort. Deirane réfléchit aux implications.

— Je pense qu’il va le leur rendre, estima-t-elle enfin, en y mettant les formes de façon à humilier la Pentarchie.

— Si les exigences de Brun sont trop élevées, que va-t-il se passer ?

— L’Helaria se contentera de récupérer ses hommes en leur laissant le bateau. Ils en possèdent plein comme ça. Son remplacement ne leur prendra que quelques douzains. Et nos ingénieurs ne sauront pas le reproduire. Ce n’est pas la première fois qu’un navire helarieal est capturé. Jamais personne n’a réussi à comprendre comment ils sont fabriqués. Et puis, nous n’arriverons jamais nous en servir. Dès qu’il sortira du port, il sera abordé et repris.

Mericia hocha la tête.

Bien que l’Orvbel fût un petit royaume avec peu de territoires, presque une cité-État, la ville était très peuplée. Elle dépassait les dix mille habitants, s’approchant des vingt mille. Et cela, sans compter les villages qui en ajoutaient encore deux mille à l’ensemble. L’agglomération s’étalait assez loin dans la vallée. Sitôt passés les hôtels particuliers qui jouxtaient le palais, les quartiers devinrent populaires. Au fur et à mesure qu’ils remontaient vers le nord, la population s’appauvrissait. Même si les logements restaient plus décents que dans la plupart des cités.

Gelen stoppa l’escouade d’un geste de la main.

— En temps normal, nous prendrions la route forestière jusqu’au pont où nous traverserions le fleuve Orvbel, expliqua-t-il. À cause des monstres qui rôdent, j’ai choisi un autre trajet. Habituellement, je ne l’envisagerais même pas. Je préfère vous prévenir, vous allez découvrir des choses pas très jolies.

— J’ai déjà vu le pire, dit Deirane.

— Très bien, allons-y.

Au lieu de continuer vers le nord, il bifurqua vers l’ouest, descendant au fond de la vallée. Finalement, les environs changèrent totalement de nature. Aussi loin vers l’amont, les rives du fleuve n’avaient pas été aménagées. Et un bidonville s’y était installé. Les habitations étaient construites à partir de tous les matériaux qu’ils avaient récupérés, des planches principalement. Certaines bénéficiaient – un luxe en cet endroit – d’un soubassement en adobe. À l’exception de celle qu’ils suivaient, les ruelles étaient étroites et tortueuses et encombrées d’immondices qui répandaient une odeur immonde. Les gens étaient sales et dépenaillés malgré le fleuve proche. Ils semblaient apathiques comme s’ils n’attendaient plus rien de la vie. Quelques-uns, rares, levaient les yeux vers le cortège. Cependant, la plupart semblaient indifférents. Beaucoup d’entre eux, si ce n’était la plupart, étaient des stoltzt. Les anciens habitants de la ville repoussés ici par leurs conquérants.

En atteignant le fleuve, Deirane comprit pourquoi ils ne se lavaient pas. À cet endroit, son cours était encombré de rapides rendant la baignade dangereuse. Ces gens avaient vraiment été relégués dans le pire recoin du royaume.

En contraste avec le quartier, le pont était en étonnamment bon état. Le palais devait avoir un intérêt stratégique à l’entretenir. Le bidonville se prolongeait de l’autre côté. Quand il prit fin, séparé des secteurs populaires de l’ouest par un no mans land étroit, Deirane parvint de nouveau à respirer.

— Ne pourrait-on rien faire en faveur de ces pauvres gens ? demanda-t-elle à Mericia

La question était de pure forme. La concubine ne connaissait pas plus la réponse qu’elle. Ce n’était qu’une offre de discussion.

— Que veux-tu que nous fassions ?

— Nous leur construirions des logements décents. Au moins, ils seraient à l’abri. Je suis sûre que la moitié est atteinte de la maladie du feu.

— Ce sont des pirates qui ont collaboré avec les feythas. Ils ont de la chance d’être encore vivants.

— Leurs parents peut-être, pas eux. Pourquoi doivent-ils supporter les crimes de leurs ancêtres ?

Le capitaine qui jusque là se tenait à l’avant de ses hommes se mit à leur hauteur où il prit la place d’un soldat.

— Vous avez oublié la longue vie des stoltzt, expliqua-t-il. Il s’est écoulé soixante ans depuis la guerre. La plupart de ceux qui vivaient à ce moment-là ne sont pas encore morts. Ces pauvres gens sont bien les pirates.

— Ils n’ont pas eu d’enfants depuis ? C’est ignoble de les traiter comme ça. Comment parvenez-vous à cautionner ce fait ?

— Eh ! Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord. Je ne fais qu’énoncer la réalité. En tant que descendant de ceux qui ont lutté contre les tyrans, je ne peux que me réjouir de ce qui leur arrive. Mon instinct d’officier me donne une autre vision des choses.

— Laquelle ?

— Ces gens-là ont été marins et combattants pendant cent ans avant d’être parqués ici. Ils ont développé plus de compétences que nous ne serions en mesure d’en acquérir en toute une vie. Et je suis sûr qu’ils en possèdent d’autres que nous ne soupçonnons pas. J’estime criminel de ne pas les utiliser.

— Si vous aviez carte blanche, demanda Mericia, que feriez-vous ?

Le militaire réfléchit un instant.

— Connaissez-vous Frovrekia ? proposa-t-il enfin.

— Non. Personne ne la connaît. C’est une ville fermée.

— Il n’existe pas de ville fermée en Helaria. Certains quartiers, généralement en périphérie, sont interdits, mais le centre est libre d’accès. Avant d’être intégrée au royaume de Kushan, c’était un État indépendant. Ceux qui l’ont construite ont utilisé des techniques que l’on croyait réservées aux feythas. Le cœur est constitué d’une immense place entourée de douze tours d’une trentaine de perches de haut, toutes recouvertes d’un matériau brillant comme du verre, et aussi noir que l’obsidienne. Enfin, presque, il ne présente pas le côté froid de cette pierre. Le centre de cette esplanade est occupé par une tour deux fois plus large et plus élevée. Quand elle a été détruite lors de l’insurrection il y a quinze ans déjà, les Helariaseny l’ont reconstruite sur le même modèle. Je verrais bien une telle tour en Orvbel. Elle permettrait de loger décemment ces gens et nous pourrions exploiter leurs compétences. Tout cet espace serait alors consacré à des cultures qui amélioreraient notre indépendance vis-à-vis de nos voisins.

Deirane réfléchissait. Elle ne connaissait Frovrekia que de nom. Cette ville secrète de la Pentarchie était discrète, davantage que Neiso qui en abritant le siège des guerriers libres avait acquis la célébrité. En ce qui la concernait, Frovrekia n’était qu’un point sur une carte. Et elle n’avait jamais entendu parler d’une tour de verre. A fortiori de treize. Elle essayait d’imaginer à quoi cela ressemblait. Cela devait être d’une beauté austère, visible de loin.

— Et pourquoi pas deux tours ? proposa-t-elle enfin.

— Deux ! s’écria Gelen. Vous voyez grand ! Et où les mettriez-vous ?

— De part et d’autre de la rivière, répondit-elle. Juste à la sortie des rapides quand elle devient calme.

Ce coup-ci, ce fut au soldat d’étudier l’idée de Deirane.

— Ça aurait de la gueule, remarqua Mericia.

— Deux sentinelles qui protégeraient Orvbel des dangers de la forêt.

Deirane acquiesça d’un mouvement de la tête. Cette idée lui avait traversé l’esprit lorsqu’elle avait imaginé ces tours.

Ils arrivèrent en lisière de la zone urbanisée. La route, large et dégagée, continuait devant eux. Le capitaine stoppa la troupe.

— Le monstre que nous fuyons mesure sept perches, et il est rapide. Je ne veux pas qu’il nous surprenne sur cette voie. Nous allons passer par les chemins forestiers. Elle ne pourra pas nous y suivre, les arbres sont trop rapprochés.

— Je croyais que les pluies de feu avaient éclairci les jungles du sud du continent, intervint Mericia.

— C’est le cas. Seulement, cette forêt constitue à la fois notre protection contre les invasions et une source de revenus. Elle est entretenue. Les forestiers coupent et plantent continuellement des arbres. Ils y sont plus denses qu’à l’est. Un monstre de sept perches devrait éprouver des difficultés à s’y insérer.

— Des difficultés, remarqua Deirane, pas une impossibilité.

— Des difficultés, confirma Gelen. Les troncs ne sont pas suffisamment rapprochés et les branches sont trop hautes pour l’empêcher de passer. Je compte sur plusieurs bosquets où nous trouverons à nous abriter.

Il retourna en tête.

— En file indienne. Quatre à l’avant et six à l’arrière. Les femmes au milieu. Calas, vous partez en éclaireur, une demi-longe en avant.

— Capitaine ! répondit le sergent en saluant.

Deux soldats se détachèrent du groupe et s’engagèrent dans un petit chemin qui ressemblait plus à une sente faite par un animal qu’à un passage destiné à des humains. Sauf qu’il n’existait plus rien d’assez gros, capable d’en créer une telle.

— Deux ? s’étonna Deirane en les voyant partir. Il n’avait parlé qu’au sergent.

— Tu as l’air d’être une championne en usages militaires, répondit Mericia sur un ton sarcastique.

— Je n’ai connu qu’un seul guerrier et il n’était pas en service.

— Dans les armées organisées, les fantassins forment des groupes de deux qu’ils appellent binômes. Ils ne se séparent jamais. Quand il a ordonné à son sergent de partir en avant, l’ordre incluait le binôme complet.

— Je vois, ça permet d’éviter qu’un homme se retrouve seul face à l’ennemi.

— C’est le but.

Gelen adressa un sourire de connivence à la belle concubine. Puis il prit la tête de la colonne et s’engagea à la suite des éclaireurs.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0