Chapitre 16 : Dévastation

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La pluie mortelle dura longtemps. Prostrées dans les couloirs, les concubines entendaient les blocs de glace frapper les plantes du jardin dans un bruit sourd, ou s’abattre sur le toit. Parfois, un craquement indiquait que quelque chose venait de céder sous le bombardement. Personne n’allait dans les chambres de peur que les fenêtres ne résistassent pas, bien qu’elles ne fussent pas touchées de plein fouet. Alors qu’elles ne l’espéraient plus, la porte s’ouvrit et deux robustes mains tirèrent Dursun et Deirane à l’abri.

Un bruit effroyable se fit entendre au-dessus de leur tête. Un instant, Deirane crut que le bâtiment leur tombait dessus. Rien ne se passa. Les murs et le plafond semblaient toujours aussi solides.

Deirane chercha Chenlow des yeux. Il n’était pas là. Il devait être coincé dans une autre aile. Le hall était le centre du harem et son blocage cantonnait les occupants à l’endroit où ils se trouvaient.

Les domestiques commencèrent à circuler. Elles transportaient des boissons chaudes. Les tunnels de service, Deirane les avait oubliés. Ils permettaient au personnel de se rendre à peu près partout dans le palais à condition de disposer du passe. Au moins, l’intendance faisait preuve d’initiative. Elle ne put s’empêcher d’y voir la patte de l’efficace maître des lieux.

Soudain, le silence se fit. La pluie avait cessé aussi vite qu’elle avait commencé. Elles attendirent un moment pour s’assurer que c’était bien fini. Quelques grêlons retardataires encore tombèrent dans le jardin, puis ce fut tout.

Un eunuque plus courageux que les autres se leva et tenta d’ouvrir la porte. Elle était coincée, les débris s’étaient accumulés derrière. Un collègue vint l’aider. À deux, ils parvinrent à la pousser suffisamment pour passer. L’afflux de lumière vive dans le couloir sombre aveugla les concubines. Deirane se mit debout, protégeant ses yeux d’une main. Elle avait mal partout. Le sort qui préservait son tatouage lui avait évité coupures et blessures, il ne lui avait cependant pas épargné les hématomes. Sa cheville la lançait. Elle ne semblait pas cassée, mais elle allait boiter pendant quelques jours.

Elle jeta un regard autour d’elle à la recherche de ses amies. Éblouie, elle ne distinguait plus rien. De toute façon, les filles étaient entrées avec elle dans ce couloir, et les autres concubines ne s’étaient jamais montrées hostiles envers elles, bien au contraire. Elles étaient en sécurité. Dursun était à ses pieds. Elle n’avait pas eu sa chance. Le geste de Deirane lui avait sauvé la vie, cependant il ne lui avait pas évité les nombreuses contusions qu’elle portait au bras et aux jambes. Deirane l’avait protégée du mieux qu’elle pouvait, mais elle était si petite. Au moins, elle n’était pas gravement touchée. Elle s’accroupit.

— Comment te sens-tu ? demanda Deirane.

— Moi ça va, par contre, toi, tu as une tête à faire peur.

Deirane lui prit la main dans l’espoir de soulager sa douleur. Devant le cri de l’adolescente, elle la lâcha. Effectivement, un doigt faisait un angle bizarre et le poignet était gonflé. Si Deirane avait échappé aux fractures, Dursun y avait eu droit. Peut-être souffrait-elle d’autres blessures. Elle n’osait plus la toucher, de peur d’aggraver son état.

Un eunuque arriva. Il repoussa Deirane.

— Laissez-moi m’occuper d’elle, ordonna-t-il.

Par réflexe, elle obéit. Avec l’aide d’un collègue, il la déposa sur une civière. Deirane allait les suivre, l’homme l’arrêta.

— Vous êtes blessée ? Vous avez besoin de soin ?

Elle secoua la tête.

— Dans ce cas, restez ici. L’infirmerie est débordée, évitez de vous y rendre si vous n’avez pas besoin d’y aller.

— C’est mon amie.

— Elle est en sécurité avec nous. Peut-être que d’autres personnes nécessitent votre assistance. Aidez-les.

Il n’avait pas tort. Elle resta sur place, les regardant s’éloigner avec Dursun. Quand ils eurent disparu, elle reprit ses esprits. Elle se dirigea vers la sortie.

Dans le hall, le spectacle qu’elle découvrit lui parut moins impressionnant que ce que le bruit infernal lui avait laissé croire. Certes, ils devraient reconstruire la verrière et changer les plantes. Quant au reste, un bon nettoyage suffirait à tout remettre en ordre. Elle s’avança au milieu de la pièce, en prenant soin de ne pas marcher sur les éclats tranchants qui jonchaient le sol. Ses pieds s’enfonçaient entre les grêlons. C’était glacial. C’était la première fois qu’elle touchait quelque chose d’aussi froid. La température toujours croissante depuis la fin de la guerre contre les feythas ne l’avait pas habituée à cette sensation. Elle en ramassa un. De la taille de son poing, c’était dur et léger, comme du verre. Et pourtant cela pouvait commettre tant de dégâts. Quand l’impression se transforma en brûlure, elle le lâcha.

Elle se dirigea vers les portes extérieures. Quelques eunuques avaient entrepris de les dégager. Elle passa sur la terrasse. Dehors c’était l’apocalypse. Les velums qui permettaient aux concubines de s’abriter des ardeurs du soleil n’étaient plus que lambeaux et les meubles en bois avaient été brisés. Dans le jardin, si les arbres avaient résisté, au prix d’une partie de leur feuillage et de quelques branches, les arbustes et les buissons avaient en revanche bien souffert. Deirane doutait que le potager de Dursun ait survécu à cet enfer, de même qu’aucune fleur, sauf peut-être celles protégées par un muret. Elle se tourna vers le bâtiment. Comme elle l’avait deviné, il avait préservé les plantes qui poussaient à son pied. Elles étaient ensevelies sous la glace, sans avoir été frappées de plein fouet.

— Mericia ! s’écria une femme juste derrière elle.

Elle regarda dans la direction que désignait la concubine. En effet, la belle Yriani venait vers eux accompagnée de sa suite. L’une d’elles était blessée, une compagne l’aidait à marcher en la soutenant ; néanmoins, elles étaient toutes en vie. Le contraste entre cette magnifique femme presque nue dans ce paysage glacé et dévasté était saisissant. Si Saalyn avait été là, elle en aurait à coup sûr tiré une chanson. Deirane pourrait essayer de la composer. Après tout, elle avait été l’élève de Saalyn.

Mericia grimpa les degrés menant à la terrasse. Elle s’arrêta devant Deirane et la toisa. La favorite avait dû passer un sale moment, surprise sans protection sous la grêle. Et pourtant, elle se tenait, altière, face à la petite femme, malgré les hématomes qui lui marbraient la peau. Leurs regards se croisèrent. Pendant un instant, Deirane y lut de la souffrance, ainsi que de la peur. Cela fut trop bref, elle n’était pas sûre de ce qu’elle avait vu.

— Mericia ! À l’infirmerie !

La voix qui avait clamé cette injonction appartenait à Chenlow. Deirane se retourna vivement. L’eunuque était arrivé. Il avait pris les choses en main. Par sa simple présence, les efforts désordonnés du personnel s’étaient transformés en actions concertées. Le vieil homme s’approcha de la favorite.

— Va à l’infirmerie, conseilla-t-il plus doucement, tu as besoin de soins.

Elle hocha la tête. Mais Chenlow dut la prendre par l’épaule pour qu’elle bougeât. Deirane remarqua alors ce qui n’avait pas échappé à l’œil aguerri de l’eunuque en chef : l’hématome au bras droit et l’angle inhabituel qu’il faisait. Elle avait une fracture de l’avant-bras. Et pourtant, elle se comportait comme si elle n’avait rien. Voilà qui expliquait la souffrance. Mais d’où venait cette peur ? Est-ce ce qu’elle avait vécu qui l’avait effrayée ? Ou bien Deirane elle-même ? Elle considéra cette dernière hypothèse comme une aberration. En quoi une personne aussi minuscule qu’elle pouvait-elle inspirer de la crainte à quelqu’un ?

Elle se tourna vers le jardin dévasté et surveilla. Au bout d’un moment, surgissant d’entre les arbres, elle finit par voir ce qu’elle cherchait. Naim arrivait. Et elle n’était pas seule. Cinq femmes et deux hommes marchaient à ses côtés. De plus, elle portait, ainsi que l’un de ses compagnons, une forme inerte sur ses épaules. Tout à sa joie de la savoir vivante, Deirane se retint de sauter en battant des mains. Elya se montra plus expansive. Elle fonça vers sa sœur telle un char de combat.

En la voyant arriver, Chenlow donna des ordres afin qu’on lui vînt en aide. Quatre eunuques se précipitèrent à leur rencontre et prirent en charge les blessées.

— Le compte est bon, déclara Chenlow, plus personne ne manque. Le harem est intact.

Intact ! Le harem ! Vraiment ? Deirane trouvait le raccourci un peu rapide. Personne ne manquait, pourtant on recensait de multiples bras cassés, chevilles foulées voire quelques lésions plus graves. Certaines personnes reposaient sans connaissance à l’infirmerie du palais et rien ne disait qu’elles se réveilleraient un jour.

Et c’était sans compter les dégâts matériels. Deirane leva la tête afin de découvrir ce qui s’était effondré. La toiture d’une partie de l’aile nord-est, celle qui abritait le quartier des chanceuses, n’avait pas résisté au déluge. Des morceaux de bois et de tuiles jonchaient le sol à son pied. L’autre côté semblait intact. Elle apercevait cependant suffisamment de débris d’ardoises par terre pour se rendre compte qu’il n’en était rien. Brun allait devoir réaliser des réparations avant la prochaine pluie sous peine de voir son palais transformé en taudis insalubre.

Deirane jeta un dernier coup d’œil sur le jardin. Et dire qu’en quelques calsihons seulement, un endroit aussi magnifique s’était mué en paysage d’apocalypse. Ces catastrophes, la première annoncée, allaient-elles durer longtemps ? Bon, celle-là n’avait fait aucun mort. Ses sensations l’avaient avertie à temps, elle avait pu donner l’alerte et éviter le pire. Peut-être que la prochaine fois il n’y aurait aucun blessé.

Elle se détourna du spectacle pour réintégrer l’intérieur. Alors que le désastre venait à peine de se produire, la remise en état avait déjà commencé, preuve de l’efficience du personnel du palais. Les eunuques et les domestiques avaient dégagé des passages qui permettaient de rallier les différentes parties sans se couper sur le verre brisé. Elle rejoignit le quartier des novices. L’aile qui l’abritait allait certainement être évacuée le temps de réparer la toiture. Dursun allait devoir déménager. Et à cause de ses blessures, elle allait avoir besoin d’aide.

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