Chapitre 17 : Réunion au sommet - (1/2)

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Comme l’avait prévu Deirane, les occupantes du quartier détruit furent réparties entre les trois autres ailes. En revanche, ce à quoi elle n’avait pas pensé, c’était que la toiture du bâtiment qui abritait les appartements de Brun et d’Orellide, même si elle ne s’était pas effondrée, avait perdu une partie de son revêtement. Il avait été lui aussi obligé de déménager. Les couvreurs avaient reçu directement du roi l’instruction d’étanchéifier rapidement un maximum de surface. Ils avaient commencé par remplacer les tuiles brisées ou manquantes, reportant les grosses réparations. Brun expulsa donc deux artistes de leur suite et s’y installa lui et sa mère.

Bien que Dursun ait aménagé chez Deirane avec Nëjya, Arsanvanague et les enfants, que la chambre de Nëjya ait été réattribuée puisqu’elle ne s’en servait pas et que de nombreuses concubines aient hébergé leurs amies ou amantes, il y avait trop de personnes à déplacer pour les loger toutes. Les dernières furent installées dans la partie inoccupée qui jouxtait l’appartement de Deirane. L’immense espace, de la longueur du bâtiment, fut divisé en zones individuelles par des paravents et équipé de lits et de meubles, en vue accueillir ces quatre dernières. Se voir reléguées dans ce qu’elles considéraient comme un taudis les ulcéra profondément. Elles se sentaient humiliées.

Deirane ne les plaignait pas pourtant. Même si les lieux n’étaient pas décorés comme elles en avaient l’habitude, les eunuques avaient essayé de leur donner un maximum de luxe. Sur le sol, ils avaient déroulé des tapis épais qui masquaient l’absence de parquet, et de riches tentures tendues sur les murs suppléaient à leur manque de peinture. Elles disposaient en outre de plus d’espace que dans leur ancien appartement. En fait, la plupart des gens auraient considéré l’endroit très luxueux. Alors que dans sa suite, Deirane et ses amies s’entassaient à huit. Pas question de luxe dans ces conditions. Des lits normaux n’auraient jamais tenu dans la place disponible. Elles s’étaient équipées en puisant dans les réserves des domestiques. Ce n’était pas inconfortable, bien que loin du faste du quartier déserté.

Elle s’attendait à voir débarquer Mericia, qui justement habitait dans l’aile évacuée. Pourtant elle ne la vit pas. Elle avait dû trouver une compagne qui avait accepté de l’héberger. C’était étrange. De ce qu’elle croyait savoir sur la belle concubine, elle ne l’imaginait pas partager son logement avec une autre.

Quand elle avait vu la literie arriver ainsi que toutes les affaires de ses amies, Deirane avait été effrayée. Comment allaient-elles pouvoir faire rentrer autant de choses dans un espace aussi réduit ? Loumäi, la domestique si discrète prit alors les opérations en main. Et en moins d’un monsihon, sous sa direction, le chaos se transforma en une vraie chambre à coucher confortable et bien rangée. Deirane remarqua la façon dont cette petite femme timide n’avait pas hésité à donner des ordres à des personnes pourtant placées bien au-dessus d’elle dans la hiérarchie. Elle se trouvait dans son élément, elle seule dominait la situation et cela lui conférait l’assurance nécessaire. Peut-être aussi, le caractère de Deirane, qui la traitait plus en amie qu’en domestique, en était responsable.

Alors qu’elle aidait ses invitées forcées à tout ranger, apportant la touche finale à l’aménagement des lieux, un eunuque entra dans la suite.

— Dame Serlen, appela-t-il.

Deirane sortit de la chambre. Elle tourna la tête afin de voir le jeune homme.

— C’est moi, répondit-elle.

Il n’avait pas eu besoin de cette confirmation. Son tatouage la rendait unique.

— Le Seigneur lumineux vous enjoint de le rejoindre dans son bureau dans deux calsihons.

— Au bureau ?

— Dans deux calsihons. Vous devez amener la stoltzin et Dame Dursun. Quelqu’un viendra vous chercher.

Il la salua bien bas et se retira.

La convocation n’avait pas lieu dans la chambre temporaire du monarque. Il ne s’agissait donc pas d’une rencontre destinée à satisfaire ses plaisirs. Au moins, elle pourrait y aller habillée et le rester. Le fait qu’Arsanvanague et Dursun l’accompagnassent semblait indiquer que c’était une réunion de travail. Il voulait bénéficier des connaissances de la première et de l’intelligence de la seconde. Une pensée lui traversa la tête : si Dayan n’avait pas été là et si elle avait été un homme, l’Aclanli aurait pu occuper le poste de Premier ministre du pays. En fait, même en étant une femme elle aurait pu le devenir, Brun utilisait souvent les concubines du harem comme conseillère. Seules la présence et l’efficacité de Dayan les cantonnaient à un rôle subalterne.

À l’heure dite, les trois femmes étaient prêtes. Elles avaient laissé procéder Loumäi qui avait réussi à mettre en valeur leur beauté tout en restant compatible avec une séance de travail. À l’exception du bandage à sa main, elle avait pu masquer la plupart des coupures de Dursun. Deirane trouvait que le corsage de l’adolescente était trop ajusté – elle n’était encore qu’une enfant –, ce qui ne semblait pas gêner cette dernière. Au contraire, elle s’admirait devant la glace, prenant des poses en essayant de gonfler sa poitrine. En la voyant, Deirane esquissa un sourire. Elle se comportait de façon identique au même âge, à peine plus tôt deux ans. Le regard intéressé de Nëjya face aux expériences de son amante lui fit espérer que l’eunuque arrivât vite, sinon la jeune fille risquait de ne pas garder ses vêtements sur elle.

Il se présenta enfin. Quoi qu’il pensât à voir ces trois belles femmes habillées ainsi, cela ne se lut pas sur son visage. Comme Deirane s’y attendait, il ne les entraîna pas vers l’entrée principale du harem. Les débris de la verrière effondrée – celle du hall de la partie publique n’avait pas mieux résisté que sa jumelle – encombraient toujours le sol. Et des ouvriers avaient investi l’endroit en vue de tendre une bâche avant les prochaines pluies, ce qui en cette saison ne saurait tarder. Ils ne possédaient pas encore cette bâche. Seule l’Helaria en fabriquait d’aussi étendues et vu les liens conflictuels que le royaume partageait avec la Pentarchie, ils ne pouvaient pas se rendre dans un port et en acheter. Ils allaient devoir utiliser des réseaux complexes s’ils voulaient se procurer les matériaux nécessaires.

Adaptant sa vitesse à la légère claudication de Deirane, l’eunuque mena les deux femmes par le quartier ministériel. La porte donnait directement sur le couloir qu’habitait Deirane. Elle connaissait déjà les lieux. L’étage était divisé en deux appartements de taille très inégale. Le plus grand, qui occupait la moitié de l’étage, était alloué à Dayan et Cali. Le second, deux fois plus petit, était vide. L’eunuque guida sa troupe à travers le palais jusqu’au bureau de Brun.

Brun attendait Deirane. Il était en compagnie de Dayan et d’un homme qu’elle n’avait jamais vu. Le roi n’était pas d’un naturel souriant. Pourtant jamais sa voix n’avait été aussi glaciale que ce jour-là quand il invita les femmes à s’asseoir. Dayan se leva, tira la chaise de l’adolescente et l’aida à s’installer. Lui non plus ne semblait pas de bonne humeur. Il accomplit son geste mécaniquement, saluant à peine les arrivantes. Ces deux-là avaient dû se disputer. L’inconnu, quant à lui, ne paraissait pas à l’aise. Il avait de toute évidence envie d’être partout sauf ici. Brun le présenta.

— Voici Hakad, le météorologue en chef de la ville.

L’homme sursauta en entendant son nom. Ainsi c’était celui qui n’avait pas pu prévoir la catastrophe de la veille. Deirane comprenait qu’il ne fût pas dans ses petits souliers.

— Hier, au matin, une chute de grêle a ravagé la cité, expliqua Brun.

— Ça s’appelle de la grêle ? l’interrompit Dursun.

— Ça s’appelle comme on veut ! Qu’est-ce que ça change ?

— Si ça porte un nom, c’est donc un phénomène connu, auquel certaines personnes savent faire face.

Brun se détendit. L’intervention de l’adolescente n’était pas gratuite.

— C’est fréquent dans les régions montagneuses, plus au nord, expliqua Hakad, alors que sur la côte sud du continent, c’est inédit. Aucun pays, de l’embouchure de l’Unster jusqu’à la Vunci, ne pouvait prévoir ce genre d’événements. Il a surpris tout le monde. Nous avons eu de la chance, bien que la ville enregistrât quelques dégâts, personne n’est mort au palais. Ce n’est pas le cas partout.

— Ce n’est pas grâce à vous, fit remarquer Brun, d’un ton sec.

— Nous n’avions jamais reçu de grêle. Comment pouvions-nous deviner ?

— Ça suffit !

Brun se pencha en avant, en direction de la jeune femme.

— Serlen. Tu as donné l’alerte un instant avant cette catastrophe. Ça a permis de mettre tout le monde à l’abri. On n’a enregistré au palais que des dégâts matériels et des blessures sans gravité. Comment as-tu su ?

— Sans gravité ? releva Deirane. Et les concubines sans connaissance à l’infirmerie ?

— Elles se sont réveillées. Elles sont tirées d’affaire. Réponds à ma question.

De nervosité, Deirane se passa la langue sur les lèvres. Quand elle s’en rendit compte, elle cessa le geste.

— Je ne sais pas, dit-elle enfin, je me distrayais tranquillement dans le jardin en compagnie de mes amies. Brusquement, j’ai ressenti une terrible angoisse. L’idée de rester à l’extérieur me terrifiait. Il fallait que je rentre.

— Une crise d’angoisse ?

— J’ai eu l’impression qu’un danger arrivait du ciel et que je devais me protéger.

— Nous avons évité le pire parce que tu as été prise d’une crise d’angoisse au bon moment ?

Le roi se renfonça dans son fauteuil.

— Ce n’est pas gagné pour diriger ce pays.

Arsanvanague intervint alors. Elle prononça quelques phrases que personne ne comprit, dans un langage qui ressemblait à de l’helariamen. Voyant le résultat de sa sortie, elle répéta plus lentement, en prenant soin de bien articuler.

— Deuxième crise. Première, tsunami.

Soudain, l’intérêt de Brun fut éveillé.

— Hier, ce n’était pas la première fois ?

— Non. J’ai éprouvé une première crise juste avant le tsunami.

Brun réfléchit. Il se caressait la barbe en un geste très similaire à celui de Dayan.

— Deux cas, cela ne veut rien dire, intervint alors le ministre.

— Certes, ça vaut quand même la peine de creuser. Nous vivons dans un monde où la magie existe, bien que nous autres humains n’y ayons pas accès. Pourtant, la présence même de Deirane prouve que nous pouvons nous y confronter.

Dursun réclama la parole en levant la main. Brun l’ignora.

— Deirane, quand tu auras de nouveau une telle crise, tu donneras l’alarme.

— Comment ? demanda le ministre. Si j’ai bien compris, chaque fois Deirane a ressenti son angoisse quelques vinsihons seulement avant l’événement. En un temps aussi court, elle ne pourra pas prévenir grand-monde.

— C’est vrai.

Il recommença à caresser sa barbe.

— Une cloche, s’écria-t-il enfin. Nous allons te confier une cloche. Et en cas de nouvelle prémonition, tu l’agiteras vigoureusement pour donner l’alarme. On aura qu’à passer la consigne que quand elle sonne, on s’abrite.

— Cela me semble une bonne idée. Sauf sur un point. Les jardins du palais s’étendent sur presque une longe de long et la moitié en largeur ³. Si l’on veut qu’on l’entende d’un bout à l’autre, il faudra une grosse cloche que Serlen devra manier vigoureusement. Serlen et vigoureusement, c’est un peu antinomique comme mots.

Deirane se sentit vexée par la remarque du Premier ministre. D’accord, elle n’était pas très musclée. Elle l’était quand même plus que la plupart des concubines qui menaient une vie facile depuis longtemps dans ce harem, certaines depuis plus de dix ans. Il y avait peu encore, elle vivait dans une ferme. La jeune femme connaissait le travail physique. Elle n’en avait pas peur. Certaines pensionnaires, comme Mericia, prenaient soin de leur corps et elles ne se privaient pas de le montrer. Cependant, la plupart se laissaient aller. Ce qui n’était pas le cas de Deirane. Elle avait juste été défavorisée par la nature qui ne lui avait offert qu’un petit gabarit.

— Tu n’as pas tort, répondit Brun, que proposes-tu d’autre ? Seule Serlen éprouve ces angoisses.

— Il n’est pas obligatoire que ce soit Serlen qui tienne la cloche. On pourrait lui adjoindre un eunuque qui la suivrait en permanence.

La suggestion de Dayan atterra la jeune femme. Si un tel projet se réalisait, fini le semblant de liberté qui lui restait. Partout où elle irait, elle serait espionnée. Le Premier ministre lui reprochait-il quelque chose qui justifierait qu’il lui infligeât cela ? Aurait-il découvert le rôle qu’elle avait fait jouer à Cali dans la mort de Biluan ?

— Un eunuque, ce n’est pas une mauvaise idée. De plus, imaginer Serlen se déplacer avec une cloche constamment accrochée à la taille n’était pas une image plaisante à notre esprit. En as-tu un à proposer ?

— Pourquoi un eunuque ? protesta Deirane. Je suis capable d’agiter une cloche. Je ne suis pas comme certaines des concubines qui ne font que se prélasser au soleil toute la journée.

— Je n’en doute pas, répondit Dayan. Tu parais plus vigoureuse que ta corpulence semble le suggérer. Ce n’est quand même pas assez. Si on veut qu’elle soit entendue depuis le fond du jardin jusque dans les cours intérieures du palais, tu devras l’agiter très fort. Vraiment très fort. En es-tu capable ?

— Oui.

— Ton hésitation à répondre parle à ta place. Même toi tu n’y crois pas.

— Et pourquoi forcément un eunuque ? Pourquoi pas Naim ?

Tout le monde se tourna vers Dursun. Comme à son habitude, elle écoutait sans rien dire, au point qu’ils l’avaient tous oubliée.

— Naim me paraît assez forte pour être entendue jusqu’à Shaab. Et elle est toujours à proximité de Deirane. Si on lui confiait une cloche, elle pourrait donner l’alarme à tout Uv Polin à elle seule. Et elle n’est pas près de partir vu que l’Helaria a mis sa tête à prix.

— C’est une excellente idée, répondit Brun. Depuis plusieurs mois, elle traîne dans notre harem, se nourrit et se loge à mes frais. Au moins, elle sera utile.

Dayan se leva brusquement, faisant tomber sa chaise. Il fit les cent pas dans le bureau.

— C’est une idée stupide, s’écria-t-il, toute cette idée est stupide. Confier notre sécurité à une jeune femme sous prétexte de prémonition est stupide. Ce n’est pas comme ça qu’on dirige un royaume. Nous devrions nous occuper de régler des problèmes les plus graves. Trouver de quoi remplacer les récoltes détruites, réparer les bateaux endommagés. Au lieu de ça, nous nous extasions sur une intrigante et ses soi-disant visions.

Il désigna Deirane de la main.

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3 - en unités modernes, environ 200 ha.

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