Chapitre 11 : Prémonitions

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Deirane se réveilla en sueur. Le rêve de la nuit avait été particulièrement dur. Autant les précédents, s’ils évoquaient une catastrophe, semblaient lointains, autant celui-ci concernait l’Orvbel. Elle se dégagea délicatement du corps des jumelles qui s’étaient blotties contre elle. Puis elle se leva. Loumäi dormait à peu de distance. Si les fillettes ouvraient l’œil, elles ne seraient pas seules. Deirane revêtit une robe de chambre et sortit.

En plein cœur de la nuit, le couloir était désert et dépourvu d’éclairage. De plus, étant bordé des deux côtés par des logements, il ne comportait aucune fenêtre. Le noir était absolu. Elle aurait dû prendre une chandelle. Mais elle ignorait où Loumäi les avait rangées. Elle se guida d’une main sur le mur. Quand elle déboucha sur le balcon qui surplombait le hall du harem public, les choses s’améliorèrent. Le plafond vitré laissait largement entrer la lumière des lunes. Et si la seule visible était la plus petite et la plus pâle, après l’obscurité digne d’un four qu’elle venait de traverser, elle y voyait bien. Elle descendit la volée de marche qui la ramena au niveau du sol jusqu’au rez-de-chaussée. Voir les portes des jardins sans leurs sempiternels eunuques pour les garder la troubla. Elle pénétra dans l’aile des novices.

La chambre de Dursun se situait sur la partie gauche du couloir. Ses fenêtres donnaient sur la cour de repos des élèves payantes de l’école. À ce titre, elle était moins bien lotie que Deirane qui avait disposé d’une vue sur le parc. Elle entra sans frapper. Les deux femmes étaient tendrement enlacées. Même dans le sommeil, on devinait les sentiments profonds qui les unissaient. Deirane avait parfois pensé que Dursun était trop jeune pour avoir des relations aussi intimes et que Nëjya abusait un peu d’elle. En les découvrant ainsi, elle révisa son opinion.

Il était vrai que l’assassinat de sa sœur et le suicide de son amie la plus proche avaient fait mûrir l’adolescente plus rapidement que la normale. Et Nëjya avait suffisamment souffert elle-même pour qu’on fût sûr de sa sincérité. Deirane avait éprouvé des difficultés à se laisser aller aux caresses de Brun alors qu’il s’était montré doux et prévenant, elle n’avait aucun mal à imaginer ce que cela donnait quand on était prise de force par un porc.

Deirane se pencha sur les corps enlacés. Elle toucha délicatement l’épaule de Dursun. En temps normal, un simple contact suffisait à la réveiller. Mais en compagnie de son amante, elle s’abandonnait totalement. Elle dut la secouer un peu. La jeune Aclanli ouvrit les yeux.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. C’est déjà le matin ?

— C’est important, il faut que je te parle.

— Maintenant ? Mais on est en pleine nuit.

— C’est important.

Dursun repoussa les draps. Elle était nue, ce qui n’avait rien d’étonnant si elle s’était livrée à l’activité que Deirane imaginait avec Nëjya. Une fois debout, elle recouvrit tendrement le corps de la Samborren pour la protéger du froid. Sauf qu’il ne faisait pas froid. Plus on s’enfonçait au cœur de la saison des pluies, plus la chaleur devenait étouffante. D’ailleurs, Dursun ne prit pas la peine de s’habiller. En outre, cela mettrait Deirane mal à l’aise, une petite vengeance pour l’avoir tirée de son étreinte délicieuse.

Elle incita Deirane à la suivre, jusque dans une chambre inoccupée de l’aile. Personne ne les y dérangerait. Dursun s’appuya contre la commode. Deirane se demanda comment elle pouvait supporter le contact du marbre de parement. D’autant plus qu’elle venait d’un pays chaud situé sur l’équateur.

« Alors, vas-y, l’invita l’adolescente. Pourquoi m’as-tu réveillée en pleine nuit ?

— Cette nuit, j’ai fait un nouveau rêve.

— Et ça ne pouvait pas attendre demain ? Ce qui se passe à l’autre bout du monde met du temps à parvenir jusqu’ici.

— Ça ne se passe pas à l’autre bout du monde. Pas cette fois. »

Dursun remarqua alors l’air bouleversé de son amie.

— C’est si grave que ça ? Nous allons tous mourir ?

Le ton était plaisant pour essayer de détendre l’atmosphère, la réponse ne le fut pas.

— Pas tous, non. Mais beaucoup.

— Où ça ? Chez nous ?

— Partout. Ici, en Yrian, en Helaria. Y compris en Shacand.

— Je vois. Une catastrophe globale se prépare. Et personne n’y échappera, y compris dans les pays les plus puissants. Et de quoi mourrons-nous ?

— De faim. Une famine sans précédent à la suite de mauvaises récoltes.

— Il est clair que sans nourriture, même l’Yrian et l’Helaria sont désarmés. Quand même, cela semble difficile à croire. L’aliment de base de l’Yrian est le blé alors que celui de l’Helaria est la fougère. Des plantes si différentes que j’ai du mal à imaginer ce qui pourrait affecter les deux simultanément.

— Mes rêves se sont toujours révélés exacts après coup, se défendit Deirane.

Dursun se tut. Elle réfléchissait.

— C’est vrai, confirma-t-elle enfin, mais jusqu’à présent, ils te montraient des événements qui se passaient ailleurs dans le monde, pendant leur déroulement. Aujourd’hui, tu vois un futur hypothétique. Rien ne dit qu’il se réalisera, personne ne peut prédire l’avenir. Ensuite, sachant ce qui nous attend, nous pouvons nous y préparer. Une mauvaise récolte ? Il suffit de constituer des réserves suffisantes pour tenir une année et organiser un rationnement de la nourriture.

Le fait que Dursun prît les choses en main rassura Deirane qui se détendit.

— Mais la première étape c’est d’en parler à Brun et Dayan. Nous devons les prévenir. Mais nous aurons besoin de matière pour ça. Tes rêves ne le convaincront pas. As-tu vu quelque chose de caractéristique qui pourrait nous confirmer qu’une telle catastrophe est en préparation ?

La jeune femme réfléchit un long moment avant de répondre.

— Les couchers de soleil, dit-elle enfin, ils seront magnifiques. Très rouges.

— C’est tout ? C’est un peu juste. Ça arrive fréquemment les couchers de soleil qui illuminent le ciel en rouge.

— Pas à ce point-là.

— Si tu le dis. Et c’est tout ?

— Non, Fenkys brillera, mais il ne donnera aucune chaleur. Et il sera entouré d’un halo, comme si on le voyait à travers une toile lâche. Comme une moustiquaire.

— D’accord. Un soleil froid, un halo et des couchers de soleil rouges. Rien de plus consistant ?

— Il y aura aussi des choses qui tomberont du ciel. Comme des petits flocons de laine blanche. Mais ce n’est pas de la laine. C’est froid. Et ça recouvre le sol d’un tapis blanc.

Cette dernière vision laissa Dursun circonspecte.

— Je me renseignerai si un tel phénomène existe. En tout cas, je n’en ai jamais entendu parler.

— Ard doit savoir.

— Bonne idée. Il sait tout.

La jeune fille exagérait. Mais l’érudition d’Ard était impressionnante. Il connaissait tant de sujets…

— Maintenant que nous avons décidé de la marche à suivre, qu’allons-nous faire ? Il reste quelques monsihons avant le lever du soleil.

— Nous allons nous recoucher et dormir jusqu’au matin, répondit Deirane.

— C’est toi qui m’as réveillée.

L’idée de la petite Aclanli était plus que claire.

— Dursun, tu sais bien que je ne partage pas tes penchants. Je te laisse faire parce que tu comptes beaucoup pour moi, mais je n’aime pas ça.

— Ce n’est pas ça que je te propose. C’est moi qui suis nue. Aujourd’hui, c’est toi qui t’amuses et moi qui subis.

Trouver Chenlow le lendemain ne fut pas difficile. Le vieil eunuque se promenait souvent dans les jardins au petit matin. Sitôt levées, les deux amies s’y précipitèrent. Elles ne tardèrent pas à le dénicher. Il se tenait près de la fontaine avec quelques hommes préposés à l’entretien des lieux. En le rejoignant, Deirane comprit pourquoi : l’odeur qui se dégageait du bassin n’était pas ragoûtante. Une très légère exhalaison d’égout se superposait à la fragrance habituelle des fleurs. Pourtant, l’eau semblait aussi claire que d’habitude.

En voyant les deux jeunes femmes s’approcher de lui, Chenlow lâcha un sourire. Il les aimait bien toutes les deux. Dans ce panier de crabes qu’était le harem, il appréciait ce petit groupe encore innocent, même si en public il était contraint à un certain formalisme.

— Bonjour Chenlow, l’accueillirent en cœur les deux amies.

— Dursun, Serlen, les salua-t-il dignement.

Il croisa les bras dans le dos, comme à son habitude.

— Serlen, j’ai été content d’apprendre que tu avais suivi mes conseils. Je te recommande cependant de rester prudente. Tu pratiques un jeu dangereux qui pourrait bien se retourner contre toi.

Dursun regarda Deirane, sans comprendre. Mais cette dernière ne prit pas la peine de lui expliquer.

— Alors, qu’aviez-vous à me dire toutes les deux ?

— Je voudrais un rendez-vous avec Brun, ou Dayan, annonça-t-elle.

— Tiens donc.

L’attention de l’eunuque était éveillée.

— Pourquoi cela ?

— Ce tsunami qui s’est abattu sur nous, je crois que ce n’est que le début. Des catastrophes à venir se préparent.

— Deux catastrophes coup sur coup, ça serait un vrai manque de chance.

— Pas si elles sont déclenchées par le même événement, continua Dursun.

— Comme ?

— Un volcan par exemple.

— Un volcan ?

Le maître du harem regarda les deux jeunes filles tour à tour.

— Que savez-vous sur les volcans toutes les deux ? Il n’y en a pas en Yrian et à ma connaissance en Aclan non plus.

— La bibliothèque. Il y a des livres sur les volcans.

— Je doute qu’un volcan puisse déclencher un raz de marée, mais admettons. Quels seraient les signes avant-coureurs de ces catastrophes que vous prédisez ?

— Si nous avons raison, si un volcan est bien à l’origine de tout cela, dans quelques jours nous pourrons voir des couchers de soleil exceptionnels, d’un rouge flamboyant comme si le ciel était en feu.

— Des couchers, pas des levers.

Deirane resta sèche. Ses rêves ne lui avaient montré que des couchers. Mais il n’était pas impossible que le phénomène se produise aussi le matin, s’il était lié à la faible hauteur de Fenkys sur l’horizon.

— Je vais en parler à Dayan, reprit Chenlow. Et si dans quelques jours, le ciel devient rouge, il étudiera la question. Maintenant, pense que si tu as découvert ces informations dans la bibliothèque de l’école, il les a certainement trouvées aussi. Son premier réflexe après le tsunami a été de se renseigner sur ce genre d’événement. Et peut-être pourra-t-il m’expliquer comment une éruption a pu boucher les égouts du palais.

Deirane en doutait. Il n’y avait aucun livre sur les volcans dans les rayonnages, elle avait vérifié. Ses informations venaient d’un rêve. Mais ça, elle ne pouvait pas le dire à Chenlow.

— Vous m’excuserez. Je bavarderais bien davantage avec vous, mais le travail m’attend.

Chenlow salua les jeunes femmes pour retourner à ses occupations. Deirane espérait qu’il résoudrait vite le problème, la puanteur si elle était légère, était écœurante.

Dès qu’elles se furent éloignées hors de portée de voix, Dursun arrêta Deirane.

— De quoi parlait Chenlow ? demanda-t-elle.

— Concernant les égouts ou le volcan ?

— L’avertissement qu’il t’a donné au début et le jeu dangereux auquel tu joues.

— Ah ça !

Deirane haussa les épaules.

— Ce n’est rien, il exagère. Je me suis juste réconciliée avec Cali, il y a quelques jours. Et je l’ai invitée à partager les équipements de l’aile des novices.

— Cali a accepté de te parler ! Ça, c’est un exploit.

— En fait, elle m’a entendue hurler. Elle s’est portée à mon secours.

Devant l’air surpris de Dursun, Deirane lui raconta sa visite de la chapelle de Matak.

— Matak ne semble pas être un dieu bon. Son autel est imprégné de souffrance. Même après la mort, les âmes n’ont pas dû trouver la paix, conclut l’adolescente.

— Je confirme. En tant que concubine, je dois assister aux cérémonies religieuses. C’est écœurant. Ils miment les sacrifices humains au lieu de les exécuter. Mais ça reste écœurant. Toutes ces femmes dénudées et exposées en spectacle face à une foule excitée.

Elle frissonna face au souvenir.

— Et je suppose qu’un jour cette femme ce sera toi, conclut Dursun.

— Toutes les concubines y passent tour à tour d’après Mericia.

Les deux amies reprirent leur promenade dans le jardin. Dursun voulait voir cette fameuse chapelle, à quoi elle ressemblait. Mais il semblait que chaque fois qu’elle tentait de s’en rapprocher, Deirane les en éloignait. Et elle ne s’en rendait pas compte. Elle finit par renoncer.

— Dursun, crois-tu en des dieux ? demanda soudain Deirane.

— Bien sûr. Comme tout le monde.

Deirane attendait visiblement qu’elle en dît plus. Elle continua.

— Ça n’a rien à voir avec ton culte de la mère et du fils. Ma religion est plus complexe. Et plus joyeuse aussi. Nous honorons plusieurs dieux. Mais nous ne leur parlons pas directement. Les grands esprits servent d’intermédiaires. C’est à eux que nous adressons nos prières qu’ils vont ensuite les transmettre aux dieux. Chacun de nos prêtres est associé à un grand esprit.

Dursun souleva le pendentif qui reposait sur sa poitrine. Il représentait un symbole étrange ressemblant à un cœur contenant de nombreuses volutes inscrit dans un cercle.

— Ceci est le maga d’Olduka, le grand esprit de la beauté et de l’amour. C’est elle que je prie.

Deirane hocha la tête. Elle ne connaissait rien à la culture de son amie, de ses croyances, alors que Dursun semblait tout savoir d’elle. Elle se promit de remédier à cela. Le plus urgent était de s’occuper des nièces de Dovaren. Elles étaient naytaines et devaient rapidement être mises au courant des rites de leur religion. Sinon leurs dieux pourraient en prendre ombrage et les punir.

Maintenant que Deirane avait décidé de sa ligne de conduite pour les jours à venir, elle se sentait détendue. Elle put pleinement profiter de la promenade.

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