Chapitre 10 : Matak

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Le lendemain, l’eunuque ne vint pas chercher les novices quand arriva le moment d’aller en classe. Deirane, qui s’y rendait sans surveillance depuis qu’elle était devenue concubine, trouva la porte de communication entre les deux parties du harem fermées. Cela n’aurait pas dû la surprendre. Aussi près de la catastrophe, le palais avait d’autres choses à faire que de donner des cours. Toutefois, l’école représentant l’une des principales sources de profits de la cité-État – et la seule qui lui conféra un peu de prestige – elle ne tarderait pas à rouvrir.

Dans le but de tuer le temps, en attendant que ses compagnes se levassent, Deirane se rendit dans les jardins. Pour la première fois depuis très longtemps, elle se retrouvait seule, sans la compagnie de ses amies ni les fillettes, actuellement en train de dormir sous la garde de Loumäi. Larein neutralisée pendant quelque temps, la femme de chambre était revenue habiter dans les appartements de sa maîtresse. Elle avait l’habitude de s’occuper des enfants comme s’il agissait des siens. Avait-elle envie d’en avoir ? Deirane se rendit compte qu’elle ne connaissait rien des désirs ni de la vie en dehors de son travail, de sa domestique. Elle avait un amant. Elle n’était pas une concubine, elle pouvait donner son corps à qui elle voulait. Mais en la confiant à la jeune femme, Chenlow l’avait isolée de ses compagnes. Elle dormait dans la chambre de Deirane, ainsi elle ne retrouvait son homme que dans la journée entre deux tâches ménagères quand elle se rendait dans les zones de services. Peut-être souhaiterait-elle passer à l’occasion quelques nuits avec lui. Deirane se considérait comme son amie, une amie ignorerait-elle tout de ses aspirations ?

Elle entendit des pas crisser sur le gravier d’un chemin, non loin. Un noctambule la suivait-elle ? Le harem était un espace protégé. Personne ne pouvait y entrer. Les menaces se limitaient aux concubines. D’accord, celles-ci pouvaient à l’occasion se révéler dangereuses. Heureusement, son tatouage la prémunissait contre presque toutes les agressions physiques. En tout cas, l’intrus ne semblait pas la suivre. Deirane avait l’impression qu’il s’éloignait. Rassurée, elle reprit ses déambulations.

Perdue dans ses pensées, ses pas l’amenèrent malgré elle dans un coin du jardin qu’elle ne connaissait pas. Derrière les arbres, elle distingua l’ombre d’une construction. Elle s’y dirigea. C’était une petite chapelle de marbre noir veiné de rouge. Elle paraissait déserte. Aucune porte n’en bloquait l’accès, elle entra.

Deirane fut soufflée par la magnificence des lieux. L’intérieur n’était constitué que d’une seule pièce. Bas-relief et peinture sur les murs, aux quatre angles une statue recouverte de feuilles d’or illustrait chacun des quatre nouveaux peuples. Au milieu, sur un brasero brûlait une petite flamme. L’endroit était donc fréquenté.

Juste derrière le feu se dressait l’autel. Il était formé de trois statues en marbre sur lesquelles reposait une plaque de basalte épais : les trois anciens peuples, écrasés par le poids de la pierre. Il portait une large coupe débordant de fruits.

Et au fond, la représentation d’un être nu, plus grand que nature, taillée dans du quartz. Il devait s’agir de Matak, dieu de l’Orvbel. Elle ne l’avait pas vu lors de la cérémonie dans le temple et ne savait donc pas comment on le dépeignait. L’homme ou la femme portait les attributs des deux sexes, un pénis masculin et des seins. Il tenait aussi une main tendue en offrande, tandis que l’autre brandissait une lance. Cette œuvre exprimait la dualité de Matak. Vie et mort à la fois. La paix et la guerre.

Le sourire qui se dessinait sur le visage du dieu lui donnait un air bienveillant. Deirane ne savait presque rien de lui. Elle adressait ses prières à la Mère, la déesse protectrice des femmes dans sa religion. Le panthéon de Deirane hébergeait cinq divinités : la Mère, déesse de la fertilité, le Patriarche maître de la sagesse, la connaissance et le pouvoir, le Fils représentant la fougue de la jeunesse, l’esprit d’aventure et défenseur des guerriers, le Charpentier qui veillait sur les travailleurs. Et enfin, le terrible porteur de lumière, seigneur de la mort, de la vengeance et du châtiment. Deirane lui avait adressé beaucoup de prières ces derniers temps. Et elle avait été exaucée puisque Biluan avait péri. Puis elle était retournée à la Mère pour lui confier son enfant à naître. Elle ne connaissait pas Matak. D’après sa représentation, Matak semblait être un dieu bon. Cela contrastait fortement avec l’impression qu’elle avait retirée de l’office du douzain précédent. Était-ce une forme de propagande, ou sa nature avait-elle changé avec le temps ?

Elle s’approcha de l’autel et posa sa main dessus. Des images assaillirent l’esprit de la jeune femme. Des images d’une violence extrême. Elle vit des massacres. Des vierges enchaînées sur cette table et sacrifiées, des condamnés suppliciés. Des corps torturés, poignardés, brûlés… Des cœurs arrachés encore palpitant de leur poitrine. Des gens hurlaient de terreur ou de douleur. Elle sentait la lame du couteau fouailler ses chairs, lui infligeant mille souffrances. L’odeur écœurante du sang qui coulait à flots lui faisait tourner la tête.

Elle tenta de se reculer. En vain. Elle paraissait collée à cette pierre maléfique. Elle ne pouvait mettre fin à son supplice. Elle hurla à son tour.

Des bras l’enlacèrent et la tirèrent en arrière. Le cauchemar disparut. Soulagée, elle s’abandonna contre son sauveur. Elle serait tombée si quelqu’un ne l’avait retenue. Un eunuque avait-il entendu ses cris ? Non, ils étaient secs et musclés. Dans le harem, ce mélange de fermeté et de douceur ne pouvait appartenir qu’à un corps féminin. Elle se laissa allonger par terre – trop molles, ses jambes ne pouvaient la soutenir – toujours au sein de ces bras protecteurs.

Quand son cœur eut repris un rythme normal – elle porta la main à sa poitrine afin de vérifier qu’il se trouvait encore à sa place –, elle tourna la tête et découvrit sa sauveuse.

— Cali ! s’étonna-t-elle.

— J’allais pratiquer mes exercices quand j’ai entendu tes cris.

— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit toi qui me viennes en aide.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Parce que quoi ? Parce que la danseuse la détestait ? Non bien sûr. Cali ne la détestait pas. Elle était incapable d’éprouver un tel sentiment envers qui que ce soit. Même envers une garce comme elle qui lui avait fait du mal. Cali était la seule personne douée de bonté de tout le harem, voire de l’Orvbel dans sa totalité. Elle n’était d’ailleurs pas une concubine, mais la maîtresse du ministre Dayan. Sa compagne depuis plus de dix ans.

Grande et mince, le corps souple et musclé d’une athlète, elle n’était pas aussi belle que les autres pensionnaires des lieux. Son âge la reliait à la génération intermédiaire entre Bilti et Orellide, la reine mère. À l’occasion, Deirane l’avait vue danser. Et là, elle était extraordinaire. La femme timide et effacée devenait très différente.

Cali aida Deirane à se remettre debout. Elle n’était pas bien vaillante sur ses jambes.

— Ça va aller ? s’inquiéta Cali. Matak n’est pas un dieu bon. Ces dalles ont vu le sacrifice de centaines de personnes. Elles sont chargées de leur souffrance.

— Tu l’as ressentie toi aussi ?

— Tout le monde en a fait l’expérience un jour. Ça a été pénible. Je ne recommencerais pour rien au monde.

— On pratique encore ce genre de… de…

— Non, le grand-père du roi actuel, en faisant construire le grand temple, les a remplacés par des offrandes et le spectacle auquel tu as assisté. Les sacrifices sont devenus rares. Matak semble s’en contenter puisqu’aucune catastrophe ne s’est abattue sur la cité, jusqu’à hier.

Un bruit de course les avertit qu’une personne approchait. Certainement un eunuque alerté par ses cris.

— La cavalerie arrive, plaisanta Deirane, en retard comme d’habitude. Au moins, je ne rentrerai pas seule.

— Il était loin. Personne n’aime s’aventurer aux abords de ce temple en dehors des rites religieux. Nous sommes peu nombreuses ici à l’honorer. On raconte que des concubines disparaissent parfois.

— Et c’est vrai ?

— Bien sûr que non. Je vis ici depuis presque vingt ans. J’aurai remarqué s’il manquait des gens. Je vous connais toutes.

Cali se dirigea vers la sortie de la chapelle.

— Attends ! l’interpella Deirane.

La danseuse s’appuya d’une main sur l’encadrement de la porte et patienta.

— Je tenais à m’excuser de ce que je t’ai fait.

— C’est oublié.

— Toi peut-être. Moi, je n’ai pas ta bonté d’âme.

Elle tourna la tête vers la petite Yriani.

— Oh si ! Sinon tu aurais oublié toi aussi. À partir du moment où la situation s’est arrangée, pourquoi t’en voudrais-je encore ? Et je sais que tu ne recommenceras plus.

— Je peux peut-être te proposer quelque chose pour que tu me pardonnes.

— Il n’y a rien que tu possèdes dont j’ai besoin.

— Je ne crois pas. J’ai appris que quand il pleut tu ne peux pas accéder à ta salle.

— Ce n’est pas un problème. L’aile que j’habite était destinée à six familles de diplomates. Seuls Dayan et moi l’occupons. J’ai de la place.

— Ces pièces vides ne sont pas équipées pour la danse. J’ai même entendu dire que tu t’y étais blessée une fois à cause du sol glissant.

— Que peux-tu y faire ? demanda-t-elle d’un ton désabusé.

— Il y a un autre accès à ta salle, par l’aile des novices. Mais tu ne peux pas l’utiliser si tu n’es pas invitée à entrer. Je t’invite.

L’éclair qui passa dans le regard de la danseuse montrait son attrait envers la proposition. Pouvoir pratiquer son art même pendant le tiers de l’année où les pluies la cloîtraient chez elle, voilà qui l’intéressait. Cela suffirait-il à effacer ce que Deirane lui avait infligé ?

Quelques mois plus tôt, Cali vivait insouciante dans le harem. La protection que lui procurait celui-ci lui permettrait d’exercer ses activités en toute sécurité. Et n’étant pas concubine, elle pouvait quitter l’enceinte afin d’entraîner une troupe et organiser des spectacles dans les différentes salles de la ville. Cet arrangement unique convenait parfaitement à Brun qui tirait du prestige à héberger une telle artiste en son sein. Puis Deirane était arrivée. Ayant besoin des services de la jeune femme, elle l’avait propulsée au centre de l’arène alors que la danseuse avait toujours réussi à se tenir loin des luttes de pouvoir. Deirane en avait fait une cible pour les autres pensionnaires. En réalité, c’était Dursun qui avait imaginé et monté toute cette opération. Seulement Deirane ne s’y était pas opposée.

Les concubines avaient fini par renvoyer l’invisible Cali dans les limbes où elle avait retrouvé sa quiétude. Toutefois, le harem avait maintenant s’était avisé de son existence.

Pendant que Deirane se remémorait ces événements pénibles, Cali était partie. Il était temps de l’imiter. Le ciel commençait à s’éclaircir. Elle se dirigea vers la sortie. À mi-chemin, ses jambes la trahirent. L’eunuque, prêt à intervenir, la rattrapa au vol et la prit dans ses bras. Il était attentionné, suffisamment musclé pour la porter sans effort et il avait presque l’âge d’être son père. Elle s’abandonna à l’étreinte comme quand elle était gamine, profitant de ce bref moment de tranquillité qui lui était offert.

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