Chapitre 9 : La Vague - (1/2)

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La nuit ramena Deirane aux alentours du volcan. Ce coup-ci, elle disposait deux points de vue différents. Du haut du ciel, elle voyait cette cité inconnue. La montagne elle-même, Deirane la regardait du large, comme du sommet du mât d’un navire, à une distance permettant d’appréhender l’ensemble du cône.

Dans la ville, le spectacle était surprenant. Tout ce qui pouvait flotter avait évacué le port. La flottille s’était regroupée à quelques longes de là. À chaque bateau était arrimé une foule hétéroclite d’objets donc la seule qualité se résumait à ne pas couler. Tout autour, les dauphins patrouillaient, venant en aide aux personnes en difficulté qui n’avaient pas pu trouver place sur une embarcation. À l’entrée du port même, il restait qu’un navire, il s’éloignait. Elle eut le temps de voir une jeune femme blonde plonger afin de rejoindre la côte. Un haut responsable helarieal qui allait prendre en charge ceux qui n’avaient pas pu fuir. Deirane suivit le sillage impressionnant de la nageuse qui révélait son appartenance au peuple stoltz. Aucun humain n’aurait réussi à progresser aussi vite.

Sitôt à terre, ou plutôt sur les quais, elle commença à donner des ordres, apparemment indifférente à sa nudité. Deirane comprit rapidement son objectif. Elle regroupait la population dans l’enceinte la plus intérieure de la ville.

Soudain, une explosion ! Le sommet de la montagne fut projeté en l’air avec une quantité hallucinante de fumée, sans commune mesure avec ce qu’elle crachait peu avant. Des rochers, certains gros comme des navires, furent envoyés à une distance impressionnante. La colonne monta si haut qu’elle s’étala en une sorte de champignon. Avec horreur, elle vit tout un pan du volcan s’écrouler. Il glissa lentement dans l’océan générant une vague immense dans toute les directions.

Le rêve de Deirane était parfaitement silencieux. Toutefois, la façon dont les habitants – dont la femme blonde – de la ville s’effondrèrent au sol, les mains sur les oreilles, en hurlant montrait à quel point le bruit avait dû être violent. Heureusement, ceux à l’intérieur des immeubles furent en partie protégés, ils purent venir chercher leurs congénères et les aidèrent à se mettre à l’abri.

Quand le poids de la colonne de cendre devint trop grand, elle s’affaissa sur elle-même. Le nuage s’élança sur la mer dans toutes les directions à la poursuite de la vague. Deirane le voyait foncer vers elle. Elle ressentit de l’angoisse tant la sensation lui parut réaliste. En un instant, il arriva sur elle. Cette partie du rêve disparut brutalement.

La vague mit longtemps à atteindre la ville, ce qui indiquait que le volcan ne se dressait pas aussi près qu’elle le croyait. Quand elle s’approcha de la côte, elle se souleva, montant plus haut que les fortifications. Elle submergea la première enceinte. L’eau se répandit dans les faubourgs extérieurs, détruisant les habitations comme si elles avaient été édifiées en papier. La deuxième muraille fut également débordée. La première avait brisé la puissance du raz de marée, la mer envahit le quartier sans dégâts notables aux infrastructures. La troisième remplit son office. Même si le tsunami passa par-dessus, elle buta contre les immeubles sans y pénétrer, se contentant d’inonder les rez-de-chaussée et les caves. Le nuage de cendre, quant à lui, se dispersa sur l’océan bien avant d’atteindre la côte, ou les bateaux ancrés au large. La population qui s’était abritée était sauvée.

Tout au fond d’elle-même, la jeune femme éprouva de la joie en le constatant. Pourtant, en surface, ce fut de la haine qu’elle ressentit face à cette ville meurtrie, blessée, mais toujours vivante.

Après plus d’une douzaine de jours de pluie consécutifs, le retour très temporaire du soleil amena les concubines en plein air. Personne, y compris les professeurs de l’école, ne voulait rester cloîtré davantage. Deirane en avait profité pour emmener Arsanvanague sur la plage privée au pied du palais. En une fraction de tösihon, la stoltzin se retrouva nue et plongea à l’eau. Deirane avait beau savoir que les différents peuples ne pouvaient pas s’hybrider, elle aurait parié qu’elle avait un dauphin parmi ses ancêtres. Sauf que des dauphins, il n’y en avait pas dans cette crique. Les protections qui empêchaient les bateaux d’approcher bloquaient également l’accès à ces sympathiques animaux.

Les trois fillettes n’avaient pas tardé à la rejoindre. Dursun avait mis plus de temps, mais elle avait fini par y aller. Deirane regarda un instant cette adolescente, trop sérieuse à son âge. Déjà plus une enfant, pas encore une femme. Elle aurait dû s’amuser, jouer, rire. La mort de sa sœur, puis celle de Dovaren avaient brisé quelque chose en elle. Heureusement, elle avait pu trouver du réconfort entre les bras de Nëjya, même si elle lui semblait bien trop jeune pour se mettre en couple.

Le dernier membre de leur groupe, Nëjya justement, n’aimait pas trop l’eau. Si elle y allait, c’était en vue de folâtrer avec sa maîtresse, prémisses à des amusements moins innocents. Sur le moment, elle s’était trouvé un rocher plat, où elle s’était allongée, exposant son corps nu aux rayons bienfaisants du soleil. Deirane aurait bien voulu l’imiter ; un reste de pudeur la retenait. Elle ne risquait rien pourtant. Les hommes étaient interdits de visite en ce lieu. Personne ne pouvait la voir. Sauf les gardes de la tour de surveillance qui, étant trop éloignés, ne pouvaient distinguer quoi que ce soit. Et ils avaient dans les jardins du harem des spectacles bien plus intéressants qu’une femme enceinte.

Au loin, très très loin, une corne sonna. Elle était à peine audible. Si ce hurlement incongru intrigua Deirane, elle l’oublia vite. Sur la mer, les sons portaient sur une longue distance. Il aurait pu venir du Lumensten, bien qu’il fût plus vraisemblable qu’il ait été émis depuis une communauté edoriane voisine. Elle ne se préoccupa pas davantage de celui qui suivit, bien plus proche, ni encore de celui qui retentit dans la ville même et enfin dans les villages à l’est de l’Orvbel. Une alarme pourtant, qui se transmettait de proche en proche à travers tout le continent, faisant abstraction des rivalités, aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Dans sa lointaine Ortuin, un tel dispositif servait à avertir les paysans de l’arrivée d’une averse potentiellement mortelle. Or là, le ciel était bleu, totalement dépourvu de nuages, ils bénéficiaient d’au moins trois jours de beau temps devant eux.

Une terreur intense autant qu’inexpliquée étreignit soudain Deirane. Au fond de son crâne, une voix lui hurlait de quitter cette plage. Elle tenta de l’ignorer. En vain. Malgré ses efforts, elle s’était levée, prête à s’enfuir. Une fois debout, la pression se relâcha. Elle jeta un coup d’œil circulaire, intriguée par le silence soudain s’opposant au bruit qui un instant auparavant accompagnait les chahuts des enfants.

Les jeux s’étaient arrêtés. Deirane tourna son attention vers la mer. Arsanvanague avait de l’eau jusqu’à la taille, elle regardait autour d’elle, inquiète. Il fallut un moment à la jeune Yriani afin de comprendre ce qui clochait. Quand elle se baignait, à la distance du bord où la stoltzin se trouvait, Deirane était obligée de nager. Elle était plus petite que la nouvelle arrivante – elle l’était plus que n’importe quel adulte –, mais quand même pas à ce point-là. Et l’eau baissait encore.

Arsanvanague prononça quelques mots dans sa langue inconnue. Si on ne comprenait pas ce qu’elle disait, son expression effrayée était éloquente. Elle poussa les trois fillettes vers la grève. Celles-ci protestèrent, voulant continuer à jouer.

Le long de la crique, d’autres concubines s’étaient levées. Elles s’étaient approchées du bord regardant cette eau qui se retirait, comme une gigantesque et véloce marée. Et plus la ligne de rivage s’éloignait, plus Arsanvanague s’affolait. Elle empoigna Elya par le bras et la tira vivement vers la plage. Sous la douleur, la fillette protesta. La terreur qui avait étreint Deirane un instant plus tôt revint en force. Elle intervint.

— Sortez de l’eau, ordonna-t-elle.

— Pas maintenant, se plaignit l’aînée du groupe.

— Immédiatement !

Elya obéit, lentement, de mauvaise grâce. Les deux jumelles lui emboîtèrent le pas. La stoltzin ne se calma pas. Elle se tourna vers le large. Ses yeux s’agrandirent d’effroi. La jeune femme porta son regard dans la direction qui la paniquait tant. La topographie encaissée de la calanque limitait la vue vers l’océan. On en apercevait assez pour distinguer une fine ligne blanche, une simple ligne d’écume, apparemment inoffensive. Et pourtant, elle augmenta sa terreur au point de presque la paralyser.

Arsanvanague poussa tout le monde vers l’escalier. Deirane n’eut que le temps de saisir sa robe, en tas sur le sol, avant que la stoltzin ne la projetât vers le fond de la plage. Elle n’y allait pas de main morte. Cela mit Deirane en mouvement et fit refluer sa peur.

— Laisse-moi m’habiller, protesta Deirane.

La stoltzin n’écouta pas. De toute façon, elle ne comprenait pas plus Deirane que Deirane ne la comprenait.

— Nous devrions lui obéir, intervint Dursun.

— On y va.

Sous la pression constante d’Arsanvanague, le petit groupe se dirigea vers l’escalier. Elle ne se contenta pas mettre son groupe à l’abri. Haranguant les autres concubines, elle les invitait à la suivre, à quitter cette plage. La plupart lui firent confiance. Pas toutes malheureusement, quelques-unes restèrent à observer ce phénomène de marée étrange. Après une vaine dernière tentative, elle abandonna et se lança à la poursuite de Deirane et des siens vers les jardins du harem.

Du sommet de la falaise, des cris leur parvinrent. Deirane leva la tête. Un eunuque, depuis la terrasse qui surmontait la plage, les appelait, les invitant à le rejoindre. Bon, si eux également s’y mettaient… Il semblait aussi affolé que la stoltzin. Il jetait constamment des regards vers le large entre deux incitations à grimper plus vite. Deux hommes descendirent l’escalier à la rencontre des concubines qui montaient. Ils les atteignirent en quelques vinsihons. Sans cérémonies, ils s’emparèrent des trois fillettes et se précipitèrent vers le haut. Deirane saisit alors l’urgence. Étrangement, d’avoir compris le danger fit disparaître sa terreur. Son esprit redevint clair. Au pas de course, elle s’élança à la suite des deux eunuques. Ses amies lui emboîtèrent le pas. Les autres concubines, en les voyant, accélérèrent le rythme également.

Enfin, elles se retrouvèrent au sommet de la falaise. Deirane s’appuya au rebord et regarda. La vague d’écume, qu’elle avait aperçue d’en bas, n’était pas limitée à une portion de l’océan, elle englobait tout l’horizon. Et elle s’approchait rapidement. Il restait moins d’une longe avant qu’elle les atteignît. Dans la calanque, le fond était visible jusqu’à mi-distance de la ligne de cote. Et surtout, un grondement, une vibration profonde ébranlait l’air, encore faible, qui augmentait de plus en plus.

Ce fut ce bruit qui fit comprendre le danger à la dernière concubine restée sur la plage. Elle se précipita à son tour vers l’escalier.

La vague, en s’approchant, grandissait. À l’entrée de la calanque, elle atteignait presque le niveau d’un homme debout. Ce n’était pas une très grosse vague. Elle donnait cependant une impression de puissance que n’avait pas une simple déferlante. Elle continuait à monter. Encaissée entre les deux bords du fjord, elle était comme projetée vers le ciel.

— On n’est pas assez haut, s’écria Deirane, fuyez !

Elle poussa les gamines vers le palais et l’abri qu’il constituait. Tout le monde se mit à courir. Elle espérait atteindre la sécurité à temps.

Comme Deirane l’avait craint, la vague s’éleva jusqu’au sommet de la falaise. Elle avait perdu de sa puissance. Elle ne mouilla que la terrasse, mais elle le fit sur une cinquantaine de perches. Elle se retira rapidement, s’écoulant par les interstices entre les barreaux de la rambarde. Deirane retourna au bord. Un petit groupe, trempé et terrorisé, attendait que des eunuques vinssent à leur aide. L’arrivée de Deirane les soulagea. Elles se rassemblèrent autour d’elle.

La jeune femme les compta. Onze concubines s’étaient élancées à sa suite sur l’escalier. Neuf seulement se tenaient devant elle. Quant à la dernière, elle s’était enfuie trop tard. Elle se trouvait encore sur la plage quand la vague avait frappé. Par acquit de conscience, elle regarda en bas. Elle n’y vit personne, ni aucun corps. Trois d’entre elles avaient tout simplement disparu.

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