Chapitre 1 : Nouveau départ - (2/2)

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La suite de Deirane se situait au fond du couloir. Au lieu d’être orientée à l’est comme la précédente, elle donnait vers l’ouest. Elle regarda à peine les meubles, qui se distinguaient peu de ceux qu’elle venait de quitter. En revanche, les murs étaient décorés de nombreux tableaux. Sur certains, elle reconnut la signature de Sarin, les autres lui restaient toutefois totalement inconnus. Et le bronze qui trônait au centre du buffet portait aussi le paraphe d’une concubine.

L’agencement des lieux était radicalement différent puisqu’elle disposait maintenant de deux pièces : une chambre et un petit salon. Et si la salle de bain faisait toujours partie des communs, elle communiquait également avec la chambre. Tout en se dirigeant vers une fenêtre, Deirane réfléchissait à l’aménagement. Allait-elle loger les filles avec elle dans sa chambre ou leur attribuer la seconde pièce moyennant quelques transformations ? Elle n’avait pas vraiment besoin d’intimité, son seul partenaire à l’avenir serait Brun qui disposait d’un appartement plus grand, si grand qu’il n’en utilisait pas la majeure partie.

Elle ouvrit largement les battants afin d’aérer la pièce. Au loin, elle regarda le secteur public du palais. Cette fenêtre en face, quatre étages plus bas, était certainement le bureau de Brun. Une galerie couverte reliait cette zone à l’aile des invités. À sa droite, elle vit la cour des dauphins qui marquait l’entrée du harem. Elle s’était repérée. Au-delà, elle apercevait les toits de tuiles de la ville, en terre cuite rouge brute ou verte émaillée en fonction de la richesse du propriétaire, que masquait partiellement le petit corps de garde qui protégeait les lieux. Les bâtiments, dont la célèbre galerie de marbre, facilement identifiable par son revêtement d’albâtre immaculé, lui cachaient la cour d’honneur, elle ne voyait pas si elle était occupée ou pas.

— Cela te convient ? s’enquit Chenlow.

Deirane tourna sur elle-même pour découvrir les lieux.

— C’est parfait, acquiesça-t-elle. Quand Dursun emménagera-t-elle dans l’appartement d’à côté ?

— Quand elle deviendra une concubine à son tour. Et nous savons toi et moi que, vu ses inclinations, cela risque d’être difficile.

Dursun aimait les femmes. Elle était l’amante d’une autre pensionnaire, Nëjya, qui ressentait les mêmes penchants qu’elle. Aucune des deux ne supportait qu’un homme les touchât. Or devenir concubine nécessitait de passer dans le lit de Brun. Ce n’était pas impossible. Nëjya avait réussi l’épreuve, bien qu’elle ait eu du mal à s’en remettre. D’autant plus qu’elle appartenait à Jevin, le frère aîné du roi, réputé par sa violence. Brun, heureusement, ne se montrait pas cruel. Il exigerait son dû, sans toutefois en faire obligatoirement une épreuve. Les cyniques diraient que c’était par calcul, il comptait sur ses concubines pour le conseiller dans sa politique. Il valait mieux éviter de se les mettre à dos. Deirane n’excluait d’ailleurs pas que Brun se montrât plus intéressé par l’intelligence de l’adolescente que par son corps. Auquel cas, elle risquait de rester chanceuse toute sa vie. Ce serait la meilleure chose qui pourrait arriver à Dursun, toutefois elle n’y croyait pas trop.

Une des jumelles tira la manche de Deirane afin d’attirer son attention.

— On dort où ? s’inquiéta-t-elle.

— Ce soir…

Elle regarda autour d’elle. Comme couchage, la chambre ne comportait que son lit et la petite banquette pliable que Loumäi employait.

— Ce soir, vous dormirez avec moi, répondit-elle. Par la suite, on avisera. La chambre me paraît assez grande pour installer un autre lit.

Lesia sourit timidement. Elle ne pouvait accomplir plus. La fillette n’avait plus exprimé une vraie joie depuis le massacre de sa famille dans l’arène. Elle n’y avait pas assisté et Deirane ne le lui avait pas annoncé, l’estimant bien trop jeune. Cependant, depuis quelques mois, elle pouvait constater que sa mère avait disparu, et que Deirane avait pris sa place.

Laissant sa petite troupe derrière elle, Deirane ressortit dans le couloir. Elle désigna les solides battants en pin noir d’Honëga sculptés qui le clôturaient.

— Cette porte, où mène-t-elle ?

— Aux appartements de Dayan, la renseigna Chenlow. Seule Cali en possède la clef. Même Dayan n’a pas le droit de l’emprunter.

Cali ! Mauvais signe. Bien qu’elles ne fussent pas ennemies – Cali ne semblait pas capable de détester qui que ce soit –, la danseuse lui avait quand même enjoint de l’oublier lors de leur dernière rencontre. Voilà qui présageait mal de leurs futures relations. Cette porte ne la mènerait pas hors du harem.

— Je croyais que je devais dormir près des appartements de Brun, fit-elle remarquer.

— Tu te trouves au même étage que la chambre à coucher de Brun. N’en demande pas trop.

Ignorant si elle devait être déçue ou rassurée, elle retourna dans sa chambre au moment où Loumäi arrivait avec un chargement de vêtements. Elle étala les robes sur le lit puis commença à les accrocher dans la penderie. Les deux fillettes adoraient la Salirianer, elles la considéraient comme une copine à peine plus vieille qu’elles-mêmes, bien qu’elle ait déjà atteint l’âge adulte quand elle était entrée au service de Deirane. Elles la rejoignirent pour l’aider dans sa tâche. Loumäi chantonnait tout en travaillant. Chenlow n’était pas habitué à ce qu’une domestique manifestât de la joie dans ce lieu. Il s’appuya contre la commode et l’observa. Deirane s’installa à côté de lui.

Intriguée du calme soudain, la jeune femme regarda autour d’elle. En constatant qu’elle était devenue le point de mire de la pièce, elle rougit, puis reprit son activité en silence.

— Es-tu heureuse de travailler avec Serlen ?

Ne sachant pas ce que l’eunuque attendait, elle hésita à répondre.

— Oui, murmura-t-elle.

— Tu ne voudrais pas changer pour une autre concubine avec plus d’influence.

— Non !

Ce coup-ci, elle ne manifesta aucune indécision.

— Pourquoi ?

Elle ne sut que dire. Bien sûr, elle aimait travailler sous la direction de Deirane. En fait, elle ne s’était jamais interrogée sur ses raisons. C’était plutôt ce que Deirane ne faisait pas qui la rendait heureuse. Elle ne la frappait pas, ne la punissait pas, ne l’insultait pas, ne lui donnait pas d’ordres impossibles à exécuter, ne l’exposait pas au danger. Et cerise sur le gâteau. Elle suivait ses conseils. En fait, elle la traitait comme une amie.

— Tu as une femme de chambre fidèle. Maintenant que tu es concubine, tu devrais peut-être élargir ses attributions.

Sur ces paroles énigmatiques, il sortit.

Deirane se retrouvait dans l’expectative. Quel message avait-il bien essayé de lui faire passer ? Elle consulta Loumäi.

— As-tu compris ce qu’il a voulu dire ?

— Je ne suis qu’une domestique. Je n’ai pas à comprendre.

— Qu’est-ce qui a changé maintenant que je suis concubine ?

— Les autres vont chercher à vous nuire, répondit Loumäi.

C’était évident ! Elles avaient déjà commencé. Sans son tatouage qui la protégeait contre pas mal d’agression, elle serait morte. Comment pouvait-elle y remédier ?

À ce moment, une voix inconnue l’interrompit dans ses interrogations.

— Il a voulu dire que si tu as confiance en ta domestique, tu devrais lui donner à entretenir les affaires de celles à qui tu tiens ici.

Deirane se retourna brutalement. Une femme qu’elle ne connaissait pas se tenait dans l’encadrement. Comme toutes les concubines, elle était très belle. Elle affichait toutefois une particularité que Deirane n’avait vue que sur très peu de personnes et une seule dans ce harem : Larein. Malgré leur rousseur en commun, les deux femmes ne se ressemblaient pas du tout. Des cheveux longs, légèrement ondulés d’un roux flamboyant, un visage au menton pointu, la peau très pâle constellée d’éphélides qui rendait difficile l’estimation de son âge. Son corsage moulait des seins menus et sa culotte révélait une musculature sèche, quasiment dépourvue de graisse sans donner une impression de maigreur pour autant. Ses joues étaient couvertes de quelques tatouages et elle portait une profusion de bracelets, des chaînes en or à la taille et aux chevilles et bien d’autres bijoux encore. D’ailleurs, le petit haut qui cachait sa poitrine tout en dévoilant son ventre et sa gorge constituait lui-même un bijou tant la soie brune était surchargée de broderies au fil d’or. Et, chose inattendue dans ce harem, un bracelet d’identité helarieal enserrait son poignet droit.

— Vous êtes une Helariasen ? s’exclama Deirane.

— Bonjour. Je m’appelle Bilti et toi Serlen, c’est ça ?

— Excusez-moi. Je ne pensais pas trouver des natifs de l’Helaria ici.

— Je ne suis pas une Helariasen. Je suis une fille des plaines.

— Une…

— Une Sangären si tu préfères.

— Oh. Et le bracelet…

Bilti tritura la bague qu’elle portait à l’annulaire droit. Un bijou qui devait lui venir de son ancienne vie. Deirane estima que Brun le lui avait laissé en raison de sa beauté, parce qu’il paraissait bien pauvre : un simple morceau de quartz fumé ovoïde sur une monture en cuivre.

— Je suis née dans le Kushan. J’ai droit à ce bracelet par mes origines. Il est censé me protéger contre l’esclavage.

— Ça n’a pas marché, il me semble.

— Pour que les guerriers libres viennent me chercher, encore faut-il qu’il reste quelqu’un de vivant qui puisse les prévenir.

— Logique. Ceci étant, vous ne ressemblez pas à une Sangären.

— Parce que tu sais à quoi nous ressemblons ?

— Non, avoua Deirane.

— Nous sommes des renégats qui avons été chassés de nos pays. Nous nous sommes retrouvés dans les plaines de Sangär, loin de toutes les routes. Certains proviennent de la Nayt, d’autres d’Yrian, d’Ocarian voire d’Orvbel.

En tout cas, l’intonation était bien sangären. Son air hautain, sa fierté d’appartenir au peuple nomade transpirait par tous les pores de la peau.

Les deux fillettes rejoignirent Deirane et s’assirent à ses côtés, se blottissant contre elle.

— Des Naytaines, constata Bilti. Comment peux-tu élever des enfants provenant de cette contrée ?

— Ce sont les nièces d’une amie décédée.

— Celle qui s’est suicidée après la mise à mort de sa famille ?

— Tu es au courant ?

— Comme tout le monde. Les eunuques nous ont prévenues.

Deirane enlaça les jumelles.

— Je me demande encore pourquoi le roi me les a laissées.

— J’envisage au moins deux raisons, répondit Bilti.

— Ah ?

— La première, si leur mère et leur tante étaient aussi belles qu’on le dit alors il les garde en réserve. Sans compter qu’adulte, un couple de jumelles exceptionnelles va lui apporter du prestige.

— Je vois. C’est par commodité, en vue de satisfaire ses instincts futurs. Quelle prévoyance !

— Brun n’est pas cruel, contrairement à son frère. Il agit toujours dans l’intérêt du royaume.

— Quel intérêt ? Il prépare juste l’assouvissement de ses pulsions.

— Ce qui nous amène à la deuxième raison.

— Laquelle ?

— En te liant par l’affection à ces deux gamines, il se donne un moyen de te contrôler.

Bilti se releva.

— Ce n’est pas tout, annonça-t-elle, je dois m’habiller.

— Vous habiller ?

— Ce soir, je partage la couche de Brun.

Elle allait sortir quand Deirane l’interpella.

— Vous le dites comme si vous aimiez ça.

— Même si je n’aimais pas, je suis une esclave sangären. J’ai une réputation à maintenir. Et puis, oui, j’aime ça. Brun est un bon partenaire. Il paraît que Dayan aussi, seule Cali est en mesure de le confirmer aujourd’hui.

La Sangären sortit, laissant Deirane en compagnie de ses deux protégées. Cette nouvelle connaissance lui apparut surprenante à plus d’un titre. Elle n’avait jamais rencontré une fille… Une fille de quoi déjà ? Le nom sous lequel Bilti se désignait lui avait échappé. Elle connaissait ce peuple par ouï-dire. À leur sujet, on évoquait des hommes farouches et des femmes sensuelles. Elle avait toujours imaginé que la violence des hommes se refléterait sur leurs compagnes. Apparemment une croyance erronée. Ou alors Bilti se situait un peu à part. À moins qu’elle n’ait tout simplement pas eu de raisons de se comporter comme telle avec Deirane.

Enfin, elle penserait à tout cela un autre jour. Le soleil rasait les toits des bâtiments. La nuit était sur le point de tomber. Loumäi n’allait pas tarder à revenir avec un nouveau chargement. Il était temps de rejoindre ses amies en vue du repas du soir. Du regard, Deirane chercha son usfilevi d’entraînement. La domestique, en attendant de lui trouver une place définitive, l’avait posé sur son lit de camp. Deirane jeta un coup d’œil dessus. Maintenant qu’elle disposait d’une chambre vraiment à elle, il faudrait qu’elle dénichât une couche plus confortable pour la Salirianer. Cette tâche pouvait patienter jusqu’à demain. Et ce soir ? Eh bien, le lit semblait assez grand pour quatre. Au moins, elle passerait une nuit agréable. Suivie par les deux fillettes, elle sortit de la pièce pour la veillée. Avant de fermer la porte, elle jeta un dernier coup d’œil sur la statuette. Elle se demanda ce que l’artiste avait voulu exprimer en représentant le sujet avec des attributs masculins autant que féminins.

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