Chapitre 2 : Premier rêve

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Deirane volait au-dessus de l’océan tel un oiseau. Sous elle, les vagues défilaient, rendues minuscules par la hauteur. Elle allait vers le sud. Elle avançait si vite que devant elle, Fenkys, l’astre qui éclairait ce monde, s’élevait à vue d’œil. Bientôt, il atteignit le zénith puis passa derrière elle. « Quel rêve ridicule, ne put-elle s’empêcher de penser ! Le soleil tourner au nord. » Parfois, elle croisait des animaux, certains immenses, d’autres plus petits. Mais elle n’avait pas la possibilité de s’y attarder, leur présence était si fugace.

Au bout d’un moment, elle distingua, loin à l’horizon, un panache de fumée noire. Son origine était cachée par la rotondité de la planète. Le temps qu’elle mit à le constater donnait un indice sur sa hauteur. Il devait atteindre la limite de l’atmosphère. Un instant, elle se demanda ce qu’était une atmosphère et à quoi correspondait cette limite. Mais le fait qu’il monte verticalement sans s’étaler la rassura.

Le panache était craché par une montagne formant un cône parfait. Elle se trouvait sur une île. Non, remarqua-t-elle en s’approchant, une presqu’île reliée au continent par un isthme étroit couvert d’une végétation luxuriante. C’était une ancienne coulée de lave que la montagne avait déversée en des temps immémoriaux.

Elle en fit le tour. Un creux occupait son sommet. C’était de là que sortait la fumée. Elle l’examina en détail avant de s’en écarter.

Quelques dizaines de longes à l’est, elle découvrit un convoi de bateaux. Elle reconnut les catamarans helarieal. Elle s’en approcha. Sur le pont, l’équipage semblait inquiet. De leur position, ils ne voyaient que le sommet. Leur trajectoire ne les en rapprocherait pas beaucoup plus. Ils avaient dû dévier de leur course dès qu’ils avaient repéré ce phénomène étrange, et ils le considéraient comme dangereux. Ils étaient certainement pressés de se réfugier dans un port. Et si elle avait bien aperçu quelques villages fortifiés sur la côte, aucun ne semblait capable d’accueillir une telle flottille. Elle espérait que, quelle que fût la menace, ils auraient le temps de se mettre à l’abri. Elle aimait les Helariaseny, ils l’avaient aidée quand elle avait eu besoin d’eux, elle ne voulait pas qu’il leur arrivât quelque chose.

La vague de haine qui la submergea quand elle pensa à eux la réveilla.

Deirane se redressa dans son lit, en sueur. À ses côtés, quelqu’un bougea, sûrement une des deux jumelles que son mouvement brusque avait dérangée. Elle essaya de regarder, mais avec leur teint sombre, dans la nuit elle ne distinguait rien, même pas Loumäi, bien plus claire, qu’elle savait à proximité. Elle prit quelques respirations profondes pour calmer les battements affolés de son cœur puis se rallongea. Aussitôt, deux petits corps vinrent se blottir contre elle. Par réflexe, elle les enlaça. « Quel rêve étrange ! », pensa-t-elle. Une montagne qui fumait. Elle ne voyait rien d’effrayant là-dedans. Surtout si loin de l’Orvbel. Elle avait parcouru des milliers de longes pour l’atteindre. Qui plus est, vers le sud où elle savait qu’aucune terre ne les séparait du pôle. Pourtant il avait provoqué en elle une sensation de peur irraisonnée. Une peur qui se dissipait lentement. Pour essayer de se calmer, elle pensa aux incohérences de ses songes… Elle resta éveillée jusqu’au matin.

Au réveil, elles n’étaient plus quatre, mais six dans le grand lit. Dursun et Nëjya les avaient rejointes pendant la nuit, certainement peu après que leur besoin d’intimité eut été assouvi. Même dans le sommeil, la façon dont elles étaient enlacées déclamait les sentiments qu’elles éprouvaient. Deirane se dégagea de l’entremêlement de bras et de jambes en essayant de ne déranger personne. Puis elle se leva. Elle jeta un coup d’œil sur Loumäi qui dormait seule dans son lit de camp. L’ouverture des portes de placards ne la réveilla pas. Deirane se souvenait qu’au début, extrêmement craintive, il suffisait du moindre bruit pour la faire sursauter.

Elle voulait se doucher. Elle chercha une tenue pour se déplacer dans les couloirs. Puis elle se rappela que dans cette aile, elle était seule. Elle pouvait se promener nue sans que personne ne la surprît. Un moment, elle l’envisagea. Finalement, elle prit une serviette qu’elle s’enroula autour des reins.

En fait, sa vie n’avait pas beaucoup évolué depuis qu’elle était devenue concubine. Elle se rendait tous les matins à l’école pour parfaire son éducation. Au mitan, elle s’occupait de ses loisirs, en particulier la pratique de l’usfilevi. L’après-midi, elle rejoignait ses amies dans la salle de repos des novices. Et le soir, quand la chaleur était retombée, elles allaient toutes ensemble prendre l’air dans les jardins.

Ce matin-là, la pluie avait incité les concubines du harem à s’abriter à l’intérieur du palais. Alors que depuis son changement de statut, Deirane avait le droit d’accéder à la salle de repos des concubines, elle avait préféré se réfugier dans celle des chanceuses. Elle s’y trouvait au milieu de ses amies et en plus cette salle était moins remplie. Les trois fillettes s’ébattaient dans le bassin et Naim, désœuvrée depuis que l’Helaria avait mis sa tête à prix, dépensait son énergie en jouant avec elles. Au lieu de prendre part au jeu, Deirane était restée à l’écart. Elle s’était assise sur une marche qui lui permettait de s’immerger jusqu’à la taille. Elle envisageait sérieusement de les rejoindre. Cependant, elle savait que si elle laissait libre cours à ses envies, cela sonnerait le signal pour les autres du début des réjouissances, et elles avaient du travail. Surtout Dursun. Elle se souvenait que l’adolescente éprouvait des difficultés à parler l’orvbelian quand elles s’étaient connues. Elle avait fait des progrès, mais plus encore en helariamen qu’elle maîtrisait comme si c’était sa langue de naissance.

Deirane se remémora son rêve étrange.

— J’ai fait un rêve bizarre cette nuit, déclara-t-elle en préambule.

— Si tu as rêvé d’un eunuque, ce n’est pas bizarre, ce sont les hormones, répliqua Dursun du tac au tac.

— Ce n’était pas d’un eunuque. Non.

— De moi ?

— Non plus. Ce n’était pas érotique.

Dursun avait l’air déçue. Mais elle ne fit aucune remarque. Elle savait que Deirane ne partageait pas ses goûts. C’était sa nature et il n’était pas possible de la changer.

— Je volais au-dessus de la mer, reprit-elle, comme un oiseau, mais beaucoup plus vite. Je n’ai mis que quelques stersihons pour traverser l’océan. Vers le sud.

— Vers le sud ! Mais il n’y a rien dans cette direction !

— Je sais, mais j’y ai croisé des îles. Et surtout une montagne en feu.

— En feu ? Que veux-tu dire ? Que ses pentes brûlaient ? Ou autre chose ?

— Non, une épaisse fumée noire sortait de son sommet.

— Tu as rêvé d’un volcan.

— Un… volcan ! C’est à ça que ça ressemble ?

— Bien sûr. Tu ne sais pas ce qu’est un volcan ?

— Je n’en avais jamais vu. J’ai rencontré ce mot dans les légendes, mais ça ne ressemblait pas à ce dont j’ai rêvé. Quand on parlait de flamme au sommet et de lave qui coulait, je me l’imaginais comme une bougie avec sa cire qui fond. Là, c’était un cône avec un trou au milieu, beaucoup de fumée et pas de lave.

— Normal que tu n’y connaisses rien, il n’y a pas de volcans en Yrian, releva Dursun, et je crois dans aucun autre pays de l’Unster. Mais si on quitte le fleuve, on arrive à l’Helaria. Leur archipel est d’origine volcanique. Dix-sept volcans, tous éteints aujourd’hui. C’est pour ça que ce pays est aussi riche.

— Je ne comprends pas.

— La lave, une fois refroidie, donne une terre très fertile. On dit que si tu plantes un arbre en Helaria, tu dois t’écarter pour ne pas te faire éborgner tant il pousse vite.

Deirane sourit à cette plaisanterie. Mais cela ne dura pas.

— Ce n’est pas tout. Des navires helarieal croisaient autour de la montagne.

— Comment savais-tu … Question stupide. Leurs catamarans sont très reconnaissables.

— Ce…

Deirane hésitait. Dursun se rendit compte qu’il se passait quelque chose d’anormal. Elle caressa les épaules nues de son amie.

— Qu’as-tu de si difficile à avouer sur les Helariaseny ?

— Quand je les ai vus, j’ai éprouvé des envies de meurtre, répondit la jeune femme.

— De meurtre ?

Dursun était vraiment surprise. Quand Deirane avait subi les épreuves qui avaient suivi sa transformation en bijou, les Helariaseny avaient été les premiers – et les seuls en fait si on y réfléchissait – à lui tendre la main. Grâce à eux, elle avait pu surmonter ses traumatismes et reprendre une vie normale. Tout au moins jusqu’à ce que Brun découvrît son existence.

— J’imaginais les bateaux réduits en miette, les corps démembrés, les villages flamber. Je voulais leur mort.

— Je comprends que ça te perturbe.

Dursun enlaça son amie qui ne se déroba pas. Mais Deirane était trop troublée pour que la petite Aclanli pût se réjouir de ce contact qui aurait été si intime dans d’autres circonstances.

— Ne t’inquiète pas, reprit-elle, les rêves sont souvent incohérents. Ils ne reflètent pas nos aspirations profondes. Certains disent que ce sont des messages des dieux, mais je n’y crois pas.

— Pourquoi ? Ils doivent bien parler avec nous. Et quand nous sommes réveillées, ils ne le font pas.

— Les dieux ne sont pas très nombreux. Tu les imagines, toutes les nuits, transmettre des rêves à tous les habitants de notre monde. À mon avis, ils ont des choses bien plus intéressantes à accomplir.

Deirane remarqua le changement de ton dans la dernière phrase de son amie. Nëjya venait certainement de les rejoindre. Elle se retourna. Gagné ! La belle Samborren les avait repérées et se dirigeait vers elles, un sourire aux lèvres. Tout en marchant, elle enleva sa robe qui tomba en tas à ses pieds.

Au début, Deirane croyait que ces deux-là s’étaient retrouvées par dégoût envers les hommes. Mais Dursun n’avait jamais eu l’occasion d’être déçue par l’un d’eux. Et Nëjya manifestait déjà son attirance pour les femmes à son entrée dans le harem. Les épreuves qu’elles avaient subies n’avaient rien changé à cela. Les sentiments qui les unissaient n’avaient rien à voir avec une quelconque réaction à l’égard des hommes. C’était de l’amour authentique, similaire à ce qu’elle ressentait pour Dresil.

Deirane s’écarta de quelques brasses, laissant les deux femmes à leur intimité. Elle se joignit aux fillettes qui s’ébattaient un peu plus loin. Toutefois, sa curiosité la poussa à leur jeter un dernier coup d’œil. Nëjya avait guidé sa compagne dans un coin peu profond du bassin. Elle avait entrepris de lui enlever les dernières pièces de tissu qui lui restait. Elle les regarda s’explorer mutuellement de leurs caresses. Un instant, elle se montra envieuse de leur bonheur. Aussi longtemps qu’elle demeurerait dans ce harem, son seul partenaire serait Brun, son roi, qui la répugnait. Mais ce sentiment ne dura pas. Voir au moins deux personnes heureuses dans cet endroit sordide lui réchauffait le cœur, lui permettant de supporter ses épreuves. Elle se promit que personne ne viendrait briser cet amour. Et elle mettrait tout en œuvre pour le protéger.

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