Chapitre 13. Le lanceur d'alerte

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Interloqué, et légèrement pris de panique, je lui demande de répéter ce qu’il vient de me dire. Luiz s’exécute, daignant cette fois révéler un peu plus d’informations sur sa profession.

- Je suis journaliste. Je travaille pour le Correio da Cidadania, je doute que tu connaisses, c’est un journal brésilien, et je fais partie d’un réseau de journalistes qui enquête sur les questions environnementales et climatiques.

- Je vois… Et moi, je suis un appât, c’est ça ?

Je prends mon visage entre mes mains. Je me suis fait avoir en beauté. C’est un grand classique, si évident que je ne suis même pas posé la question. Le jeune journaliste qui se fait passer pour un étudiant et qui sympathise avec un employé d’une organisation internationale pour le séduire et tenter de lui soutirer des informations confidentielles ou sensibles. Je n’en reviens pas d’avoir été aussi naïf ! Quel idiot je fais…. Un peu honteux, Luiz me répond, d’une manière que je qualifierais généreusement de « plus ou moins convaincante ».

- Ecoute, Loïc, je mentirais si je disais que d’engager la conversation avec toi, te donner mon numéro, et te suggérer qu’on aille prendre un verre, toi et moi, que tout ça était complétement désintéressé… Et je suis vraiment navré si tu as l’impression que je t’ai utilisé. Mais par contre, je veux que tu saches que te ramener à la maison et coucher avec toi, c’était complètement volontaire et absolument pas calculé. Je ne l’avais pas prévu, et j’en ai eu envie après avoir partagé cette soirée avec toi. J’espère que tu pourras me faire confiance, sur ce point en tout cas...

Je ne sais pas quoi répondre, car, précisément, je doute que je puisse véritablement lui faire confiance. J’essaye de réfléchir calmement, mais je ne peux m’empêcher de penser aux conséquences potentielles d’avoir passé la soirée avec Luiz pour ma carrière. Certes, cette fois ce n’est pas mon supérieur ! Mais quand même, deux incidents liés à ma simple frivolité en deux ans seulement… Après tout, jusqu’à présent, je n’ai rien fait de mal, ni révélé une information suffisamment concrète que Luiz puisse utiliser. Je prends un inspiration profonde. Et parviens à reprendre possession de mes moyens, petit à petit.

Pendant que je reviens à moi-même, Luiz se rhabille, et finit de cuisiner le plat brésilien qu’il souhaitait me faire goûter. Mais je n’ai plus vraiment d’appétit. Il s’approche de moi, deux assiettes à la main, et en dépose une devant moi, sur la table basse du salon.

- Loïc, dit-il d’une voix calme, je suis vraiment désolé. Mais je sais, tout au fond de moi, que tu es aussi outré que moi par le scandale dont tu viens de réaliser l’existence. Tu trouves ça normal, que des gouvernements, sous prétexte de protéger leur réputation internationale, faussent toute l’analyse scientifique sur le réchauffement climatique ? Et que de la sorte, mettent en danger l’humanité toute entière ?

- Non…

- Tu ne trouves pas qu’ils devraient être dénoncés, pour qu’on puisse repartir sur de bonnes bases, et baser les analyses scientifiques sur des données correctes ?

- Si, bien sûr…

- Dans ce cas, j’espère vraiment que tu accepteras de m’aider. Et, si jamais tu t’inquiètes pour ça, sache que j’aimerais vraiment te revoir, même après avoir fini mon article. J’ai passé une excellente soirée avec toi. La meilleure depuis très longtemps…

Il passe son bras autour de mes épaules, puis vient déposer sa tête au creux de mon cou. L’odeur suave de ses cheveux, presque sucrée, me chatouille les narines. Il m’embrasse sur la joue. Tendrement. Et fait ainsi pencher la balance légèrement en sa faveur. Il a de sérieux arguments, ce Luiz. Sur tous les tableaux.

*

Pendant les semaines qui ont suivi, j’ai continué à recevoir de nombreux messages de Luiz. Nous nous sommes revus plusieurs fois. Nous avons fait l’amour à plusieurs reprises. Et, à chaque fois, j’ai quitté son appartement avec un sentiment mitigé, quelque part entre la sensation d’être manipulé par le jeune brésilien et le bonheur de partager avec lui ces instants passionnels, d’une intensité si puissante qu’ils ne pouvaient être que sincères, et qui, il faut bien le dire, contrastaient cruellement avec la morosité croissante de mes ébats avec Filip.

Puis, un jour, après une énième soirée passée ensemble dans la clandestinité la plus totale, j’ai cédé, et j’ai accepté de l’aider. Le lendemain, j’ai demandé à Sanjay de me montrer comment fonctionnait son logiciel. « Pour mieux comprendre de quoi je parle au quotidien, pas pour prendre ta place, ne t’inquiète pas ! », ai-je précisé, espérant le convaincre plus facilement de la sorte. Adorable et serviable, comme à son habitude, Sanjay s’est plié à ma demande, et m’a fait une démonstration poussée des différentes fonctionnalités du système de comptabilité climatique. Après quelques jours à me gratter la tête et à cligner des yeux d’un air hébété devant mon écran d’ordinateur, j’ai fini par comprendre comment extraire l’information qui serait utile à Luiz. J’ai donc attendu un soir que tout le monde quitte le bureau, puis ai généré les tableaux et graphiques dont Sanjay m’avait révélé l’existence, puis ai enregistré les différents fichiers sur une clé USB que j’ai remise à Luiz le soir même.

Cette soirée-là, j’ai eu le droit à ce que je considère encore comme être la plus belle pipe de ma vie, qui a vite dérapé en une étreinte plus étroite encore, pendant laquelle moi et Luiz avons enchaîné les positions érotiques les plus acrobatiques et incongrues, la fougue et l’énergie décuplée par le sentiment de faire quelque chose à la fois d’utile et d’interdit. Je garde de ces moments de plaisir absolu un souvenir ému. Et humide, s’il faut tout vous dire.

Puis, quelques semaines et quelques ébats plus tard, Luiz a terminé de rédiger son article. Il s’en est retourné au Brésil, pour présenter le fruit de son travail à son chef, le directeur de la rédaction du journal. Me laissant seul, obligé de retourner vers Filip, qui s’est d’ailleurs fendu d’une remarque sur ma soudaine disponibilité.

- Ça me fait plaisir de te retrouver, Loïc, m’a-t-il dit, d’un ton mielleux.

Je crois ne m’être jamais senti aussi coupable qu’à cet instant précis, où mon esprit était encore occupé à se repasser les scènes d’amour entre moi et Luiz, alors que Filip, fidèle comme à son habitude, célébrait mon retour. Mon cœur s’est brisé en mille morceaux, mais je n’ai pas eu le courage d’affronter la vérité en face et de donner à Filip ce qu’il méritait, ce qu’il mérite, à savoir, la vérité, et sa liberté.

Il a encore fallu attendre quelques semaines pour que l’article de Luiz se retrouve dans la presse. Mais quand ce fut enfin le cas, la réaction internationale ne s’est pas fait attendre. La nouvelle a fait l’effet d’une bombe. Comme il me l’avait expliqué, Luiz travaillait avec un groupe de journalistes, reporters pour les grands quotidiens de centre-gauche de plusieurs pays. Le dossier s’est donc retrouvé publié en anglais, en espagnol, en français, en portugais, en allemand, en japonais, en italien, en hollandais, en grec, en tchèque, en suédois. Seuls le russe et le chinois manquaient vraiment à l’appel, pour des raisons évidentes de liberté de la presse toute relative dans les pays concernés. Le tollé généralisé a provoqué des ondes de choc à travers la planète. Le gouvernement norvégien est tombé la semaine suivante, sous la pression des citoyens scandalisés par l’attitude de leurs dirigeants qui prétendaient que la Norvège était l’un des pays les plus « verts » du monde. La popularité du premier ministre canadien s’est effondrée. Et l’opposition australienne a remporté les élections haut la main, après que les conservateurs aient été ainsi discrédités aux yeux du monde entier. Au Brésil, malheureusement, l’impact a été plus limité. Mais le président s’est malgré tout engagé à adopter les normes de comptabilité recommandées par les Nations Unies, et de s’engager pour une réduction durable des émissions de gaz à effet de serre brésiliennes.

Pendant ce temps, j’ai reçu quelques messages de Luiz, resté au Brésil. Des remerciements, à n’en plus finir. Et quelques mots doux qui me poussent encore à croire qu’il ne mentait pas, ou du moins pas totalement, lorsqu’il me disait qu’il ne s’était pas rapproché de moi par pur intérêt professionnel.

Et puis, un matin, Filip a reçu un message. Très tôt. Beaucoup plus tôt que d’habitude. Il faisait encore nuit dehors. Il n’était même pas sept heures du matin. Après l’avoir lu, il a jugé bon de me réveiller en urgence.

- Loïc, tu dois voir ça !

Je lis le message non sans difficulté, les yeux encore embués de sommeil.

« Message à l’attention du service presse. Une enquête interne menée par le service des ressources humaines, aidé par le service informatique, a révélé que les informations rendues publiques par le consortium international de journalistes pour le climat ont été transmises illégalement par un lanceur d’alerte actif au sein de notre institution. L’employé(e) en question est actuellement en poste au service climat. Des mesures administratives ont été prises en conséquence, avec application à compter d’aujourd’hui, midi, heure de New York ».

*

Je ne crois pas être déjà allé au travail avec la peur au ventre, comme aujourd’hui. Dans le métro, je suis pris de tremblements incontrôlables à plusieurs reprise, au point que je dois terminer le trajet à pied. L’air frais de ce début d’hiver et la sensation d’être invisible au milieu de la foule qui arpente les trottoirs parviennent à me calmer un petit peu. Pour autant, une fois arrivé au bureau, je n’en mène pas large.

L’information n’a pas circulé à tous les employés, seul le service presse a été informé pour le moment, au cas où il faudrait faire une déclaration publique. Erika, Sanjay et Louise m’accueillent donc chaleureusement, comme si de rien n’était. Ils ne se doutent encore de rien. Toutefois, quand Ewelina passe sa tête dans l’embrasure de la porte et me dit qu’Idriss veut me voir dans son bureau, je dois me rendre à l’évidence : je suis grillé.

Je me lève péniblement de ma chaise et suis Ewelina jusqu’au bureau d’Idriss. Je sens qu’elle évite mon regard, et ne prononce que quelques mots banals et formules convenues, ce qui ne lui ressemble pas. Aucun doute, elle est au courant, elle aussi. Et ce n’est pas étonnant. Idriss le lui aura dit. Quand je pénètre enfin dans le bureau de mon chef, ce dernier est assis dernière sur sa chaise, la mine grave et le regard sévère. Il me fait signe de m’assoir, sans un mot. A ma grande surprise, Ewelina prend place à côté de moi. Il semble que cela ait été décidé ainsi avant même que je ne sois convoqué. Soit.

Le silence qui règne dans la pièce est insupportable. Sans que je puisse m’en empêcher, les tremblements reprennent. Je dois poser mes mains fermement sur mes cuisses pour tenter de les dissimuler, tant bien que mal. Finalement, Idriss rompt le silence. La voix calme, posée, mais sentencieuse.

- Loïc, je ne vais pas y aller par quatre chemins. J’ai été informé hier soir par les ressources humaines du fait que le service informatique ait remonté la trace des informations ayant fuité dans la presse ces derniers jours, et que cette trace mène jusqu’à toi. Je sais bien que tu es parfaitement conscient des sanctions auxquelles tu t’exposes, donc je ne vais pas te faire l’affront de les rappeler.

Il marque une pause. Suffisamment longue pour me laisser le temps de me remémorer les nombreux articles du code de bonne conduite et d’éthique que j’ai violé en agissant de la sorte. Puis il reprend.

- Je vais te demander deux choses. Je crois qu’au fond de toi-même, tu me sais être digne de confiance, quelques soient les circonstances. Je mets un point d’honneur à gagner la confiance de mes employés. Et j’espère pouvoir en retour compter sur ton honnêteté.

J’acquiesce sans oser soutenir son regard noir et perçant.

- Est-ce que tu as bel et bien divulgué ces informations à la presse, et si oui, pourquoi ?

Je prends le temps d’ordonner mes pensées. J’ai bien conscience que ce n’est plus le moment de mentir. Ou même de chercher à cacher une partie de la vérité. Idriss a bel et bien gagné ma confiance, lorsqu’il s’est comporté avec tant d’élégance à mon égard, et ce en dépit des circonstances. Je décide donc d’opter pour la transparence la plus totale, advienne que pourra !

- C’est moi, oui, avoué-je. Et je l’ai fait parce que ça me semblait juste. C’est un ami journaliste qui m’a fait part de sa théorie sur les irrégularités comptables, et j’ai pu vérifier l’information avec l’aide de Sanjay – qui n’est au courant de rien et qui n’est pas en faute, ici, je tiens à le préciser. J’ai longuement réfléchi, et je n’ai pas pris cette décision à la légère, mais je ne le regrette pas. Les conséquences, même si je suis rétrogradé, même si je perds mon poste, seront plus positives que négatives.

Après ma longue tirade un poil larmoyante, le silence s’installe de nouveau dans la pièce. Idriss et Ewelina échangent un regard. Ewelina hoche la tête, lentement, et Idriss acquiesce, sans que je comprenne ce qu’il est en train de se passer. Finalement, c’est Ewelina qui reprend la parole, de la manière la plus inattendue qu’il soit, et avec un sérieux que je ne lui ai jamais connu jusqu’à présent.

- Idriss et moi avons discuté avant que tu ne viennes. Et, dans le cas de figure où tu dirais exactement ce que tu viens de dire, on a pensé à un plan d’action.

- Tout à fait, reprend Idriss, d’un ton plus conciliant. Je suis tout à fait d’accord avec toi pour dire que ton action a eu des répercussions positives, au-delà même de ce qui pouvait être espéré. Je considère donc que tu as agi pour le bien du service, au service de la cause que nous défendons tous, ici. Et j’estime que tu n’as pas à être puni pour cela. En revanche, ce n’est pas le point de vue des ressources humaines.

- C’est là que notre stratagème intervient, le coupe Ewelina. Je suis la seule personne ici à avoir tes codes informatiques, et la seule à pouvoir me connecter en ton nom, pour pouvoir régler des soucis en ton absence, en cas de besoin.

- Comme toutes les assistantes, précise Idriss.

- Et comme toutes les assistantes, reprend Ewelina, tout le monde pense que je suis stupide, influençable et manipulable. Et faible, aussi. Il ne serait pas étonnant que je sois celle qui ait craché le morceau, peut-être même sous la contrainte ? Et comme je suis déjà en bas de l’échelle hiérarchique, il n’est pas véritablement possible de me rétrograder.

Je commence à voir où Idriss et Ewelina veulent en venir. Je tente de protester, mais Idriss me coupe immédiatement, sans me laisser la chance ne serait-ce que d’ouvrir la bouche.

- Ewelina ne risque rien ! J’ai un entretien avec les ressources humaines d’ici une heure. Je leur dirait qu’Ewelina est indispensable à la survie du service, qu’elle a commis une erreur, certes, mais qu’elle en a été forcée par un harceleur en ligne, qui l’a menacée de publier des photos intimes sur internet.

- J’ai même les photos en question pour appuyer mon témoignage, dit fièrement Ewelina.

Elle me montre son téléphone, sur lequel figure une magnifique photo d’elle, nue, certes, mais absolument pas vulgaire, visiblement prise par un artiste photographe dont Ewelina aurait été la muse, ce qui n’a rien d’improbable au vu de la plastique de la belle polonaise.

- Je sais que ta première réaction sera de refuser, Loïc, concède Idriss. Mais je veux que tu comprenne que tu as es d’une grande valeur pour le service, et que je refuse de te voir sacrifié par les ressources humaines pour une action qui, au final, sert les intérêts de notre institution. Donc, s’il te plait, je te conjure d’accepter et de laisser Ewelina et moi nous occuper d’étouffer l’affaire.

Je reste pantois. Abasourdi par cette offre dont le degré de générosité, de compréhension et de bienveillance me laissent sans voix. Quand je repense à la discussion que j’ai eu avec Hristov, un an plus tôt, la configuration n’était pas si différente, moi seul face à mon chef, en position de faiblesse, après avoir bafoué les statuts. Mais le ton adopté et les solutions proposées sont si diamétralement opposées… Je n’étais pas préparé à ce que l’on envisage de prendre ma défense. J’avais déjà fait mes cartons, mentalement, et préparé mon départ, en catimini, sous le regard médusé d’Erika, de Sanjay et de Louise. Enfin, peut-être pas de Louise, que j’imagine bien m’applaudir et me suivre dans l’ascenseur, avant de mettre feu au bâtiment et d’organiser une manifestation en mon soutien au pied de l’immeuble en proie aux flammes.

Coupant court à la fuite en avant cérébrale en train de se produire dans ma tête, Idriss achève notre entretien de manière radicale, et nous chasse de son bureau, Ewelina et moi.

- Je dois préparer l’entretien avec les ressources humaines. Loïc, tu retourne à ton poste, et tu fais comme si de rien n’était. Ewelina, prépare ton speech. Les ressources humaines te convoqueront d’ici la mi-journée.

- Tu peux me faire confiance, affirme Ewelina.

Elle affiche un calme olympien, et n’a jamais eu l’air aussi sûr d’elle-même, elle qui exulte déjà d’ordinaire une confiance en soi assez déstabilisante. J’ai l’impression d’être entre de bonnes mains.

*

Vers midi, Idriss sort de la réunion avec les ressources humaines, le visage tendu. Mon cœur se serre. J’espère de tout cœur qu’il n’arrivera rien à Ewelina. Si c’est le cas, je me dénoncerait d’office, de toute manière. Je ne pourrais pas le supporter. A moins que ça ne fasse qu’empirer les choses ? Et que cela n’incrimine Idriss en plus d’Ewelina. Je ne sais plus quoi penser… Mieux vaut ne pas y réfléchir, pour le moment. Ewelina n’a pas été mise à la porte, elle n’est même pas passée sur le grill des ressources humaines. J’aviserai en temps voulu.

Vers treize heures, c’est au tour d’Ewelina d’être convoquée. Elle passe devant le bureau, imperturbable, la tête haute et le visage serein. Combattive. Résignée. Comme si elle avait déjà accepté son sort. Je m’en mords les doigts. La larme à l’œil. Je me sens lâche, bête et inutile. Incapable de me concentrer sur quoi que ce soit en attendant qu’Ewelina soit de retour. Et, je l’espère de tout cœur, avec le sourire aux lèvres et la mine victorieuse. Les minutes se font lentes, insupportables. Je ne tiens plus en place. Mes jambes me démangent. Je voudrais faire les cent pas dans le bureau, mais mes collègues me prendraient pour un fou. Ils n’auraient pas tout à fait tort, d’ailleurs. Soudain, je reçois un message. C’est Luiz.

« J’espère que tu vas bien ! Ici, les demandes d’interview s’enchainent, je vais devoir rester au Brésil quelques semaines encore. Mais je reviens vite à New York, je te promets. Je pense bien à toi. Je t’embrasse fort, et j’espère te voir bientôt ».

Il ne manquait plus que ça ! Qu’on rajoute à l’angoisse qui me noue déjà étroitement l’estomac encore une petite dose de culpabilité et, plus égoïstement, aussi, un léger sentiment d’abandon, ma foi franchement désagréable. J’ai comme un pressentiment que je ne reverrai jamais Luiz, que je lui ai déjà suffisamment servi comme ça, et que je ne vaux pas grand-chose à ses yeux désormais que je ne lui suis plus d’aucune utilité journalistique. Je me suis vraiment fait avoir en beauté. Si Ewelina en paie le prix, je ne me pardonnerais jamais.

Puis, finalement, une bonne heure plus tard, Ewelina passe de nouveau devant le bureau. Un large sourire aux lèvres. Elle me fait un signe discret de la tête. Comme pour dire « tout est arrangé, ne t’en fais pas ». Je laisse échapper un grand « ouf » de soulagement. Je ne suis pas en danger. Je ne vais pas perdre mon poste. Et elle non plus. Je lui dois vraiment une fière chandelle. J’espère le plus sincèrement du monde que j’aurais l’occasion de lui rendre la pareille.

*

Je rentre à l’appartement avec une drôle de sensation dans le ventre. Un mélange de soulagement, d’incrédulité, et quelques relents de culpabilité et d’angoisse. Comme si je m’étais trop facilement tiré d’affaire. Et que j’allais forcément le payer, d’une manière ou d’une autre. C’était trop beau pour être vrai. Décidant de célébrer ce « casse du siècle », j’ouvre une bouteille de vin et me sert un verre. Je trinque seul à la santé d’Ewelina, et commence à réfléchir aux différentes manières dont je pourrais repayer ma dette envers elle. A part lui donner un de mes reins, ou un poumon, à la rigueur, je ne vois pas. Et encore faudrait-il qu’elle en ait besoin. Je ne vois pas comment la remercier à la hauteur de son geste. Il va falloir que je cogite sérieusement.

Je suis interrompu dans ma réflexion par Filip, qui rentre du travail, et me découvre, stupéfait, attablé au bar, le nez plongé dans un immense verre de vin rouge. Il laisse tomber sa sacoche sur le sol, et me contemple en silence un instant, l’air désolé, les épaules baissées et les bras ballants. Puis, il parvient à formuler une phrase ;

- C’est pas vrai, se lamente-t-il, j’en étais sûr. Tu t’es fait virer ?

- Non, réponds-je, légèrement surpris par sa réaction, pourquoi tu dis ça ?

Il me jette un regard suspicieux, avant de poursuivre.

- Je ne sais pas, tu n’as pas l’air dans ton assiette. Et tu bois seul. Et avec le message que j’ai reçu ce matin… Il n’y a pas trente-six personnes au service climat.

- Ce n’est pas moi la taupe, dis-je éhontément, si c’est ça que tu insinues !

Je tente tant bien que mal de cacher cet énorme mensonge derrière une forme d’agressivité tout juste contenue, une offuscation de principe. Après tout, si je n’étais pas « la taupe », comme dirait l’autre, je devrais être particulièrement insulté par les doutes de Filip. Mais ce dernier n’a pas l’air d’être franchement convaincu par ma prestation.

- Tu en es sûr ? dit-il d’un ton doucereux. Tu sais, Loïc, je ne serais pas fâché si c’était toi. Celui ou celle qui a fait ça est plutôt courageux, au final. Mais j’apprécierais que tu me le dises.

- Ce n’est pas moi, désolé…

J’insiste. M’enfonce dans mon ma traîtrise. Pourtant, il vient de me tendre un sacrée perche. Je ne sais pas pourquoi je la refuse. Par peur qu’il me dénonce ? Non, pas vraiment. Je crois plutôt que je tente déjà de réécrire l’histoire dans ma propre tête, comme l’auraient sans doute voulu Idriss et Ewelina pour être sûr de ne jamais être pris en défaut et de protéger notre secret collectif. Mais, manifestement, ça ne fonctionne pas avec Filip. Je le vois bouillir devant moi. De plus en plus agacé par mon attitude. Les mâchoires serrées par la colère. Ses yeux gris d’ordinaire si paisibles, si rassurants, se font tempête, et, d’un ton empreint de mépris que je ne lui connaissais pas, il me jette l’invective suivante :

- Tu vas continuer à me mentir longtemps, comme ça ?

- Je te demande pardon ? dis-je, interloqué.

- Je ne suis pas un imbécile, Loïc. Je sais parfaitement que c’est toi qui a refilé le dossier à la presse. Et d’ailleurs, tu n’as pas donné que le dossier. Tu as donné de ta personne, aussi, si je ne m’abuse…

- Quoi ?

- Tu croyais que je ne remarquerais rien ? Tes excuses bidons pour sortir le soir, et revenir à pas d’heure. Tes absences, répétées. Et surtout, ton absence, quand tu es là, avec moi, complètement ailleurs, les yeux rivés sur ton téléphone, en attendant qu’il t’écrive.

Mon mensonge s’effondre devant mes yeux, mis à nu par Filip, dont j’étais loin d’imaginer les talents de perception et de déduction. D’ailleurs, il ne s’arrête pas là. Je proteste vaguement, mais commence à prendre conscience qu’il n’y a pas de retour possible. Je suis pris à mon propre piège.

- Mais…

- Ce n’est même pas la peine d’essayer de te justifier, Loïc. Je n’ai pas lu tes messages, je ne suis pas désespéré à ce point, mais j’ai vu le nom « Luiz » s’afficher mille fois sur ton écran. A toute heure du jour et de la nuit. Et curieusement, un des journalistes qui a fait éclater l’affaire s’appelle Luiz da Silva. La ficelle est un peu grosse, même pour un idiot comme moi, tu ne penses pas ?

- Filip, je ne sais pas quoi dire…

- Pour une fois !

Sa voix est cassante. Impitoyable. Je ne l’avais jamais vu réagir de la sorte. Avec violence verbale à la fois infinie, mais aussi si calme et mesurée qu’elle en est proprement terrifiante. En même temps, j’ai clairement dépassé les bornes. Ce que j’ai vécu avec Luiz est allé bien au-delà d’une simple tromperie d’un soir, d’une relation purement basée sur le sexe, pour m’amuser, me changer les idées. Je crois en être presque tombé amoureux, de cette magnifique crapule, stupide que je suis.

- Je pense qu’il vaut mieux qu’on en reste là, toi et moi, lâche soudain Filip, d’un ton dédaigneux.

Sa phrase résonne comme une sentence, et n’appelle à aucune discussion supplémentaire. Je tente malgré tout une dernière approche, des fois qu’il change d’avis de lui-même. Je ne suis clairement pas en mesure de renverser la vapeur de ma propre initiative.

- Comment ça ? demandé-je timidement, la voix déjà craintive de la réponse qui, je le sais déjà, sera la sienne.

- Tu n’es clairement pas heureux avec moi. Je ne suis pas jaloux, loin de là. Ça m’est égal que tu prennes du bon temps avec un autre, de temps en temps. Mais je n’ai rien à faire avec un type qui n’a qu’une hâte : partir tôt le matin, et rentrer le plus tard possible le soir, de préférence en se faisant un journaliste et en lui refilant des informations confidentielles du boulot entre-temps. Je pense que, pour toi comme pour moi, il vaut mieux qu’on arrête avant qu’il ne soit trop tard, et qu’on se quitte dans six mois en se détestant l’un l’autre, plus que je ne déteste déjà, là, tout de suite.

- Je… Tu as raison.

- Je suis juste incroyablement déçu, ajoute-t-il, me crevant littéralement le cœur. Je veux que tu le saches. J’avais vraiment l’espoir d’être tombé sur quelqu’un de bien, avec toi.

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