Le perce-masque

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— Enfin, te voilà. On me dit qu'un passager clandestin s'est glissé parmi nous. Je ne te demanderai pas ce que tu fais ici. Les flots sont éloquents. Tu t'es déjà répandue dans toutes leurs abysses.

Les yeux d'Emerson glissèrent prudemment jusqu'à son interlocutrice et toisèrent sans réserve le petit être tout encapuchonné qui s'adressait à elle.

— Vous devez être le Mage.

— Je ne puis te répondre : « en chair et en os » !

Et l'étrange silhouette, dissimulée sous son immense manteau, de commencer à tourner autour de la jeune femme.

— Tiens, comme tout cela est singulier...

— Quoi donc ? demanda Emerson sans cacher son agacement.

— Ta présence ici, mon petit. À quelques stigmates près, tu sembles parfaitement t'accommoder de ton côté du réel. Alors, pourquoi diantre t'être aventurée en des contrées qui te paraissent si hostiles ?

Le Mage leva sur l'intruse la fente impénétrable qui lui tenait lieu de visage. À l'agacement d'Emerson vint s'ajouter l'intolérable sensation d'être l'objet d'une analyse ; réifiée sans mesure par un regard absent qu'elle ne pouvait pas même confronter en retour.

Alors qu'elle s'apprêtait à répondre à la question posée, résolue au cynisme comme ultime contre-attaque, une main invisible étouffa sa parole.

Tu-tu-tu, chantonna le Mage en secouant la tête. Inutile de répondre. Nous savons toutes les deux que tu t'es introduite en ce songe pour de bien vils prétextes. Jamais tu n'aurais dû pouvoir franchir la frontière, et pourtant... Il semblerait que tu sois notre nouvel Orphée.

— Et vous seriez le serpent ?

— T'es-tu jamais demandé pourquoi Orphée s'est retourné ?

— Eh bien, je ne peux que le supposer...

— Tu le verras bientôt de tes yeux. Si tant est qu'il te reste des yeux, sous cette enveloppe ridicule.

Le tissu plissé de son menton désignait alors la personne d'Emerson.

— Allons, mon petit, susurra la capuche tandis que la main invisible effleurait la joue de la jeune femme. Tu te doutes bien que je ne puis te laisser impunément violer le monde qui te répugne. C'est une mise à l'épreuve, n'est-ce pas ce que tu disais ? Si tu désires réellement mener à bien ta quête, il te faudra affronter le perce-masque.

— Le perce-masque ? répéta-t-elle incrédule.

— Vois-tu, pour accéder à la Cité, tout être doit d'abord subir la Libération, expliqua le Mage en s'éloignant. Lorsqu'une âme est libérée, toute attache avec le monde matériel se rompt. Mais pour ce faire, il est primordial qu'elle le veuille sincèrement. Or, ce n'est pas ton cas. Tu n'as pas encore renoncé à tes besoins physiques et, si tu veux mon avis, il est peu probable que tu te résignes un jour à abjurer tes passions. Toutefois, tu as plongé de ton plein gré dans le monde des idées, tu t'es confrontée à l'horreur de ton subconscient et tu sembles déterminée à mener à bien les desseins qui t'animent. Le perce-masque est un laisser-passer. Grâce à lui, il te sera possible de débarquer dans la Cité sans avoir à renier définitivement la réalité dont tu nous est venue.

— Je ne comprends pas. S'il est possible de ne pas avoir à choisir entre un monde ou l'autre, pourquoi ne pas proposer à tout le monde d'utiliser le perce-masque ?

Un rire mesquin secoua le buste de femme drapé sous le long manteau.

— Nul ne peut se satisfaire éternellement de l'indécision, trancha le Libérateur. S'en remettre au perce-masque a un prix dont rares sont prêts à s’acquitter.

— Et qui vous dit que j'y suis résolue ?

— Ma pauvre, tout ton cœur m'en supplie !

Emerson déglutit. Elle n'avait en effet pas parcouru tout ce chemin pour capituler si près du but. En outre, quel masque restait-il à percer, à présent que les profondeurs de sa conscience se trouvaient étalées à la vue de tous ?

— Le perce-masque, je te prie, Frake !

À l'appel du Mage, un drôle de garçonnet vêtu comme un pirate s'avança sur le pont. Il découvrit ce qui demeurait de ses dents en adressant à Emerson un sourire de défi. Puis, de la seule prunelle que son cache-œil laissait valide, il tint la passagère clandestine bien dans sa ligne de mire pour se ruer sur elle et dégaina le sabre qui pendait à sa taille. La jeune femme recula d'instinct. Cependant son dos heurta le parapet et elle se retrouva bloquée, à la merci de la terrible lame. La pointe affûtée du perce-masque rencontra sa poitrine et, d'un geste assuré, l'enfant-pirate fendit son ventre en deux. Une douleur insoutenable submergeait Emerson tandis que son enveloppe se désagrégeait. L'horizon se troublait. Il lui semblait entendre le babillement rauque du clébard bipède qui sans doute l'enjoignait de tenir bon, mais les syllabes les unes après les autres se fracassaient contre un mur insensible soudain dressé entre elle et le reste du monde.

Tremblante, elle osa baisser les yeux sur son thorax endolori. Elle découvrit le perce-masque, proprement enfoncé en travers de son buste sans qu'aucune goutte de sang ne débordât de sa plaie. Inexplicablement, dessous l'enveloppe qui venait de lui être ôtée, s'en trouvait une semblable, absolument identique à cela près que le fer tranchant ne semblait l'accabler.

Emerson était intacte. Pourtant, sans qu'elle pût l'expliquer, elle sentait qu'une barrière avait cédé en elle. Une barrière dont elle ignorait jusqu'alors l'existence même. Pendant qu'elle luttait pour ne pas défaillir, sur le pont, les trois compères l'encerclaient. L'étau qui se refermait autour d'elle oscillait : tantôt rassurant, sitôt menaçant. Et elle de tendre une main ridicule vers les passeurs qui depuis le début s'évertuaient à la distordre.

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