"Le jeu, c'est tout ce que l'on fait sans y être obligé" de Mark Twain

          Pour une fois qu'elle ne réfute pas un ordre qu'il lui donne, la slave vient poser son fessier sur le coussin, dans leur petit coin dédié et ne pipe mot ce faisant. Sans doute surprise par l'aplomb de son interlocuteur, elle tente de comprendre, de discerner la raison. Mais parfois la raison n'a pas sa place dans le monde du De Machaut qui se laisse alors guider par la folie de l'instant. Depuis leur rencontre, le vieil homme à la canne n'a de cesse de mieux connaître la Blanche. Question sur question, regard sur œillade, aucun mot n'est laissé au hasard, aucun aveu passé sous silence. Que sait-il pourtant après autant de temps ? De son passé, pas grand chose. De sa personnalité bien plus. De la complexité de son être, il s'est taillé une ébauche, dessinée à l'encre de la vie, fidèle aux traits qu'elle dépeint malgré elle. Seule, elle ne l'est jamais. Habitée, elle l'est toujours. Il a connaissance de cet autre elle qu'elle cache du mieux qu'elle peut mais qui parfois surgit, au détour d'un mot, d'une simple réaction. Une soir, il a vu dans ses yeux les ténèbres qui la font tenir debout et s'est pris d'une inéluctable résignation à en comprendre la nature. Un mot revient plus souvent, un adjectif qui met un nom sur cette présence. L'avocate.

- Bonsoir, De Machaut. Jouer ? À quoi donc, Piastre ?

          Sur la table entre eux ne demeure qu'une énième bouteille de vodka dont il connaît le goût prononcé de la jeune femme pour. Ils vont donc jouer. Le jeu sera simple et la règle unique. Le but bien sur étant toujours d'amener Yulhia à se dévoiler, à briser la glace qui l'entoure et laisser les flammes piastrines lécher sa peau d’albâtre. S'il y a bien une image qui correspond parfaitement aux deux, c'est celle du feu et de la glace, que tout oppose si ce n'est leur morsure. Il reste encore à déterminer qui de l'un ou de l'autre remportera le duel, destin qui les lie sans savoir s'en défaire.

- Bonsoir De Kravits. Jouer ? Mais à un jeu d'alcool, Yulhia.

          Aussitôt, d'un bond trop agile pour son âge, l’Éclopé à la Canne fait un aller retour sans se servir de son accessoire d'apparat. Il s'en retourne avec deux verres qu'il pose, l'un en face d'elle, l'autre près de lui. Il reprend ensuite place pour afficher un sourire joueur et confiant sur son visage buriné. Ils n'auront besoin que de courage et beaucoup d'alcool pour ce jeu qui les obligera à se dévoiler plus que de raison. Il n'y a plus totale nudité que celle de l'âme quand le jeu s'y prête.

- Les règles sont simples. Je vais vous poser une question de mon choix. Vous aurez alors l'obligation d'y répondre avec honnêteté. Si vous refusez et c'est votre droit, vous devrez en revanche boire cul sec un verre de notre alcool le plus fort. A votre tour, vous pourrez me poser une question, qui se doit d'être différente de la précédente, et le même choix se présentera pour moi. A tour de rôle nous enchaînerons questions et réponses, ou questions et verres. À mesure que l'alcool nous montera à la tête, il désinhibera nos esprits, vaincus par le corps. Le résultat sera surprenant, j'en suis certain.

          Ce qu'il tut en l'instant, c'est qu'il espérait vivement faire sortir l'Avocate de sa cage, au moins le temps d'une soirée, ne serait-ce que pour enfin au moins une fois pouvoir l'affronter et gagner auprès elle le droit ultime de fréquenter la Blanche, droit qu'elle lui refuse à en croire les paroles de la jeune femme.

- Avant que vous ne grogniez de mécontentement, je commence et voici ma question : avez-vous déjà tué ?