2

4 minutes de lecture

Tout est allé très vite avec Loïc. Seulement quelques semaines nous ont suffi pour devenir un vieux couple. Il passait le plus clair de son temps chez moi, car j’habitais seul et lui non. C’était un véritable bourreau de travail, j’étais un vrai bohème. Nous travaillions parfois côte à côte. Enfin, lui travaillait, je passais le plus clair de mon temps à l’embêter, en l’enlaçant par derrière et en lui baisant la nuque. Parfois il aimait ça, parfois ça l’agaçait, car il essayait de rester concentré. Moi ça m’amusait. Quand il était là je me sentais léger.

Il y avait un truc qu’il adorait par-dessus tout, c’était me faire goûter des choses. Il a eu un énorme fou rire devant ma tête dégoutée alors que je mâchais du poulpe. Chaque nouvelle dégustation était bien sûr accompagnée d’une nouvelle boisson. C’était la règle. Nous avons goûté de très nombreux champagnes, pratiquement testé tous les cocktails à base de rhum (mon alcool préféré) et bu des vodkas (son alcool préféré) à la douceur et au moelleux incomparables. Les mélodies qui accompagnaient ces mets m’enchantaient tout autant que les plats en eux même. C’est pourquoi je m’interrogeais : nous partagions tout, mais pas ça. Pas la musique qu’on entendait.

« Pourquoi tu ne m’as jamais demandé ? »

J’avais fini par poser la question.

« Te demander quoi ? Il répondit, interloqué.

- Ce que j’entends quand je bois !

- Je ne savais pas que c’était si important pour toi. »

Il partit en direction de la cuisine, comme de rien n’était. Je le suivis et renchéris.

« Ça ne l’est pas vraiment, mais ça me trotte quand même dans la tête depuis un petit bout de temps. »

J’avais l’impression qu’avec ce sujet très commun, j’avais mis le doigt sur quelque chose de très intime. Il répondit, avec un regard attendri.

« Écoute, si c’est si important pour toi, je te le demanderai.

- Vraiment ?

- Vraiment ! Dès ce soir même ! J’ai trouvé un crémant qui ira parfaitement avec les pâtes aux seiches.

- D’accord, tu pourras aussi me dire ce que t’entends.

- Ah ça par contre je ne pourrai pas. »

Il avait répondu très sèchement. Je pense qu’il a dû voir sur mon visage mon étonnement parce qu’il s’est empressé d’ajouter :

« Non non non ce n’est pas parce que je ne veux pas, c’est parce que je ne peux pas. C’est tout. Je suis atone ! Désolé de ne pas te l’avoir dit plus tôt, mais je ne pensais pas que ça comptait autant pour toi. »

Atone, c’est le nom qu’on emploie pour désigner les personnes pour qui l’alcool musical n’a pas d’effets. Pour eux, tous les alcools, c’est comme la vinasse de contrebande, ça saoule mais en silence.

« Désolé, balbutiais-je, je ne savais pas que c’était pour ça. Je suis bête, ça doit déjà être compliqué pour toi, et je viens d’en rajouter une couche… »

D’abord j’avais été énervé contre lui. Piqué dans mon égo je pensais que s’il était si désinvolte sur ce sujet, alors ça voulait dire qu’il se fichait de pas mal d’autre chose à propos de moi et donc par extension qu’il ne tenait pas à moi. Un esprit éprit est le pire des conseillers. Maintenant, je n’éprouvais pour lui plus que de la compassion, mélangée à un peu de pitié. De la honte aussi. Honte d’avoir appuyé sur un sujet que je considérais sensible. Le silence était pour moi quelque chose d’insupportable, alors le subir en plus quand on boit, je n’osais imaginer. Parce que c’est un peu ça l’alcool, essayer de quitter le réel, de transformer le moment artificiellement pour qu’il paraisse juste un instant plus léger. Je me souvenais aussi comment l’alcool musical avait changé ma perception de la boisson. J’avais presque des nausées en repensant aux alcools que je pouvais boire au lycée, aux gueules de bois affreuses ou j’étais confronté à ma propre déchéance en attendant que ça passe, et j’imaginais que c’était pareil pour lui, à chaque fois qu’il buvait. Bref, je me figurais sa vie comme un enfer et je me retrouvais désemparé. Je voulais l’aider, lui montrer que j’étais avec lui dans cette galère, mais je ne savais comment.

Ma surprise avait laissé place à une sorte panique sur mon visage. Lorsque, à force de marmonner des paroles réconfortantes, il comprit que je me sentais triste pour lui, il rit d’un rire joyeux qui me fit questionner sa santé mentale.

« Ah non mais je te rassure ça va très bien ! C’est un peu comme les daltoniens, on voit le monde autrement c’est tout. Et je trouve ça pas plus mal, on apprend à plus écouter les autres ! »

Nous avons continué à discuter du sujet et de comment il vivait ce que je considérais alors comme un handicap. Il m’expliquait que finalement ce n’est pas très grave, il fait comme à l’ancienne, et se concentre plus sur le goût et la qualité de la boisson. C’est pourquoi on buvait généralement très bien lors de nos repas ensemble. Je restais sceptique mais son discours me rassurait. Nous avons fini par parler d’autre chose, et le sujet n’est jamais vraiment revenu entre nous, mais était resté au fond de ma tête. Surtout une petite phrase qu’il avait dite, et qui reste avec moi encore aujourd’hui : « Parfois le bonheur, c’est s’oublier soi pour profiter des autres. »

Annotations

Vous aimez lire Patataburger ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0