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On s’était donné rendez-vous devant le bar à bières musicales de Muriel. J’étais en avance comme d’habitude. Quand il arriva, je le reconnus à sa tignasse brune. Il avait la même coupe que sur sa photo et le même sourire charmeur. Muriel nous a installé en terrasse, autours d’un vieux bidon rouillé qui sert de table. Je savais déjà ce que je voulais, lui non. Il parcourut la carte, un peu perdu dans le choix, et se décida sur une Indé Pale Ale. J’ai pris ma Rock’n’Rousse habituelle. Nous avons trinqué.

La bière musicale, elle se boit, mais surtout s’écoute. Je ne me souviens plus exactement quand, mais il y a quelques décennies, une molécule chimique a été découverte. Elle a la particularité de pouvoir tromper le cerveau, le goût devient auditif. Par un processus complexe, et grâce à l’alcool avec lequel on la mélange, elle se diffuse lentement dans l’organisme, et nous fait entendre une véritable musique. La molécule a eu un tel succès qu’aujourd’hui, il n’existe pas une seule boisson alcoolisée sans elle.

J’essuyais mes mains suantes de stress sur mon pantalon, et je buvais avidement, dans l’espoir que l’alcool me détende un peu. Dans mes oreilles, j’entendais Creep de Radiohead. Nous échangions des banalités. Il s’appelait Loïc. Nous avons parlé de nos boulots, de nos passe-temps, de notre vie en général. Au fur et à mesure des gorgées, la musique changea pour du rock un peu désordonné, et je me sentais plus à l’aise.

Entendre sa boisson, ça n’est pas comme écouter de la musique. La mélodie vient de l’intérieur, comme une pensée qui enveloppe les pensées en quelque sorte. Bien sûr l’alcool rend toujours ivre, mais c’est une ivresse que je trouve plus supportable. Quasiment toutes les soirées que j’ai faites alors que je n’étais pas en âge de consommer légalement de l’alcool, j’ai bu de la boisson de contrebande, sans son, à l’ancienne. La première fois que j’ai goûté à un alcool musical c’était juste après mon 21eme anniversaire. J’étais en plein milieu de mes études, et je prenais pour la première fois à boire dans un bar. D’après mes amis j’ai passé la soirée les yeux ébahis, commandant toujours plus de cocktails. En me réveillant le lendemain, j’avais un mal de crâne horrible, et un énorme trou noir, dans ma mémoire et dans mon compte en banque. Ce n’était pas la première ni la dernière fois que je consommais de l’alcool en excès, mais cette fois-là, comme j’étais encore légèrement saoul de la veille, une petite balade tranquille m’a accompagnée toute la journée.

L’alcool modifie nos perceptions, mais la musique, c’est un sentiment qui nous prend tout entier, saoul comme sobre. Un peu comme lorsqu’on écoute pour la centième fois la même chanson, mais que cette fois, on est dans un état d’esprit qui résonne parfaitement avec la musique. Les paroles sont comme une caresse, et on reste sur le siège du métro, contraint, figé par la beauté de ce qu’on entend, les larmes aux yeux. Ou au contraire, on se sent héroïque, prêt à relever n’importe quel défi, et on traverse la rue comme si on partait en guerre. L’alcool musical c’est ça, mais ça n’arrive pas par hasard au détour d’une liste de lecture, c’est à chaque gorgée. C’est simple, rapide et relativement bon marché. Ça peut vite devenir addictif.

Avec Loïc, on discute un peu de tout et de rien. Ça peut paraître assez banal pour un premier rendez-vous, mais vous n’imaginez pas le nombre de discussions que j’ai pu avoir où j’avais l’impression de me forcer. Des conversations remplies de pauses inconfortables et de maladresses, où la chimie ne se fait pas, l’avancement de la réaction est nul, le mélange n’est pas miscible. Avec lui c’est tout le contraire. On parle aussi bien de cuisson de baguette que de la rationalisation des plaisirs.

Nous avons fait la fermeture du bar. Un peu chancelants sous l’effet de l’alcool, mais raisonnablement saouls, nous nous sommes introduits dans un jardin des environs, pour s’allonger sur l’herbe et observer les étoiles. C’était là un prétexte pour ne pas finir la soirée tout de suite. Je le savais et lui aussi. Il faut dire qu’à cause de la pollution lumineuse, les étoiles étaient à peine visibles. Mais nous n’osions pas le dire, peut-être par simple peur qu’évoquer clairement le prétexte ferait perdre au moment sa magie. Nous avons discuté ainsi jusqu’à ce que la fatigue nous prenne, et nous avons fini par nous endormir enlacés, après avoir échangé notre premier baiser. Au petit matin, chassés par la rosée, nous sommes finalement rentrés, chacun chez soi, avec la promesse de se revoir rapidement.

Il y a un sujet que nous n’avons pas évoqué de toute la soirée. Un sujet assez banal et commun pour remarquer que son absence ne l’est pas. A aucun moment, lui ou moi n’a parlé de ce qu’on entendait avec nos bières musicales. C’est quand même le brise-glace de prédilection. D’autant plus que dans le bar de Muriel, avec la quantité d’alcools différents sur la carte, il y avait matière à discuter. Mais là, non. Il m’a fait un petit compliment en arrivant, j’ai rebondi dessus, il a relancé, et nous n’avons pas arrêté de parler toute la soirée. Et c’est même en rentrant chez moi que je me suis fait la remarque, parce que je ne me souvenais absolument pas de ce que j’avais entendu moi-même après la première tournée.

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