La pluie crépitait sur les toiles des tentes. L'approche d'une tempête avait fait abandonner le champ de bataille aux armées respectives des seigneurs Manh-Ghjur et Zha-Ski, et chacune avait regagné son campement en attendant que la colère du ciel ne passe. Au grand dam de Marius, qui aurait préféré en finir une fois pour toute !
Le jeune mage n'aurait d'ailleurs jamais dû se trouver là. Il n'était pas de noble naissance, et n'aurait, à ce titre, pas dû intégrer l'école des mages. Il ne devait cet "honneur" qu'au fait que le seigneur que servait son père, ne voulant se séparer de son propre fils, avait préféré envoyer celui d'un manant en lieu et place de son sang. Mais le jeune homme avait bien trop de fierté pour se dérober à ce qui était devenu son devoir : protéger le royaume en tant que mage. Enfin, à y regarder de plus près, il semblait que ce fût surtout la concurrence avec Karlha, cette pimbêche, qui le faisait rester sur les lieux.
Karlha était de la même caste que lui : celle du Duc des Enfers, Aguarès. Moins puissante que Marius, la jeune fille possédait néanmoins une maîtrise bien plus grande des sortilèges en tous genres, des potions, et, surtout, de son familier : Wruck. Ce dernier ressemblait à un énorme crapaud grisâtre recouvert d'épines. Lorsqu'il les faisait vibrer, il pouvait, à loisir, rendre amoureux ou fou les personnes qu'il ciblait, les rendre loquaces, les faire s'endormir, ou encore provoquer en elles une intense douleur. Wruck obéissait à Karlha au doigt et à l'œil.
À cette pensée, Marius donna un grand coup de pied dans la cage de Ku'gath, son propre familier. La cage vola à travers la tente et heurta les meubles et caisses superposés çà et là, répandant le mucus visqueux de Ku'gath un peu partout. Le juron que poussa le jeune homme fut couvert par le tonnerre qui éclatait au-dessus du campement. Ku'gath était un diablotin verdâtre et immonde, dégoulinant d'un mucus chargé de maladies. L'apprenti magicien se devait de le tenir enfermé dans une cage à oiseau afin que le familier n'engendre point d'épidémie dans les rangs de l'armée qu'il était censé aider. Alors que Ku'gath s'excitait dans sa cage, émettant cris stridents, et autres sinistres grincements, Marius pestait intérieurement : il lui faudrait nettoyer ce capharnaüm avant que qui que ce soit n'entrent dans la tente.
Pour l'instant, tous étaient occupés à consolider les autres tentes, aidés par les sortilèges de Karlha. Pendant que lui, pourtant doté de puissants pouvoirs, avait été "condamné" à surveiller son familier. Car oui, Marius prenait cela pour une condamnation. Se retrouver lié à cette vile créature d'une pestilence sans nom était déjà un fardeau en soi. Mais en plus, se retrouver relégué au rang de "nounou de troll", comme le disait si bien Karlha, pendant que chacun se rendait utile sur le campement, ne faisait qu'attiser la colère de l'apprenti magicien.
Le jeune apprenti commença alors à agiter ses mains au-dessus des taches visqueuses qui parsemaient la tente. Se faisant, il psalmodiait d'incompréhensibles incantations qui, semblait-il, devaient permettre de faire disparaître toutes traces de mucus... Mais qui se révélèrent assez peu efficaces.
- Hé ben alors, Marius le Mucus ? Tu t'es encore laissé aller ?
Marius se retourna sur la silhouette bouffie de sa rivale. Visage porcin, teint rubicond, petits yeux pâles enfoncés sous les arcades, Karlha devait certainement être le résultat d'une mauvaise expérience visant à accoupler une truie et un singe. Ce qui ne l'empêchait pas, elle-même, de se considérer comme une "beauté incomprise, et, surtout, non-accessible au commun des mortels", pour reprendre ses mots exacts.
- C'est plutôt Ku'gath qui s'est laissé aller, répondit doucereusement Marius. Tu sais, il ne peut pas s'en empêcher. Dès qu'il pense à son fantasme, Karl'Affreuse... Shplac ! Il envoie la sauce.
- Hmm ! Tu ferais mieux d'apprendre à lancer correctement des sortilèges de nettoyage, parce que, si c'était moi qui te commandais, je t'aurais forcé à nettoyer tout ça avec ta langue, histoire de te motiver à t'améliorer, et de t'apprendre à parler aux dames.
- Je ne savais pas que les trolls femelles devaient être traitées comme des dames.
- Vu que toutes les femelles, toutes espèces confondues, te seront à jamais inaccessibles, tu devrais t'entraîner à faire la cour même aux trolls femelles.
- Si c'est là la seule façon que tu as trouvé d'inciter un mâle à te faire la cour, l'Affreuse, autant te prostituer tout de suite !
À ces mots, les yeux de Karlha se plissèrent en un regard mauvais. Elle leva ses bras en croix et s'écria, de sa voix nasillarde :
- Puisque tu veux jouer à ça : Wruck, Ǻñãĵ îäπ äčîū äřã'îπ ëřëм ëđůм äħĺ !
Le crapaud-hérisson pénétra alors sous la tente, sous le regard affolé de Marius.
- Non ! Non ! Tu n'oserais pas !! Espèce de sale folle-furieuse !!
Wruck fit vibrer ses épines d'une douce mélodie. Marius parut s'apaiser au fur et à mesure que la mélodie résonnait - agréablement - à ses oreilles. La colère qui enflait en lui s'apaisa également. Tout en observant Karlha, ses formes pulpeuses, son visage teinté de pétales de roses, et ses jolis yeux clairs qui posaient sur lui un regard mystérieux, Marius nageait dans le bonheur. Jamais il ne lui avait été donné de voir une pareille beauté. En cet instant, il se demandait pourquoi il n'avait jamais osé s'avouer ce qu'il ressentait vraiment pour Karl'Adorable. Sûrement, car lui-même n'était qu'un pauvre cloporte à côté de cette plantureuse et talentueuse magicienne.

- Allez, suis moi, le Mucus, fit-elle de sa voix angélique. Y'a du boulot dehors !
Ensorcelé par ses mots pleins d'assurance, Marius suivit sa belle hors de la tente, un filet de bave coulant lentement le long de son menton.
Ku'gath, pendant ce temps, glissait ses doigts filasses entre les barreaux de sa cage et, les insérant dans la serrure, déverrouilla le mécanisme qui le retenait prisonnier.