4-Eva-Lynne (Février 2018-Harlem)

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Contre toute attente, je dors plutôt bien dans l’appartement de Nick depuis que j’y ai emménagé. Peut-être parce que plus grand-chose ne peut m’atteindre depuis longtemps. Et puis, une fois l’espace réorganisé, je m’y suis tout de suite sentie à l’aise. À ma place. J’ai aussi trouvé ce dont j’avais besoin là où je m’y attendais, malgré le caractère un peu dispersé de mon cousin. Pour autant, lorsque je ferme les paupières, ce même frisson mélancolique me cueille toutes les nuits.

Lorsque nous nous parlions encore, je ne croisais Nick qu’entre deux avions, trop prise par ma vie d’artiste trépidante. Ensuite, la bête blessée que j’étais l’avait effacé de sa vie.

Je me secoue avant de m’habiller pour affronter cette nouvelle journée. Pas question de m’apitoyer sur mon sort. J’ai peut-être un petit pactole de côté mais je ne vais pas tenir longtemps dans cette ville sans travail. Et j’ose à peine imaginer le coût des rénovations de la bibliothèque musicale. Je me suis laissé deux mois pour prendre mes marques à New-York, me créer une routine avant de me jeter dans la vie active. D’ailleurs, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ma peau ? Ce n’est pas comme si je pouvais reprendre ma précédente carrière. Jamais. Je me le suis jurée.

Un léger tournis brouille ma vue alors que je tente de calculer mon budget pour les semaines à venir. Bon, si je ne mange qu’un seul repas par jour, ça devrait aller ! A ce moment précis, mon estomac se rappelle à mon bon souvenir par un grondement ostentatoire. Le frigo étant presque vide, je décide d’aller faire un tour. Je vais tenter mon café préféré du coin pour nourrir le gouffre qui a pris possession de mon ventre.

En sortant de l’immeuble, je réalise que la neige recouvre le sol d’une pellicule blanche étincelante. Je m’y suis faite petit à petit. De toute façon, c’est plus supportable sans les décorations de Noël, retirées peu de temps après mon arrivée.

Lorsque j’ai quitté la France, je n’en pouvais plus des guirlandes, des boules et des sapins qui foisonnaient à tous les coins de rues. Atterrir à New-York et être confrontée au même décor avait manqué de me faire reprendre l’avion dans l’autre sens. Par chance, j’ai su me raisonner ! Enfin, maintenant, je respire et cette journée ne pouvait pas mieux commencer.

Ragaillardie, je descends les quelques marches devant chez moi et décide de marcher au hasard. Mon sac à main rebondit joyeusement à chacun de mes pas alors que je remplis mes yeux d’images nouvelles. Je m’émerveille de sentir mes rouages se débloquer les uns après les autres.

En France, tout me rappelait ce qu’il s’était passé. Cette douleur omniprésente, cette envie de mourir chaque matin, dès que j’ouvrais les yeux. Il a fallu le décès de Nick, il y a un mois, pour stopper le vide immense dans lequel je me laissais tomber. Il a fallu que mon cousin adoré disparaisse pour que je me décide enfin à revivre.

— Il t’a nommée bénéficiaire testamentaire, m’avait annoncé mon père, estomaqué, en décrochant le téléphone.

— Quoi ?

J’avais cru mal comprendre, la faute aux antidépresseurs que j’avalais comme des bonbons. Je n’avais plus donné de nouvelles à Nick depuis deux ans. Comment aurait-il pu me faire cadeau de son appartement et de sa chère bibliothèque musicale ? Je l’avais repoussé, traité de tous les noms. Je me souvenais très bien, avec une honte cuisante, de la dernière fois que je l’avais vu. Et les larmes s’étaient invitées derrière mes paupières, mélange de regrets, de culpabilité et de la douleur d’avoir perdu un être si cher.

— C’est pourtant vrai, avait décrété mon père, son notaire américain vient de me le confirmer. Encore heureux qu’il parlait français, d’ailleurs. Enfin, je lui ai bien expliqué que tu n’en voulais pas. Vu ton état, tu ne vas pas aller te promener aux Etats-Unis.

— Mais Nick me les a légués ! Tu ne peux pas décider à ma place !

Ma voix avait claqué si fort dans le salon que mes parents en avaient sursauté, les yeux agrandis de surprise. Cela faisait des mois que je n’avais rien exprimé d’autre que l’envie de m’endormir pour ne plus jamais me réveiller. Qu’ils me portaient à bout de bras en même temps que leur propre tristesse, épuisés, eux aussi. J’ignore pour quelle raison j’avais eu cette réaction, presque disproportionnée. Quelque chose en moi avait craquelé pour libérer une émotion que jamais je n’aurais cru voir reparaître. L’espoir. Ténu, vacillant, mais bien là.

— Tu ne peux pas t’en aller, Eva-Lynne, avait martelé mon père, ce serait une fuite en avant ! ll n’y a qu’entourée de ceux qui t’aiment que tu pourras te remettre !

— Ça ne fonctionnera pas, Papa ! Et tu le sais très bien ! Vous vous en sentez capables, vous? En tout cas, moi, je n’oublierai pas !

Le chagrin avait enroué ma voix alors que ma mère avait posé la main sur l’épaule de mon père avec douceur. Je sais qu’ils auraient voulu que je me confie davantage, que je leur ouvre la porte. Mais c’était impossible. Je me faisais trop horreur.

— Tu n’y étais pour rien, ma chérie, avait murmuré ma mère, c’était la faute à pas de chance.

— Merci, Maman, mais nous savons toutes les deux que c’est faux.

Comme à chaque fois que nous évoquions le sujet, je butais sur chaque mot, avec l’envie de m’arracher la langue. Au moins, j’aurais été certaine de pouvoir tenir mon serment de ne plus jamais chanter.

— Ma décision est prise. Nick m’offre un nouveau départ. Vous serez libérée de ça…et de moi.

Puis, sur une impulsion, j’avais préparé mon voyage. Avec minutie et méthode. Dans mon ancienne vie, pas si lointaine que ça, le fait d’être franco-américaine m’avait beaucoup facilité mes voyages aux Etats-Unis. Mes origines mixtes allaient aujourd’hui me servir pour changer de vie de façon radicale, sans avoir à endurer un chemin de croix administratif.

Dans la mort, Nick venait de me faire le plus beau des cadeaux. Un objectif, un projet qui me porterait jusqu’au jour suivant. Et comme je vivais l’enfer depuis des mois, ça n’avait pas de prix.

J’essuie mes yeux en tremblant et ajuste mon bonnet pour me donner une contenance. Je n’ai pas appelé mes parents depuis mon arrivée à New-York. Je sais que j’aurais dû le faire mais je craignais de subir encore leurs reproches. Je me suis rendue à l’aéroport de Nantes seule, sans personne vers qui me retourner pour un dernier adieu. Je ne suis pas en mesure de me plaindre. Cette solitude, je l’ai cultivée, presque chérie. Après ce qui m’est arrivé, le tri dans mon entourage s’est effectué de lui-même. Un malheur aussi déchirant que le mien était contagieux, c’est forcé.

Plongée dans mes pensées, je bifurque dans une rue à la fréquentation relative. Pas de touristes ou autres badauds ordinaires. Un vague sentiment de malaise m’envahit, un autre effet secondaire de mon traumatisme. Je cherche un porche, un renfoncement, n’importe quoi pour reprendre mon souffle lorsque je suis projetée au sol. Quelqu’un vient de me frapper dans le dos avec violence. Désarçonnée, incapable de réagir, je m’étale de tout mon long sur le bitume. Le choc me coupe la respiration et ma cheville droite proteste avec vigueur. Quelques secondes plus tard, quelqu’un tire sur la bandoulière de mon sac à main avec agressivité.

— Non ! Arrêtez !

Des larmes de douleur affleurent à mes paupières mais je trouve quand même la force de me débattre. Toute ma vie est dans ce sac. Mon passeport américain, mon portefeuille. Sans lui, je suis foutue. Hélas pour moi, mon voleur n’a rien à perdre. J’ai juste le temps de protéger mon estomac de mes deux bras alors qu’il tente un coup de pied vicieux en direction de mon ventre. Le salopard ! Je gémis de douleur et m’agrippe à mon bien avec l’énergie du désespoir. Mais je le sens déjà glisser de mes doigts. Je hurle et, soudain, j’entends un grognement sourd. Je me redresse sur un coude avec difficulté, juste à temps pour apercevoir un homme valser au sol à quelques mètres de moi. Au-dessus de lui, une femme emmitouflée dans une doudoune polaire le couvre d’injures.

— Espèce d’enfoiré ! Je vais t’apprendre, moi !

Malgré les douleurs qui se réveillent les unes après les autres dans tout mon corps, je parviens à me mettre en position assise, effarée. Ma sauveuse distribue quelques coups de pieds au voleur avant de se précipiter vers moi. Il en profite pour se relever et s’enfuit sans demander son reste. Je crois qu’il doit être aussi étonné que moi par ce qu’il vient de se passer.

— Ça va ? me demande une voix claire et assurée. Vous avez mal quelque part ?

La jeune femme repousse sa capuche et une jungle de boucles rousses en émerge. Ses yeux verts me scrutent avec inquiétude et sympathie. Je lui souris faiblement et lui réponds en anglais.

— Oui, ça devrait aller, bredouillé-je, je ne sais pas comment vous remercier. Sans vous…

— Aucun souci, me coupe-t-elle d’un geste de la main, vous avez eu de la chance. Il ne passe jamais grand-monde par cette rue. Les agressions y sont monnaie courante.

Tout en parlant, la jolie rousse m’aide à me relever et je grimace une fois sur mes deux jambes. Je réprime, avec peine, le cri de frustration qui cherche à franchir mes lèvres. Premier jour à New-York et déjà une cheville en vrac !

— Aïe, ça a l’air de faire mal, remarque ma sauveuse en fronçant les sourcils, vous vous rendiez au travail ?

— Non, je me promenais juste dans le quartier, expliqué-je, j’habite ici depuis peu, en fait.

— Oh. Je vous souhaiterais bien la bienvenue à New-York mais ça sonnerait un peu ironique, vu les circonstances !

Je parviens à lui sourire même si ça manque de conviction. Je vais devoir trouver un médecin dans les plus brefs délais. Ce n’est pas comme ça que j’avais imaginé ma première journée officielle dans cette ville ! Je m’apprête à remercier la jeune femme pour son aide mais elle ne semble pas décidée à relâcher mon coude.

— Je ne peux pas vous laisser claudiquer comme ça jusqu’au métro, décrète-t-elle, j’habite tout près. Je dois bien avoir un pain de glace qui traîne. Je ne travaille pas aujourd’hui, en plus, profitez-en !

Son sourire est encore plus lumineux que les rayons du soleil qui allument des flammes dans ses cheveux. J’hésite un peu, pour la forme, surprise d’être ainsi touchée par sa chaleur. Le froid hivernal sans doute.

— Vous êtes sûre ? C’est que je ne voudrais pas m’imposer. Je ferais peut-être mieux d’aller aux urgences.

— Et attendre des heures avant qu’ils ne vous rafistolent, s’esclaffe mon héroïne rousse, essayez d’abord ma méthode et ensuite, vous verrez si vous tenez toujours à faire la queue jusqu’à demain !

Cette perspective ne me réjouissant guère, je me range à son idée.

— Merci beaucoup, vraiment, répété-je, au fait, je m’appelle Eva-Lynne. Enchantée.

— Maureen. Je suis ravie également. Enfin, pas pour votre cheville !

Je m’esclaffe et elle enroule son bras au mien pour mieux me soutenir.

— En avant ! C’est par là-bas !

Et, malgré ma mésaventure, je sens des ondes d’énergie positive remonter le long de mon bras et se répandre dans tout mon corps. Tout ne va peut-être pas si mal en fin de compte.

* * *

— Et donc, tu es arrivée à New-York sans connaître personne, pour habiter dans l’appartement de ton cousin décédé ?

— Ça a l’air horrible dit comme ça, Maureen !

La rousse incendiaire s’esclaffe en mettant de l’eau à bouillir. Je me cale mieux sur son canapé Ikea qui a l’air d’avoir connu des jours meilleurs. Pas évident avec une cheville fixée à un pain de glace. Pour autant, je dois admettre que je me sens un peu mieux. Je supporte plutôt bien la douleur, ce n’est pas ça qui m’inquiète. Et puis, ce n’est rien, en comparaison de ce que j’ai vécu. Non, c’était surtout les frais médicaux éventuels qui m’angoissent. Grâce à l’aide providentielle de ma nouvelle amie, je vais peut-être y échapper.

— Je dois admettre que ton histoire n’est pas banale, loin de là, continue Maureen, en tout cas, toutes mes condoléances pour ton cousin. Vous étiez proches ?

— Oui, enfin, plus depuis deux ans. Enfin…c’est surtout moi qui…

Je bute sur mes mots, je bégaie, c’est ridicule. Après tout, Maureen ne me connaît pas. Je n’ai pas besoin de lui servir mes blessures sur un plateau. Je passe une main épuisée sur mon visage lorsque je sens le canapé s’enfoncer. Puis, une main prend la mienne avec précaution. J’ouvre les yeux, surprise, pour découvrir Maureen assise près de moi. Ses yeux reflètent toute la compassion du monde. Un instant, j’ai l’impression d’y lire autre chose, une fêlure mais elle disparaît si vite que j’ai aussi bien pu la rêver.

— J’en connais un rayon sur les relations familiales compliquées, crois-moi, murmure-t-elle, mais personne n’est capable de léguer toute sa vie à quelqu’un qu’il détestait. Tu m’as dit qu’il avait une boutique, c’est ça ?

Je me racle la gorge et acquiesce. Je ne me sens pas encore prête à lui parler en détail de la bibliothèque musicale. D’abord, parce que cette expression a toujours fait sourire ceux qui ne la connaissaient pas. Et je n’ai pas envie qu’on rie de Nick. Pas aujourd’hui, ni jamais.

— Oui. Il avait acheté le local pour une bouchée de pain. C’était un ancien atelier de couture qui avait dû fermer avec la crise économique. Nick l’a retapé de fond en comble pendant des mois. Il était déterminé quand il voulait quelque chose.

— Ton cousin Nick était quelqu’un d’atypique, j’ai l’impression, énonce Maureen en me tendant un cookie.

— Il était d’une bienveillance incroyable, altruiste et aventureux, acquiescé-je, je te jure, je crois que mes pires bêtises, je les ai faites avec lui. Les meilleures...et ma vocation, c’est lui qui me l’a soufflée.

Je m’interromps au moment où l’étincelle de la curiosité éclaire les yeux de Maureen.

C’est fou l’effet du dépaysement sur moi. J’ai rencontré cette fille il y a deux secondes et je n’arrive déjà plus à tenir ma langue ! Je déglutis et fais semblant de repositionner le pain de glace. Maureen se lève du canapé pour aller chercher la bouilloire sans un mot de plus. Comme si elle avait senti que ce pan de ma vie était top secrète. Elle est perspicace, je dois bien l’admettre. Et ça me plait. C’est rafraîchissant après le défilé de commentaires mélodramatiques qui ont peuplé mon quotidien pendant deux ans. Les gens se bloquaient tellement sur les circonstances du drame qu’ils en perdaient de vue que c’était moi qui vivais avec. Tous-les-jours. Et pourtant, ils venaient me prendre la main, les yeux humides pour m’assurer à quel point ils comprenaient. Sauf que c’était impossible et un jour, j’en ai juste eu assez d’entendre les mêmes idioties. Premier craquage, première incursion en hôpital psy. Quelque chose me souffle que Maureen ne ferait jamais ça. Je ne peux l’expliquer de manière rationnelle mais elle m’inspire confiance. Elle est … apaisante.

— Tiens, bois ton thé. Tu seras vite remise d’aplomb, tu verras. Et je voudrais aussi que tu n’hésites pas à m’appeler, à n’importe quel moment. Moi aussi, j’ai été l’étrangère dans cette ville, je sais à quel point ça peut être dur.

— Etant donnée la manière dont tu as étalé ce voleur, j’ai du mal à l’imaginer.

— Oh là, détrompe-toi, rit ma nouvelle amie, quand on essaie de te piquer ton portefeuille trois fois dans la même journée, ça forge le caractère ! J’ai pris des cours de self-defense pour me sentir un peu plus sereine. Et, pour te dire la vérité, ça faisait un moment que je n’avais pas eu besoin de les mettre en pratique.

— Je te rassure, tu n’es pas du tout rouillée, lui lancé-je, hilare. Je crois que le type ne s’en est toujours pas remis.

— J’espère bien qu’il est parti pleurer dans les jupes de sa mère, cette petite enflure !

Je sursaute. Le ton de Maureen vient de prendre des accents de colère inquiétants. Peut-être légèrement disproportionnés. Ce n’est pas elle qui s’est fait agresser et pourtant, elle a l’air touchée comme si c’était personnel. Les âmes empathiques sont rares et me fascinent.

— Je vais bien, Maureen, grâce à toi.

— Oui mais tu remarqueras qu’il s’en est fallu de peu, grommelle-t-elle, écœurée, tu as vu quelqu’un d’autre bouger à part moi ? Non et c’est typique des grandes villes. J’ai grandi dans une bourgade au fin fond de l’Oklahoma. Rien de follement trendy* mais, au moins, les gens faisaient attention les uns aux autres. Peut-être un peu trop.

Cette fois, c’est elle qui me jette un coup d’œil en coin, consciente d’en avoir trop dit. Je lui adresse un sourire franc pour lui faire comprendre que je ne la forcerai pas à se confier, pas plus qu’elle ne l’a fait avec moi. Elle claque dans ses mains puis, attrape son propre mug de thé. Elle le fait tinter contre le mien avec un clin d’œil.

— Soyons positives, il est ressorti du bon de cette mésaventure. On s’est rencontrées !

— Tu as raison. Et encore merci, pour ma cheville et le reste.

Nous sirotons notre thé dans un silence réconfortant puis, Maureen repasse à l’attaque.

— Que comptes-tu faire maintenant ? Ta boutique ne va pas être remise en état de sitôt.

— Il faut que je trouve du boulot, c’est certain, reconnais-je, préoccupée. J’ai un peu d’argent de côté mais ça me fera tenir que quelques semaines de plus.

— Tu as prévu de rester définitivement ? Je ne voudrais pas te faire peur mais les services de l’immigration ici sont plutôt hard core*.

— Ce n’est pas un problème, rétorqué-je, j’ai la double nationalité. Mon grand-père du côté paternel est du Maine. Mon père et son frère sont nés là-bas avant que la famille ne vienne habiter en France. Ma grand-mère avait trop le mal du pays.

— Franco-américaine donc. C’est sûr que ça aide, reconnaît Maureen. Tu recherches quoi comme type de job ?

— Au point où j’en suis, je ne ferai pas la fine bouche.

— Je crois que mes voisins recherchent une fille au pair pour leur fille. C’est encore un bébé, elle a six mois.

Je souris à Maureen en feignant l’intérêt alors qu’à l’intérieur, je hurle à la mort. Tout mais pas ça !

— J’aurais dû préciser que je gère très mal les nourrissons, m’écrié-je, surtout ceux qui n’ont pas encore de dents !

Bravo, Eva-Lynne ! Tu t’es bien raccrochée aux branches, tu sonnais presque sincère ! Ma nouvelle amie éclate de rire tout en me ravitaillant à nouveau avec ses cookies. La diversion parfaite, j’en profite pour changer de sujet.

— Et toi, tu bosses où ?

— À Manhattan, dans le service comptable d’un grand groupe qui propose des formations en nouvelles technologies. Si tu veux, je peux me renseigner, au cas où ils chercheraient quelqu’un. L’administratif ne te file pas des boutons ?

— Non, ce serait parfait, soupiré-je. Je ne crains pas les tâches répétitives, elles me rassurent.

Encore un haussement de sourcil de Maureen et une claque mentale que je m’administre. Cette gentille fille n’est pas ta psy ! Le Dr Levallois-Perec est restée en France, tu te rappelles ! D’ailleurs, tu as un rendez-vous en visioconférence avec elle dans une heure !

Je termine ma tasse, un peu ailleurs. Je n’ai pas envie d’abréger cette rencontre mais quand le passé vous rattrape, il n’y a rien à faire. Je retire ma cheville blessée du coussin et tente quelques pas. C’est douloureux mais pas insurmontable.

— Je te ramène si tu veux, me propose Maureen, comme tu peux le voir, je ne suis vraiment pas loin. Tu risques d’empirer les choses si tu pars à pied.

— Non, ça va beaucoup mieux. Je pense qu’elle était juste tordue, c’est un soulagement !

Maureen hoche la tête avant de se lever à son tour pour me raccompagner à sa porte. Alors qu’elle actionne la poignée et que je passe en la remerciant, elle pose la main sur mon épaule. A nouveau, je suis happée par ses yeux émeraude, emplis d’une sagesse bien plus ancienne que son âge. A cet instant, on ne dirait pas qu’elle a à peine trente ans.

— Je ne plaisantais pas, tout à l’heure, Eva-Lynne. Je sais que les gens ont tendance à faire des promesses qu’ils n’ont pas l’intention de tenir. Ou même de proposer des services en espérant ne jamais être sollicités. Mais ce n’est pas mon cas, d’accord ? Si tu veux qu’on sorte un soir, boire un verre, dîner ou que sais-je, appelle-moi. Cette ville est super mais elle peut te broyer si tu y restes seule trop longtemps. Et mon intuition me souffle que tu en as déjà assez bavé comme ça.

Il ya quelques semaines, si quelqu’un m’avait parlé de cette manière, je serais sans doute partie ventre à terre dans la direction opposée. Je ne crois plus à la bonté d’autrui tout simplement parce que je n’en ai aucune envers moi-même. Pourtant, dans les iris de cette fille que je viens juste de rencontrer, se reflète une peine immense. Différente de la mienne peut-être. Mais semblable. Que cache-t-elle derrière ce sourire à faire pâlir le soleil ? Voilà que je me surprends à être curieuse.

— Merci Maureen, soufflé-je, c’est gentil de t’inquiéter pour moi. Je n’y manquerai pas.

— Ok. A très bientôt alors !

Et lorsque la porte de l’appartement se referme dans mon dos et me renvoie à ma chère solitude, je me surprends à réaliser que je n’en veux peut-être plus.

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