5-Caleb (Février 2018-Manhattan)

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Mon portable n’arrête pas de sonner. Je le sens dans la poche arrière de mon jean. Je ne sais pas ce qui me retient de décrocher et de leur gueuler de me foutre la paix. Peut-être parce que je me raconte des histoires. Je n’y arriverais pas. Entendre leurs voix cassées par les reproches et l’inquiétude… ils sont très doués pour m’avoir par les sentiments. Les parents, je vous jure. J’accélère le pas dans l’illusion que je pourrais les distancer, con que je suis. Que les tonalités suivraient la même cadence avant que l’appel tombe sur messagerie. Bien sûr, ce sont des conneries.

Malgré le froid et parce que c’est la seule chose qui peut calmer mes nerfs, je m’arrête au milieu du trottoir et sors une roulée de mon sac. Je me fais bousculer par un bobo qui promène son clébard. Enfin, j’imagine que c’en est un. Difficile de savoir sous cette touffe de poils, de quel animal il s’agit.

Je râle contre le vent glacé qui éteint ma clope chaque fois que je réussis à sortir une flamme de mon briquet. De toute manière, ça va être une mauvaise journée, c’est comme ça depuis dix ans. Pourquoi ça changerait aujourd’hui ? Et dans ces cas-là, il n’y a qu’une solution pour me sortir le cerveau du marasme déprimant dans lequel il s’enferme. Je lève le nez vers les lettres blanches sur fond rouge sur la devanture vitrée qui me fait face. Comme d’habitude, je me sens apaisé. Sam AshMusic Stores. L’un des plus grands magasins de musique de Manhattan. Et mon QG chaque fois que je sens que je replonge.

Je pousse la porte et laisse sortir un grand mec tatoué jusqu’au cou avant de m’y engouffrer en même temps qu’une bourrasque de vent. Merde, on se les gèle ! Pourtant, les frissons ne font pas long feu face aux rayonnages impressionnants, qui regorgent d’instruments de musique de toutes sortes. Cet endroit me donne le tournis. À chaque fois, je me sens comme un gamin le matin de Noël. Non pas que cette fête ait une quelconque signification pour moi, maintenant. Cette année, j’ai réussi à l’éviter in extremis. La neige, le boulot, je ne sais plus quelle connerie j’ai prétexté. Et mes parents n’ont pas insisté plus que ça. Je n’ai pas encore décidé si ça me saoulait ou si je m’en foutais. Sans doute un peu des deux.

— Hey Caleb ! Comment ça va, bro ?

Je souris à Jimmy, l’un des vendeurs du magasin. Pardon, conseiller de vente, pour être plus précis. Il y tient, à cette formule. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit mieux payé pour autant. Il me gratifie de son check compliqué, que j’ai fini par piger à force de passer mes jours de congé ici. Ce mec est un puits de sciences en ce qui concerne la musique. Et comme il m’aime bien, il me laisse utiliser les pianos en présentation quand il a un nouvel arrivage.

— Salut, Jimmy, c’est sympa de m’avoir appelé.

— De rien, m’arrête-il d’un signe de main, j’ai pensé que tu aimerais essayer ce nouveau Kawai que je viens d’entrer dans les stocks.

— Un peu oui !

— Ok, bah je te laisse y aller, tu connais le chemin !

Jimmy me gratifie d’un clin d’œil entendu et va s’occuper d’un client. Quant à moi, je me dirige vers le rayon claviers. À cette heure-ci, il ne devrait pas y avoir grand-monde. Je repère le fameux Kawai et balance mon sac juste à côté, comme pour marquer mon territoire. Un jour, un type a trouvé désopilant de me couper l’herbe sous le pied. Je l’ai tellement stressé à tourner autour de lui comme un charognard qu’il a fini par se casser en râlant. Ça a beaucoup fait rire Jimmy mais moins son chef. En tout cas, aujourd’hui, je n’aurai pas à sortir le jeu du gros lourd.

Je tire le tabouret tout en admirant les lignes de l’instrument. Mon reflet apparaît sur la surface polie alors que je me mets à l’aise. Je cherche mon casque audio que j’utilise d’habitude pour ne pas gêner tout le magasin avant de réaliser que je ne l’ai pas pris. Tant pis. Les clients en seront quittes pour un petit show improvisé. À ma connaissance, ça se passe toujours bien.

Les touches m’appellent, le picotement familier le long de mes doigts leur répond. Je n’ai jamais su résister à l’attrait d’un piano. Sa profondeur, sa chaleur, sa mélancolie, parfois, souvent, lorsque je deviens son prolongement.

Depuis dix ans, je ne sais plus exprimer la joie. Juste le mal-être et cette indicible tristesse qui me fouille les entrailles et les extirpe, sanguinolentes, de mon corps. Avant, je pouvais ressentir cette harmonie entre mon jeu et l’instrument. Chaque note était comme une révélation, un avant-goût du musicien que je pourrais devenir. Elle disait que j’avais du talent. La jeune femme à la valise rouge estampillée du sticker marguerite. Tiens, c’est drôle qu’elle me revienne en tête, maintenant. Je l’avais pourtant bien repoussée jusqu’aux tréfonds de mon esprit. Là où elle était censée errer avec les autres fantômes d’une vie qui ne m’appartient plus.

Maintenant, chaque fois que je joue, c’est comme si j’expulsais des litres de sang et des morceaux de mon âme. Je suis à vif, sans cesse sur le fil du rasoir. Funambule et somnambule.

Je subis l’existence et mes nuits ne sont pas plus reposantes. Je me laisse emporter, envahir, posséder, aussi sûrement que par le corps d’une femme. Non, là, c’est bien mieux. Ces baises d’un soir qui finissent dans le malaise au matin, j’en ai besoin autant qu’elles me débectent. Comme si enfouir ma queue dans n’importe quelle enveloppe pourvue de seins pouvait me libérer ! Baiser pour oublier. Quelle connerie !

Une chevelure brune, une bouche charnue, des yeux piquetés d’étoiles et la pulpe de mes doigts me brûle. Pourquoi je repense à elle ! Je suspends mes gestes au-dessus des touches immaculées. Quelques applaudissements me parviennent alors que j’inspire une grande goulée d’air. Une main se pose sur mon épaule et je me retourne. Un type d’environ soixante ans me fixe. Un manteau beige, un chapeau sur la tête, une barbe de trois jours. Et de longs doigts. Comme les miens.

— Jeune homme, c’était bouleversant. Etes-vous pianiste professionnel ?

Je secoue la tête de droite à gauche, plus pour reprendre mes esprits que pour lui répondre. L’homme me sourit. Il a un air bonhomme, un peu comme un Père Noël qui aurait oublié son costume. Tiens, ça me rappelle que je déteste Noël. Par un effet de projection mal placée, je sens enfler la colère en moi.

— Je joue dans un bar, lâché-je, Du jazz. C’est tout.

— Ah. J’aurais juré que vous sortiez de Juilliard, s’étonne le type, vous n’auriez pas dépareillé là-bas. Avez-vous pensé à vous faire produire ? J’ai été dans le milieu musical moi-même et j’ai encore des contacts. Si vous le désirez, je…

— Non.

Je ne lui ai pas laissé le temps de terminer sa phrase. Je dégage la paume toujours posée sur mon épaule et me penche pour récupérer mon sac. Puis, je me lève et toise l’importun. Il se ratatine devant mon mètre quatre-vingt-treize.

— Ne le prenez pas comme ça, voyons ! Je pensais juste qu’un artiste de votre calibre voudrait être reconnu…

— Eh bien non, hurlé-je, je suis un pianiste médiocre qui se complaît dans sa petite vie merdique ! Mêlez-vous de vos affaires !

Et voilà. J’ai attiré l’attention. Un petit attroupement s’est formé autour de nous et j’entends des murmures. Comment ce petit con ose-t-il s’adresser à ce gentil monsieur si agréable et poli ? Normal.

D’autres voix se superposent sous mon crâne. C’est de ta faute. Tous nos malheurs, c’est de ta faute ! Un long frisson glacé me parcourt. A quelques mètres, j’aperçois Jimmy qui accourt, l’air préoccupé. Quelque chose me dit que je n’ai pas intérêt à m’éterniser davantage. Je bouscule le vieux et me dirige vers la sortie.

— Caleb !

J’entends Jimmy m’appeler mais ne me retourne pas. Ce n’est qu’une fois dehors que je réalise à quel point j’ai déconné. Et à quel point je suis à deux doigts de m’affaler à genoux sur le trottoir.

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