3. Caleb (Février 2018)

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Un choc, violent, contre ma tempe. Mes yeux s’écarquillent, aveugles, et l’air s’éjecte de mes poumons en un râle étranglé. Un rai de lumière achève de me réveiller, debout en boxer, devant le lavabo de la salle de bain.

— Bon sang, Cal, qu’est-ce que tu fiches ! Il est trois heures du matin !

Le grognement effaré de mon coloc’ me parvient, lointain, avant que sa paume ne vienne me marteler le dos. Une technique agressive mais qui a fait ses preuves.

— Allez, debout, mon pote, insiste-t-il avec véhémence, tu avais envie de prendre une douche ou quoi ? Oh non…attends, ne bouge pas !

Théo m’attrape par l’épaule, me fait reculer jusqu’à la baignoire et me force à m’asseoir sur le rebord. La faïence glacée me congèle le postérieur et je plisse les yeux. Si son traitement de choc n’avait pas suffi, ça, ça aurait été tout aussi efficace. Merde. Un liquide tiède goutte le long de ma mâchoire avant de s’écraser, avec un rythme régulier, sur le carrelage. J’inspire avant de vérifier ce dont je me doutais déjà. Oui, c’est bien du sang.

— Tu ne t’es pas raté, remarque Théo, les yeux écarquillés. Cette saleté de meuble est pile poil à la bonne hauteur ! Quand est-ce que tu vas faire quelque chose pour ton problème ?

— Lequel, persiflé-je narquois, j’en ai tellement.

— C’est vrai, à commencer par la fille dans ton lit ! Enfin, si elle y est toujours ! Je crois avoir entendu la porte d’entrée claquer. Tu m’étonnes, tu as dû lui faire une peur bleue !

Je hausse les épaules, pas plus embêté que ça. Une étreinte rapide et puissante, juste le temps qu’on prenne notre pied tous les deux. Jodie, Josie…je ne me rappelle même plus son prénom. Une cliente du bar de plus, que j’ai ramenée hier à la fin de mon service. Pas sûr qu’elle revienne, après m’avoir vu jouer les zombies en plein milieu de la nuit. Et ça me va très bien. Rien de pire que les after de plans cul, entre celles qui réclament un café et celles qui sont déjà rendues à l’étape supérieure. En général, je prends un malin plaisir à fracasser leurs espoirs en plein vol.

Théo arrête de fourrager dans la trousse de premiers secours et me toise de ses yeux furibonds. Il me fait rire. Comme s’il pouvait m’impressionner ! Je le dépasse d’une bonne dizaine de centimètres ! Hélas pour lui, c’est son frère qui a hérité de leurs gènes vikings.

Je fais claquer ma langue, un peu moqueur, et cherche à attraper le nécessaire pour me soigner. Mais mon coloc’ a décidé de me prendre la tête. D’ailleurs, elle me fait un mal de chien.

— Je ne plaisante pas, Caleb ! Ça fait combien de fois ce mois-ci ? Quatre, cinq ? Là, c’était le meuble de salle de bain, demain, ce sera quoi ? La fenêtre ?

— Il vaudrait peut-être mieux … murmuré-je pour moi-même.

— Arrête tes conneries, s’emporte Théo, sinon, je finis le job que t’as commencé avec mon poing !

— Désolé, mec, m’excusé-je, j’ai fini tard hier soir, au bar, et quand je suis crevé…

— Ça déclenche les crises, oui, je sais. Sauf que tu vas vraiment finir par te blesser et je ne serai pas toujours là pour te rafistoler en plein milieu de la nuit !

Théo s’approche de moi avec un flacon d’alcool et des compresses. Il en imbibe une et prend place à mes côtés. Il me fixe, l’air grave.

— Tu es prêt ? À trois. Un, deux…

Et cet imbécile me plaque le coton directement sur la peau, bien avant de finir le décompte. Je l’insulte sur plusieurs générations, j’essaie de le repousser mais il se gondole de rire. Pire, il continue de tapoter sur ma blessure, sans tenir compte de mes grognements.

— Ah làlàlà, tu n’es vraiment pas dur au mal, toi, se moque Théo, moi, une fois, pendant un match de rugby, je me suis fait une fracture ouverte. Ça ne m'a pas empêché de continuer et on a mis une raclée mémorable à l’autre équipe !

— Ouais, tu me l’as déjà racontée, celle-là. Tu es sûr que ce n’était pas Clovis, plutôt ?

Théo grommelle dans sa barbe. Clovis est son grand frère. Une véritable armoire à glace, le genre de mec capable d’écraser une poignée de coquilles de noix dans une seule main. Celui que tu apprécies d’avoir de ton côté quand tu te bourres tellement la gueule en soirée que tu te frites avec tous les crétins qui passent. Les deux frangins s’adorent mais leurs relations sont complexes. En vrai, ce sont surtout leurs parents qui ont foutu la merde entre eux. Mais ce ne sont pas mes affaires.

Bon joueur, Théo termine les soins et applique un pansement sur ma tempe.

— Tu as de la chance, constate-t-il, tu n’auras pas besoin de points de suture. Peut-être juste une cicatrice.

— Une de plus ou de moins…

— Ouais, les filles adorent ça, il paraît. Bon, ça ira ?

J’acquiesce et effleure la zone douloureuse et siffle entre mes dents. Théo me sonde un instant avant de pousser un long soupir et ranger la trousse. Je le désespère, ce n’est pas nouveau. À vrai dire, je me désespère aussi mais j’ai appris à vivre avec. Je suis une déception pour beaucoup de gens, de toute manière. Il n’y a que Théo qui arrive à me supporter. Et il ne sait pas tout de moi. Qu’est-ce qu’il se passerait si, un jour… je pince l’arrête de mon nez, inspire et me lève.

— Merci, mec, balancé-je, doucereux, tu ferais une parfaite petite infirmière.

En guise de réponse, je récolte un doigt d’honneur goguenard.

— Rigole mais la nuit prochaine, je verrouille ta porte et ta fenêtre !

— Ou sinon, tu peux toujours venir dormir avec moi, pour m’empêcher de jouer les somnambules dans tout l’appart.

— Me tente pas, abruti, s’écrie Théo, le rire au bord des lèvres, tu sais que j’ai toujours dans l’idée de détourner ton joli petit cul !

— Désolé, mon pote, rétorqué-je goguenard, il te manque des attributs indispensables pour me faire vibrer !

— Tant pis. De toute façon, tu n’es pas mon genre non plus ! J’aime les mecs avec un peu plus de couleurs !

— Arrête, tu me brises le cœur !

Théo ricane et tourne les talons en direction de sa chambre. J’éteins la lumière de la salle de bain et longe le couloir, plongé dans une semi-obscurité. Arrivé devant ma porte, j’hésite, la main sur la poignée. Un long frisson glacé serpente le long de mon épine dorsale et je retire mes doigts. En fait, j’ai peur. Peur de laisser le sommeil m’emporter une nouvelle fois et revivre ça. La lune baigne le salon et m’encourage à rejoindre le moelleux réconfortant du canapé hors d’âge. Je m’y laisse tomber, hagard, le cœur battant, alors qu’une douce torpeur tente de m’attirer entre ses bras. Je sais que je ne lui résisterai pas longtemps. Encore quelques minutes. Pour oublier que demain, comme à cette date depuis dix ans, j’aurai rendez-vous avec un fantôme.

* * *

Un coup de klaxon en contrebas dans la rue me fait frôler l’arrêt cardiaque. Je ronchonne, la nuque endolorie, alors que le soleil me frappe sans pitié de ses rayons matinaux. Une véritable insulte au chagrin qui me tord l’estomac et risque fort de me mettre à genoux.

Caleb, mon pote, tu vas encore en tenir une belle aujourd’hui !

Je frotte mes paupières pour y chasser les ombres des cauchemars qui n’ont cessé de me tourmenter. Quelle idée d’avoir passé la nuit dans le canapé ! Je n’ai pourtant fermé les yeux que deux secondes, bon sang !

Je déplie ma silhouette élancée et jure lorsque mon petit orteil rencontre le pied de la table basse. Un grand classique qui me remet tout de suite les pendules à l’heure.

Après un court passage à la salle de bain, j’enfile un T-shirt blanc, un jean noir et me prépare un café bien corsé à la cuisine. Le silence qui règne dans l’appart’ m’indique que Théo a déjà dû partir au bar. Je lève mon mug d’arabica en direction de la chaise en face de moi, comme pour trinquer avec mon pote absent. Il a échangé sa place avec moi sans même que je lui demande. Malgré son comportement farfelu, il est extrêmement perspicace. Une qualité indispensable pour me côtoyer. Beaucoup s’y sont cassés les dents. En tout cas, Théo a géré sur ce coup-là, il faudra que je pense à lui payer ses shots ce soir. Même si on bosse pour lui, Marvin, notre patron, est une pince notoire. Il préférerait crever plutôt que nous offrir la moindre pinte de bière. Heureusement que j’officie aussi comme pianiste lors de mariages ou d’événements tout aussi guindés qui gonflent mon compte en banque et un peu mon ego, je l’admets. Souvent, les nouveaux mariés sont généreux en pourboire et les demoiselles d’honneur, chaudes comme la braise. Non pas que je saute sur l’occasion en permanence, mais c’est agréable. Les bridemaids représentent, pour moi, l’équivalent des fans que je n’aurai jamais.

L’écran de mon téléphone s’éclaire et attire mon attention. À nouveau, la nausée me vrille le ventre et j’avale une gorgée rapide. Un SMS, à cette heure et à cette date précise, inutile de se creuser les méninges pour deviner qui en est l’expéditeur. D’ailleurs, je le supprime sans même le lire. Puis, j’enfile mes pompes, attrape mon sac, mes clés et claque la porte de l’appartement derrière moi. J’ai toute une journée à tuer avant de prendre mon shift et je compte bien en profiter au maximum. Tout plutôt que d’y penser.

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