2. Eva-Lynne (Janvier 2018)

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J’adresse un sourire poli à Monsieur Mason, l’agent immobilier, alors qu’il se démène avec son imposant trousseau de clés. Des tintements métalliques résonnent dans le désert obscur de l’escalier et se répercutent contre les murs lézardés.

— Je suis confus, me répète-t-il pour la troisième fois au moins.

La première, c’était à son arrivée, alors que je l’attendais depuis vingt bonnes minutes. La faute à la circulation new-yorkaise « affreuse », selon ses dires. Admettons. Après tout, cela m’avait donné l’occasion d’admirer les splendides façades ocre des édifices typiques du quartier de Harlem. Assise sur la première marche de l’escalier qui courait jusqu’à l’entrée, j’avais également apprécié le calme de la rue bien entretenue. Pour autant, j’avais eu l’impression de congeler sur place, en dépit du bon manteau rembourré, acheté tout récemment. Certes, il me faisait ressembler à un esquimau mais avait le mérite de me protéger des affres de la météo, plutôt rude en cette période de l’année.

La seconde fois, c’était lorsqu’il s’était trompé d’étage. D’accord. Sur un bâtiment qui n’en compte que trois, ce n’était pas encore gravissime. Mais, déjà, je commençai à m’impatienter un tantinet face à son étourderie qui frisait l’incompétence.

Et nous voilà, enfin, devant la porte de l’appartement et je jure que s’il met encore une seule minute à l’ouvrir, mon masque social va lui exploser à la figure. Je ne me suis pas encore sortie de cette sensation d’apesanteur provoquée par le décalage horaire. Et cela me rend d’autant plus sensible à ce qui est en train de se jouer.

— Ah ! Ça y est ! Encore désolé pour ce cafouillage !

Je ne relève pas l’excuse. Sa voix ne me parvient plus que par bribes étouffées, désincarnées, mais cela fait quelques années que je me suis habituée à cette sensation de distance. Vous me voyez, je vous parle, il m’arrive même de sourire. Mais mon esprit, lui, c’est une autre histoire. Parfois, il m’emporte loin, très loin de mon corps.

— Rien n’a été déplacé depuis…hum…son départ, me glisse-t-il, l’air de rien. Si vous le souhaitez, je peux appeler une société de nettoyage.

— Non. Ce ne sera pas nécessaire, réponds-je en balayant sa remarque de la main, je n’ai pas envie que quelqu’un touche à ses affaires.

Monsieur Mason hoche la tête et, dans un accès de clairvoyance dont je lui suis gré, il s’abîme dans un silence bienvenu.

À dire vrai, j’ignorais à quoi m’attendre. Je n’avais vu cet appartement qu’en photo et, maintenant que j’y suis, je lutte pour ne pas fondre en larmes. Les magazines ouverts sur la table basse, le mug de café esseulé près de l’évier… j’ai l’impression que Nick va revenir d’un instant à l’autre. Je donnerais tout pour entendre son « Darling » empli de chaleur une dernière fois. Mais ça n’arrivera plus jamais.

Mon cousin, Nicolas – Nick –, est décédé dans un incendie sur son lieu de travail, sa bibliothèque musicale, comme il l’appelait. Il allait avoir quarante ans. Je ne l’avais pas revu depuis deux ans, depuis cette date qui m’avait brisé l’âme et le cœur et rendue aussi coupante que du verre. Je l’avais rejeté, lui, le seul véritable ami que j’avais jamais eu. Et il était bien trop tard pour faire amende honorable. Une vague de tristesse mêlée de nostalgie me submerge. On dirait que le temps a suspendu son cours en ces lieux il y a quinze jours. Depuis le vingt-quatre décembre précisément.

Je m’approche du sofa élimé et passe un doigt le long d’une étagère croulant sous des ouvrages divers et variés. Edgar Allan Poe, Voltaire, Thomas Hardy, Shakespeare…ses auteurs de prédilection. Plus loin, j’avise un vieux tourne-disque et des vinyles des Doors et de Chopin.

Ne te laisse pas entraver, petite. Envole-toi si l’horizon t’appelle ! Tu as trop de musique en toi pour devenir un mouton.

Je cille, percutée par cette réminiscence inattendue. Cette phrase est sans doute la plus marquante qu’il m’ait jamais dite. C’était quelques jours avant qu’il ne quitte la France, son sac sur le dos, pour suivre son plus grand rêve. Rejoindre les Etats-Unis et y vivre comme l’artiste saltimbanque qu’il était. A vingt-et-un ans, il avait renforcé son aura de héros aux yeux de la fillette de douze ans que j’étais.

— Souhaitez-vous que je vous montre la chambre ?

Je sursaute, tirée de mes réflexions par l’agent immobilier.

— Oui, s’il vous plaît. Ensuite, je commencerai à m’installer.

Il me décoche un sourire ultrabright, sans doute soulagé de ne pas avoir à me gérer plus longtemps. D’habitude, je me débrouille assez bien pour faire illusion mais, aujourd’hui, c’est au-dessus de mes forces. Mon estomac se tord d’appréhension, mes yeux me brûlent et mon souffle s’accélère alors qu’il me conduit à travers le couloir.

— Je préfère vous prévenir, me souffle-t-il encore une fois, tout est resté tel quel. Ce n’est pas…

— Quoi donc ? Rangé ? m’esclaffé-je, narquoise. Ne vous en faites pas. Je ne tiendrai pas rigueur à mon cousin de ne pas avoir eu la correction de ramasser ses sous-vêtements sales avant de mourir !

Mason ricane avec nervosité. Sans doute m’-t-il décerné la médaille de la cliente la plus désagréable de la journée ? Il ignore que j’ai déjà survécu à pire et c’était bien contraire à ma volonté d’ailleurs. Mais ça ne regarde personne et certainement pas ce type endimanché et bavard comme une pie.

Une goutte salée redessine la courbe ronde de ma pommette. Je l’essuie d’un revers de manche et entre dans la chambre, bousculant Mason au passage.

Bien plus que la lumière éblouissante qui baigne la pièce en cette fin d’après-midi, c’est ce recueil oublié sur la table de nuit qui fait accélérer les battements de mon cœur. Les Contemplations de Victor Hugo. Il me faut tout le self control dont je suis capable pour ne pas m’effondrer et serrer l’ouvrage contre mon cœur. Nick avait eu mal, lui aussi. Et, toute à ma détresse, à ma douleur incommensurable, je l’avais ignoré. Personne ne pouvait souffrir autant que moi.

— L’exposition de la chambre est parfaite, comme vous pouvez le constater, continue Mason, indifférent à mes états d’âme. Elle donne sur la rue mais, vous verrez, c’est assez calme. Enfin, j’imagine qu’une jeune femme comme vous aura sans doute envie d’un peu d’animation ! Le métro n’est pas loin, si vous souhaitez visiter Central Park, le quartier de Hell’sKitchen ou que sais-je...

Les explications de l’agent immobilier me parviennent à travers un brouillard auditif opaque alors que j’effleure, avec une sorte de déférence, l’ouvrage un peu écorné. Je ferme mes paupières enflammées alors que ma gorge se noue si fort que j’en suffoque. Non. N’y pense pas, Eva-Lynne ! Tu es à New-York et tu comptes bien y rester ! Ne gâche pas tout en t’écroulant comme une poupée de chiffon.

— Bien, merci Monsieur Mason, le coupé-je, je crois que je vais pouvoir me débrouiller à partir de maintenant.

L’agent immobilier s’empresse de me saluer et claque la porte d’entrée de l’appartement. Je repousse ma valise dans un coin, celle que je trimballe depuis plus de dix ans. Je repère une rayure sur un côté. La faute à ce type maladroit à l’aéroport, tout à l’heure ! D’une impolitesse crasse d’ailleurs ! Mais, à ce moment précis, c’est le cadet de mes soucis. Et je reste là, immobile, les yeux rivés sur le mur blanc. Ma vue se brouille, je me laisse tomber sur le lit défait.

Au bout de quelques minutes et au prix d’un gros effort, je me poste à la fenêtre pour contempler la vie en contrebas. Les derniers rayons de soleil sur les façades miroitantes des gratte-ciel m’aveuglent. Je suppose que je saurai bien assez tôt si ce changement de vie me sera une libération ou une malédiction.

* * *

La bibliothèque musicale. Cet endroit que Nick adorait et auquel il avait donné le nom de The Sound Of Books and Music. Je me rappelle de ces nombreuses photographies qu’il m’avait envoyées. Au départ, c’était un ancien pub en perdition qu’il avait racheté et aménagé pour qu’il puisse accueillir férus de littérature et adeptes de bonne musique.

— Tu verras, Ev’, je vais en faire un lieu de rencontre incontournable à New-York !

— Franchement, Nick, tu es sûr ? lui avais-je répondu, perplexe. On dirait qu’elle va s’écrouler, ta librairie !

— Pas librairie ! Bibliothèque ! On pourra emprunter les livres, pas les acheter !

— D’accord, d’accord, si tu veux ! Et quoi d’autre ? Un gramophone ? Une scène de concert ?

— Et pourquoi pas !

Je m’étais esclaffée, le combiné du téléphone plaqué contre mon oreille. Mes parents avaient beau être au travail, j’avais tout de même l’impression d’enfreindre les règles. Et quelque part, c’était la réalité. Mon père se méfiait de son neveu comme de la peste. Pour lui, c’était un hippie, tout juste bon à me retourner le cerveau avec ses idées de liberté.

— Mon frère n’a vraiment pas eu de chance avec son aîné, répétait-il souvent, un vrai rebelle ! Incapable de ramener une seule note correcte et de prendre une décision rationnelle. Partir aux Etats-Unis à vingt-et-un ans ! Sans un dollar en poche ! Sans rien avoir planifié en amont !

— Moi, je trouve que c’est courageux ce qu’il a fait, avais-je esquissé un jour où cette rengaine m’avait particulièrement énervée. Et puis, il a un appartement, un travail…une vie quoi ! En plus, si je chante, c’est grâce à lui !

Papa m’avait jeté un regard noir derrière ses lunettes dont les verres grossissant lui donnaient des airs de hibou furieux. Mais j’étais restée droite et stoïque malgré la tension qui crépitait dans la cuisine. Nick était l’homme le plus incroyable, fantasque et bienveillant du monde ! Mes parents détestaient que je leur rappelle qu’ils devaient à Nick leur petit quart d’heure de gloire du dimanche matin, à la messe. Sans ses encouragements, jamais je n’aurais osé me lancer. Et, depuis peu, j’étais devenue soliste.

Le klaxon d’un taxi dans la rue me fait sursauter. Mes souvenirs filent avec lui. La boule dans ma gorge enfle encore, obstrue mes voies respiratoires. Pourquoi est-ce que je reste là, à fixer les murs en briques, cette porte vitrée cerclée de métal ? Peut-être parce que tu as peur de ce que tu vas trouver à l’intérieur, petite…

Mason m’a pourtant assurée que l’incendie n’avait pas ravagé tout le bâtiment. Seul le bureau à l’étage est très difficile d’accès. Là où Nick se trouvait. Les pompiers, prévenus à temps, avaient réussi à retenir les flammes avant qu’elles ne se propagent à tout le bâtiment. Il n’en reste que l’escalier métallique et une partie du parquet.

L’agent immobilier m’a déconseillé avec une certaine véhémence, de m’y rendre. Selon lui, je devrais même patienter, le temps que le bâtiment soit sécurisé dans son entièreté. Mais bien sûr, comme si j’allais résister à l’envie de découvrir ce lieu que Nick chérissait tant !

Agacée par ma propre hésitation autant que par le froid qui cisaille mon visage, je déverrouille l’entrée et avance, un pas après l’autre, dans la pièce immense au plafond cathédrale. Il n’y avait que Nick pour dégotter un bijou pareil au cœur de Harlem. Je tousse lorsque la cendre se fraie un chemin jusqu’à mes narines et manque de m’étaler sur le sol gris. Pourtant, un simple coup d’œil aux alentours me suffit. Nick aimait The Sound Of Books And Music. Il me l’a léguée. C’est comme si je contemplais son œuvre à travers ses yeux. Ce qu’elle était avant que les flammes ne l’abîment.

Une curieuse chaleur m'enveloppe, quelque chose effleure ma joue, une larme esseulée termine sa course sur mes mains jointes. J’adresse à mon cousin une promesse intérieure mais non vide de sens. Je rendrai la vie à cet endroit pour honorer sa mémoire.

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