1. Caleb (Janvier 2018)

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Je déteste la foule. Les odeurs écœurantes, les effusions plaintives et le contact brutal des corps qui s’enlacent. Pathétique. Je fais craquer ma nuque et redresse l’étui de ma guitare dans mon dos. La bandoulière me cisaille l’épaule et me fait grimacer. Je m’étais pourtant juré de n’emporter que le strict minimum, d’éradiquer tout lien avec ce qui me retenait là-bas. J’étais prêt à partir, prêt à claquer la porte pour ne jamais me retourner. Puis, je l’avais vue, posée contre le mur et je lui avais trouvé un petit air triste, avec ses cordes usées et son étui abîmé. J’ai trouvé qu’on se ressemblait.

Mais, là, je commence vraiment à le regretter.

Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, Caleb ! Elle ne t’appartient même pas, cette guitare ! D’accord, ce n’est pas faux, sauf qu’à part prendre la poussière, elle n’aurait plus servi à grand-chose.

Et tu en as quelque chose à faire parce que… ?

Je passe une main rageuse dans ma tignasse hirsute et tente d’ignorer le rire sardonique qui m’accompagne depuis plusieurs années déjà. D’habitude, les médicaments font plutôt bien le job...si seulement, je ne les avais pas oubliés dans mon sac de voyage qui se trouve…dans la soute. J’ai déjà fait plus malin.

J’inspire par le nez avant d’essayer de concentrer mon attention sur autre chose.

Ne jamais s’énerver sur ce que tu ne peux pas contrôler, Caleb.

Plus facile à dire qu’à faire, ces mantras de développement personnel à la con !

À défaut de me calmer, j’observe les voyageurs autour de moi. Je grince des dents. Entre les vieux qui vérifient dix fois leurs valises pour être sûrs qu’on ne leur a rien volé, les couples qui se lèchent le visage et les parents qui beuglent sur leurs mômes excités par le décalage horaire, le spectacle ne manque pas de piquant. Mais je m’en lasse en deux secondes. Je n’ai que peu de patience et d’intérêt pour le genre humain, de toute façon.

Soudain, le soulagement m’envahit. Le tapis roulant daigne enfin cracher mon précieux bagage. Je tends le bras au moment où il passe et retiens un râle de victoire quand mes doigts se referment sur son anse. Satisfait, je me détourne, pas fâché de quitter cet endroit bien trop peuplé à mon goût ! Avec un peu de chance, j’arriverai à mon auberge de jeunesse avant que l’accueil ne ferme.

Je ne dois y rester qu’une seule nuit (à New-York, ça coûte un bras, un foie et un testicule. Et ensuite, eh bien…soit la chance me sourira soit je me retrouverai à la rue.

Je rabats la capuche de mon pull sur ma tête, la gorge rêche, sous les protestations de mon estomac. Je n’ai pas pu avaler une miette de ce qu’ils ont eu le culot d’appeler « repas » dans l’avion. Vivement que je tombe sur un vendeur de hot dog ambulant, comme ceux qu’on voit dans les séries télé ! On ne peut pas faire plus américain !

Je presse le pas, slalome comme je peux entre les gens scotchés à leur téléphone (et qui n’avancent pas plus du derrière que de la tête) et ceux qui ont choisi l’aéroport pour leur balade de santé. Je vais devenir dingue avant même d’avoir mis un pied dehors !

J’accélère encore (je suis en train de virer agoraphobe complet) et…je m’affale au sol. La valise en plein milieu du passage a décidé de me faire un croc-en-jambe. Une valise rouge pétant pourtant, avec des stickers de fleurs dessus. Une marguerite dont les pétales blancs me narguent.

Je m’agrippe à mon genou droit en mordant ma lèvre inférieure pour ne pas hurler de douleur. Un goût de métal envahit ma bouche et m’indique que mon piercing au labret est en train de saigner. Quelle plaie ! Je venais de me faire piercer, juste avant de partir aux Etats-Unis et je ne m’y suis pas encore habitué.

Je m’assois avec peine alors que la propriétaire de la valise que j’ai envoyée dans le décor s’approche de moi :

—…Il ne pouvait pas regarder où il mettait les pieds, celui-là, marmonne-t-elle entre ses dents en français. Hey, are you ok ?*

Elle passe à l’anglais avec facilité. J’ouvre la bouche pour répondre quand quelque chose dans son allure provoque un courant électrique dans ma colonne vertébrale … Non. Ce n’est pas possible…sur les sept milliards d’êtres humains sur cette planète.

Are you ok ?*répète-t-elle, en cachant son impatience, comme elle peut, c’est-à-dire, pas trop mal.

Elle darde sur moi ses prunelles myosotis et je ne peux réprimer un mouvement de recul. Ce regard qui annonce qu’elle dévorera tous ceux qui se mettront sur son chemin (alors qu’elle ne dépasse pas le mètre soixante !), je le connais bien.

Je bloque sur son visage en forme de cœur à peine caressé par quelques rides. Elle n’a réellement aucune idée de qui je suis. Alors que moi...La mélodie lointaine d’un piano solitaire effleure mes oreilles. Je sais qu’il n’existe que dans mon esprit, qu’il n’est le fruit que d’un souvenir. Tout comme cette voix-sa voix-douce mais affirmée, qui m’encourage. Son talon qui bat le rythme. Je me rappelle ses chaussures violettes improbables avec une fleur au bout. Je baisse les yeux au sol mais ils ne rencontrent que des bottes fourrées. En plein hiver, rien de plus normal.

Je n’arrive plus à respirer. Trop de choses me reviennent en tête. J’ai l’impression d’être à nouveau assis à côté d’elle, à sortir mes tripes sur ce foutu piano. A l’époque, ces moments étaient tout ce qui me rattachait à l’existence. Et puis, les choses ont changé.

Elle me fixe toujours, elle doit penser que je suis demeuré. Tant mieux. Je n’ai surtout pas envie qu’elle me reconnaisse. Je me relève en vitesse, ignorant sa main tendue. La fragrance sucrée qui habille ses vêtements assaille mes narines au moment où je ramasse mon sac à ses pieds. Je me redresse et me retrouve, à nouveau, prisonnier de son regard. Intense. Enveloppant. Douloureux. Ça, par contre, c’est nouveau. Avant, ses iris pétillaient comme de petites étoiles. Ma respiration se bloque alors que les souvenirs affluent, de plus en plus lancinants, et me filent la nausée :

Here, I think it’s yours ** m’annonce-t-elle avec gravité.

Je me raidis. Mes partitions. Quelques feuillets noircis de notes gribouillées à la va vite. Les lambeaux d’une âme avilie, sans espoir de rédemption. Et elle les tient entre ses mains délicates. Son expression ne laisse rien transparaître, je ne peux qu’espérer qu’elle ne les ait pas lues. Je les récupère en un geste plus sec que je ne le voudrais. Elle reste indécise quelques secondes, sans doute perturbée par ma brusquerie. Puis, elle ramasse, avec nonchalance, son chapeau borsalino noir tombé au sol. Je dois me casser de toute urgence. Chaque seconde me rapproche du moment où elle va se souvenir. Et je refuse d’entrer dans le jeu du « Que sont-ils devenus ? ». Je suis venu ici pour oublier, pas pour qu’on m’enfouisse la tête dans une période que je vomis !

Je fourre les partitions dans mon sac d’où elles s’étaient échappées, lui adresse un signe de tête qu’elle ne remarque pas et tourne les talons. Lorsque je passe la sortie de l’aéroport JFK, je respire enfin malgré le froid mordant. Le passé vient de faire une incursion inattendue dans mon présent. Heureusement pour moi, je l’ai laissé derrière moi. Du moins, c’est ce que je pensais.

*Est-ce que ça va ?

** Je crois que ça vous appartient.

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