Le dilemme de Nietzsche #2

6 minutes de lecture

Si le tempérament d’Anna était habituellement intransigeant et vif, elle avait fait preuve de calme face au docteur et à son frère. Au fond, elle sentait que la rage n’était pas loin, tout en ayant conscience qu’elle ne l’avait pas aussi mal pris que ce qu’elle aurait pu l’imaginer. Sa famille tout entière était décevante et Aleksei n’était que le produit d’un mélange de mensonges, d’ingratitude et de lâcheté. Il ne faisait pas exception et semblait parfaitement à sa place entre leurs deux parents. Anna espérait ne pas être faite du même bois.

De toute manière, la douleur gommait toute trace d’émotion vis-à-vis d’Aleksei et il était difficile pour Anna de rester assise à suivre ses cours sans broncher. Elle persista une heure et rentra chez elle en taxi pour trouver une demeure vide. Le silence résonnait entre les murs pâles, laissant passer les effluves de parfums familiers. Inna et Victor étaient peut-être là, dans l’immensité de leur maison.

Allongée sur son lit, Anna se mit à observer les creux et les bosses de son plafond. À l’œil nu, et dans un état normal, il aurait semblé parfaitement lisse et indemne d’imperfection. Cependant, la morphine faisait petit à petit effet et les courbes de la peinture se révélaient sans pudeur aux yeux de la jeune Russe qui arborait un visage neutre. Si au départ, cette drogue avait créé chez elle des vomissements à répétition, des douleurs au thorax qui ne lui permettait pas de marcher ou la sensation constante d’un sommeil qui s’apprête à vous transpercer, le temps avait fait effet et il ne restait qu’une sorte de plénitude incroyable. Les rires avaient cessé et Anna se trouvait à présent sur une barque au milieu d’un lac, légèrement secouée par le roulis timide des vagues. De temps en temps, le médecin baissait la dose qui n’avait cessé d’augmenter, car la molécule ne faisait plus effet. Dans ces moments-là, la douleur, le manque, la nausée et la somnolence terrassaient Anna. Heureusement, cela ne durait qu’un temps.

C’est le corps léger qu’elle s’endormit en plein milieu de l’après-midi.

« Anna… » Une voix s’élevait dans les rêves brumeux de la jeune Russe qui tenta vainement d’ouvrir les yeux. Cherchant à se réveiller, elle commença par bouger les doigts, comme pour reprendre possession de son corps. Quand elle y parvint, la sensation de mains l’empoignant par les épaules s’éveilla. Doucement, elle retrouva l’usage de ses paupières et put observer Aleksei penché au-dessus d’elle. Un gémissement de protestation monta de sa gorge et elle roula sur le côté.

« Tu veux toujours venir ? » Aleksei avait cette voix impatiente qui trahissait une envie prononcée de se débarrasser de sa sœur. Cette dernière se releva immédiatement, plongeant ses yeux dans ceux de son frère. Elle recula et put constater avec plaisir que son dos ne la faisait plus autant souffrir. Parfait, pensa-t-elle.

« Bien sûr. » Anna sortit de son lit et s’étira, avant de se diriger directement vers la salle de bain. La pièce était baignée d’une lumière crue, pâle, que les meubles, le marbre et la décoration amplifiaient et projetaient dans chaque recoin, éradiquant l’ombre. La peau de la Russe semblait plus blafarde que jamais dans cet endroit.

Par la fenêtre, on pouvait voir le crépuscule qui s’était confortablement installé. À cette époque de l’année, les jours étaient très courts et la lumière disparaissait rapidement en fin d’après-midi.

Anna s’installa dans un bain bouillant qui dégageait des exhalaisons de rose, de pin et de lavande. La mousse couvrait son corps, emplissant la pièce d’un léger bruit pétillant. Une pâte noire posait sur ses cheveux et sur ses sourcils, tandis qu’elle fermait les yeux, la tête appuyée contre le bord de la baignoire. La coloration dégoulinait sur la paroi blanche.

La porte s’ouvrit et Aleksei entra dans la pièce comme si Anna n’était pas là et se mit à se regarder dans le miroir, ajustant ses cheveux et perfectionnant sa barbe. Du coin de l’œil, sa sœur le regardait. Il n’avait rien de l’homme cerné de ce matin. Le grand Russe avait troqué ses habits de sérieux pour un costume noir à la coupe moderne qui mettait en valeur sa carrure. Son teint était frais et ses cheveux brillants.

Leurs yeux se croisèrent et il se dirigea vers Anna, pour venir s’accroupir près d’elle. Tenant entre ses doigts une mèche qui pendait hors de la baignoire, Aleksei soupira.

« Quand est-ce que tu vas arrêter de les saccager ? demanda-t-il en regardant couler l’eau grisâtre sur sa peau.

— Quand tu arrêteras de te saccager tout entier.

— Je le savais ! Aleksei se releva, surplombant Anna de toute sa hauteur. Ton sourire et ta politesse, ce n’était que pour mieux me le faire payer. Mais il faut que tu grandisses. Je suis ici, pour toi. Je vis ici, pour toi. Je ne peux pas être là tout le temps, alors si tu n’as pas envie de venir, reste. Je ne t’oblige à rien. »

La colère de son frère n’effaça pas pour autant le sourire d’Anna, qui lui fit signe d’approcher. Il revint à sa place et elle attrapa doucement une de ses mèches de cheveux. Ses doigts laissèrent une traînée plus sombre. Elle observait son visage avec bienveillance.

« Arrête de t’énerver. Tu as plus d’addictions que d’années de vie. Ne pars pas, reste et écoute-moi. Je n’ai rien dit et je ne dirai rien. Depuis New York, je sais que si je veux passer du temps avec toi, je dois te suivre et accepter certaines choses, même si cela ne me plaît pas. Par contre… elle marqua une pause et empoigna la main de son frère. Si tu te permets de mal me parler ou d’être désagréable, alors que je ne fais que ce que tu veux, je te promets que tu le regretteras. N’essaye pas de m’analyser. »

Elle n’entendit pas ce qu’Aleksei lui répondit, car aussitôt terminé, elle immergea sa tête dans l’eau. Le bain devint noir et elle se leva, afin de commencer à rincer ses cheveux et son corps. Aleksei détourna les yeux, se concentrant sur son propre reflet dans la glace. L’eau sur sa mèche commençait déjà à sécher.

« Tu pourrais attendre que je sois parti.

— Ne fais pas le pudique avec moi, Alyosha. Je trouverais ça bizarre quand on sait que je t’ai plus vu nu qu’habillé, quand on était gosses. »

Le ton d’Anna était dur et il était difficile de savoir qui était le plus âgé des deux. Elle n’était pas en colère, mais s’exprimait déjà sans détour.

« Ania…, murmura-t-il en la regardant.

— Et moi, j’ai l’impression d’être froide comme la pierre… ajouta Anna en attrapant une serviette qu’elle enroula autour d’elle, afin de sortir de sa baignoire. Elle savait très bien ce que son frère comptait lui dire. Je suis un con.

— Ne confonds pas froideur et force. »

Aleksei s’était approchée de sa sœur, entourant son visage de ses paumes chaudes. Il avait retrouvé le sourire.

Anna descendit dans le salon une heure plus tard. Elle avait relevé sa chevelure à l’aide d’un pic à cheveux orné d’arabesques. Des mèches lisses s’étaient glissées hors de la masse brune. Elle avait recouvert ses lèvres d’un rouge andrinople et ses cils étaient rehaussés d’un mascara noir. Avec son teint de porcelaine, on aurait pu la confondre avec une poupée. Anna ne s’apprêtait pas autant, habituellement. Quand elle le faisait, c’était pour revêtir un rôle et se cacher derrière une image d’elle moins naturelle. Exercice dont elle avait usé et abusé à New York.

De ce fait, les seules pièces qu’on aurait pu qualifier d’élégantes étaient des cadeaux de ses parents. Dans un coin de son dressing se trouvaient des robes portant toujours leurs étiquettes. En voyant Aleksei dans son beau costume, elle avait compris qu’il était temps de se parer à la manière d’Inna. Sa robe était simple, noire, sans fioritures, mais elle épousait son corps, laissant entrevoir son dos et ses jambes.

La vision de sa sœur habillée de la sorte laissa Aleksei perplexe, mais ni il protesta ni il la complimenta.

Après avoir enfilé leurs manteaux, le frère et la sœur s’installèrent dans la voiture d’Aleksei. Au moment même où le moteur démarra, la maison qui avait été plongée dans le noir s’illumina peu à peu, pièce par pièce.

« Inna et Victor, toujours aussi normaux. Ils étaient là ? demanda Anna, la mine sombre.

— Mmh. Non. »

Elle sentit immédiatement que son frère lui mentait, mais elle ne lui demanda aucune explication, car depuis des années elle s’efforçait de ne plus souffrir de la main de ses parents.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Moira Stain ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0