Dans le tumulte de la nuit

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Anna s’alluma une cigarette et Aleksei fit de même, par mimétisme. La fumée se retrouvait immédiatement happée dans l’interstice de la fenêtre légèrement ouverte. Devant eux, des hectares de verdure vierge s’étendaient à perte de vue. Seules les collines devenaient un obstacle à leurs visions. Lovée dans son manteau, Anna s’apaisa peu à peu.

« Il y aura du monde ?

— Pas qu’un peu. Ambroise ne sait pas faire simplement, révéla Aleksei, un grand sourire collé aux lèvres.

— Il a l’air… Spécial. Je ne suis pas certaine de l’apprécier, répondit Anna en grimaçant.

— Je ne sais pas si on peut aimer réellement ce bon docteur Moreau. Il est aussi détestable qu’intéressant. Aleksei riait de bon cœur, baissant le volume de la musique pour mieux entendre sa sœur.

— Les gens hautains manquent d’intérêt. Souvent, même en creusant, on se rend compte que c’est vide. Heureusement qu’il possède un certain charme.

— À ta manière, tu l’es. »

Anna offrit à son frère un sourire moqueur qu’il observa du coin de l’œil en fronçant les sourcils.

« Tu n’es pas vide, tu es juste particulièrement… Calme.

— Froide, tu veux dire.

— On sait très bien tous les deux que ce n’est qu’une façade. Il suffit de te voir saoule pour savoir qui tu es vraiment.

— Je suis aussi monstrueuse qu’adorable, dans ce cas. »

Anna se souvenait de New York et de son mauvais caractère qui avait entraîné un certain nombre d’altercations. Elle ne se laissait pas faire et si elle suivait Aleksei dans ses soirées, il était presque toujours sûr qu’une dispute allait éclater. Anna perdait patience lorsqu’elle avait bu et les brimades des uns et des autres devenaient tout à coup intolérables. Cependant, quand elle était entourée de personnes bienveillantes, Anna s’ouvrait, quittant son armure de glace pour un peu de chaleur et de spontanéité. Elle devenait souriante et riait de bon cœur. Ce que certains prenaient pour de la timidité était en réalité un certain besoin de solitude — chose qu’elle trouvait plus facile face à une vie sociale toujours incertaine. Elle se protégeait de l’extérieur, comme si elle n’était jamais partie de sa maison au milieu de rien, en Russie.

Ambroise Moreau habitait à une trentaine de minutes de chez les Orlov.

À leur arrivée, le frère et la sœur étaient totalement réconciliés et parlaient sans retenue de tout et surtout de rien. Ils avaient élaboré des théories quant au docteur Moreau, puis s’étaient penchés sur le cas de Daniel et de son besoin constant de reconnaissance. Aleksei était convaincu qu’il serait un bien meilleur ami sans ce défaut. Anna pensait qu’il était justement un bon ami pour cette raison : estimant assez l’autre dans son art et dans son intelligence pour se sentir inférieur et se remettre en question. Il l’exprimait simplement mal. Cependant, Anna Orlova était assez souple et compréhensive, à cette époque, pour pardonner au plus idiot et, trop souvent, au plus méchant.

Anna se redressa dans son siège et suivit des yeux le portail en fer forgé qui s’ouvrait devant eux. Il était immense. Elle se rendit compte pour la première fois que chez elle, il n’y avait jamais eu ne serait-ce qu’une seule barrière. À la place, à quelques mètres, en face de la maison, se trouvaient les bordures du Loch Lomond. Il s’agissait là du seul rempart contre des visiteurs importuns.

Aleksei arborait un sourire satisfait, comme s’il s’attendait à la réaction de sa sœur qui comprit rapidement cet air content. En face d’eux se dressait la maison d’Ambroise Moreau.

« Le salaud… Conférencier, c’est pas mal comme boulot finalement… »

Ce n’était pas tant la taille de cette maison qui avait interloqué Anna — quoiqu’immense, elle ne l’était pas plus que celle des Orlov — mais bien sa beauté. Il s’agissait d’une vieille demeure écossaise qui était restée figée dans le temps. Elle ne dénaturait pas le paysage et se fondait parfaitement dans le décor somptueux des terres vertes et entretenues qui l’entouraient. De jour comme de nuit, ce lieu semblait réserver une multitude de secrets à celui qui sait regarder. Les contours et les angles de la demeure étaient finement éclairés, laissant entrevoir ses plus beaux atours.

Anna s’émerveillait de chaque détail, tandis qu’Aleksei se garait entre deux voitures, certainement plus coûteuses que la sienne.

« Tu as vu ces fenêtres en lancette ? On dirait un mélange de la demeure Abbotsford et du palais de Falkland, expliqua Anna, la voix légèrement aiguë face à tant d’excitation.

— J’aime pas ce style, se contenta-t-il de répondre. »

Il regarda la demeure d’un œil hautain, peu convaincu par ce qui émerveillait sa sœur. Il était venu assez de fois pour s’en lasser, car la richesse ne l’avait jamais impressionné — peut-être parce qu’il n’avait connu que ça à travers sa famille ou ses amis. De plus, c’était l’architecture contemporaine qui émoustillait l’aîné.

Les invités se pressaient à l’intérieur et arrivaient par groupe de trois ou quatre. Ils étaient tous élégamment habillés, au point où Anna sentit sa joie retomber. Elle appréciait les fêtes où elle pouvait se fondre dans la masse et passer inaperçue, seulement, ces gens-là sentiraient vite qu’elle n’avait rien à faire là et plus grave que l’ignorance, il y a le mépris et la moquerie.

Elle se cramponna au bras de son frère qui s’avançait déjà vers l’intérieur.

« Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde, murmura Aleksei qui semblait contrarié, comme en témoignait le pli entre ses sourcils.

— Tant mieux.

— Tu ne vas pas t’enfuir ?

— Si, plus tard, mais au moins personne ne me verra partir. »

Anna souriait tandis qu’Aleksei lui intima d’entrer par la porte principale. L’intérieur était aussi somptueux que l’extérieur. Ambroise avait veillé à ne pas altérer cette merveille d’histoire, tout en y déposant des traces d’élégance, par-ci, par-là. Tapis, mobilier, cheminées, tentures, tableaux, tout était absolument exquis. La seule chose qui paraissait maintenant de trop ici était les humains qui arpentaient les pièces.

Quand le frère et la sœur arrivèrent dans le salon principal, ils se retrouvèrent seuls dans une foule d’inconnus. Du moins, c’est ce que pensa Anna qui ne tarda pas à constater qu’Aleksei saluait presque chaque personne. Il ne la présenta pas, comme pour la garder à son bras tels un bracelet ou un joli sac hors de prix qu’on ne peut toucher qu’avec les yeux. L’un à côté de l’autre, ils étaient sublimes. Anna tira la manche de son frère pour lui rappeler sa présence, mais elle constata que l’aîné savait pertinemment ce qu’il faisait et elle lui fit confiance, le suivant sans rien dire, les yeux rivés sur le plafond.

Aleksei leur servit deux verres de vin en s’appuyant sur une commode. Il avait pris une posture presque hautaine qui lui permettait de toiser la salle en souriant, tout en restant élégant et décontracté.

« Il n’y a que ça ? » demanda Anna qui faisait tourner le liquide rouge avec dégoût. Le regard de son frère suffit pourtant à la dissuader de maugréer. Elle n’appréciait guère cet alcool qui lui causait d’affreux maux de crâne.

Soudain, une main habile attrapa les coupes sous le regard étonné d’Anna. Moreau se pencha afin d’offrir un baise-main à la jeune Russe, qui se laissa faire, par surprise.

L’hôte de la soirée était habillé d’un costume trois-pièces bordeaux à carreau, coupé dans un tweed de bonne facture. Il était beau, sans nul doute, malgré ses gestes trop assurés.

« Cette robe révèle un océan de compliments dans le regard de chaque homme présent dans cette assemblée. Et un flot d’amertume dans celui des femmes, à n’en pas douter, harangua Ambroise.

— Trop de sucre gâte les dents, docteur, répondit Anna, citant madame de Sévigné avec une certaine classe. Votre demeure est tout bonnement incroyable. »

Le sourire que lui adressa Moreau ne plut pas à Anna, car il y avait quelque chose dans ses yeux qui la mettait mal à l’aise. Il était pourtant aussi plaisant à regarder que l’était sa demeure et aussi soigné que l’étaient ses choix de décoration, mais il avait cet air contrariant de celui qui cache un monde trop immense derrière ses paupières. Les yeux de celui qui a tout, tout le temps et qui ne se gênerait pas pour en demander plus.

« J’étais sûr que tu aimerais. Je dois dire que sans un héritage conséquent je n’aurais pas pu me permettre d’acheter plus d’une pièce de cet endroit.

— Je donnerais beaucoup pour n’avoir qu’une seule de ces pièces, murmura Anna qui se perdait déjà dans les contours du salon.

— Pourtant, j’ai eu la chance de voir où vous habitez et je dois dire que votre maison en ferait pâlir plus d’un, répliqua Ambroise, ce qui étonna Anna. Elle n’eut cependant pas le temps de le questionner sur sa venue, car il sortit de son dos une bouteille dorée, sur laquelle était gravé “Chopin”¹. J’ai quelque chose pour vous deux. Pour vous remercier d’être venus. »

Anna jeta un œil à son frère qui regardait son ami en souriant chaleureusement. Elle leva un sourcil, se moquant de l’air stupide d’Aleksei. Je t’ai connu plus farouche Alyosha, pensa-t-elle en le regardant avec insistance.

« Je me suis dit qu’une vodka de chez vous devrait vous ravir, lança Ambroise en servant la boisson dans des verres à whisky.

— Vous n’auriez pas dû, elle doit être hors de prix.

— Tu es un fou Ambroise, mais c’est ce qui m’a toujours plu chez toi, renchérit Aleksei qui s’empara de sa part.

— Attends de voir les cigares que je vais t’offrir. »

Anna regardait les deux hommes avec un certain étonnement. Elle avait cette impression étrange que tout ce qui sortait de leurs bouches n’était que du miel souillé.

« À cette soirée ! на здоровье² ! lança Ambroise en levant son verre, suivit par Aleksei et Anna.

— на здоровье ! renchérit Aleksei.

— Это ужасно³, se contenta de répondre Anna. »

Aleksei s’était abstenu de la regarder, car Ambroise aurait immédiatement compris son mécontentement. Sa sœur avait fait preuve d’impolitesse en se moquant de leur hôte. Par chance, ce dernier ne parlait pas assez bien le russe pour s’en offusquer et avala d’une traite son verre. Anna présenta à nouveau le sien, maintenant vide, ce qui amusa le docteur qui s’exécuta.

« On disait donc vrai sur les Russes !

— Je ne sais pas ce qu’on dit sur les Russes, mais il n’est jamais bon de laisser trop de temps entre le premier et le second toast, rétorqua Anna qui arborait un petit sourire taquin.

— Ne vois aucun mépris dans mes propos, savoir boire est bien mieux que de se saouler sans connaissance.

— Plus on boit, plus on la perd, non ? questionna Aleksei, levant son verre plein.

— Je suis impatiente de voir qui sera le plus Russe de nous trois, lança Anna, un air de défis collé au visage. Между первый и второй, перерывчик небольшой⁴ ! »

Étonnamment, la vodka polonaise n’était pas mauvaise en comparaison d’un verre de vin. Anna plongea son regard dans celui d’Ambroise, qui ne bougeait pas d’un cil à chaque toast.

« Vous les Français, vous êtes un peu nos rivaux au sujet de l’alcool. Cependant, je n’aime pas les clichés. Ils sont le fruit d’une éducation comme une autre et c’est un peu comme se moquer d’une culture. Puis, honnêtement, quand je vous vois, on ne dirait pas que vous êtes sale, précisa-t-elle en glissant son index sous le col du docteur. Ne me regardez pas avec cet air, je ne suis pas vexée. À choisir, je préfère tout de même être une tueuse à gages alcoolique, qui se bat contre des ours, qu’un pauvre homme feignant, dragueur, aux goûts alimentaires contestables. »

Anna souriait, jouant avec son verre vide qui ne tarda pas à se remplir. Ambroise laissa paraître les prémices d’un étonnement fugace, qui disparut grâce à un sourire parfait.

L’atmosphère était chargée de l’humidité des corps qui s’entassaient et des parfums raffinés dont les invités s’étaient tous aspergés. L’odeur de leur hôte disparaissait dans cet amas d’effluves, mais il était homme à prendre soin de ce genre de choses.

La lumière était tamisée, provenant de quelques appliques ornées d’arabesques. Elle illuminait les visages sur lesquels des sourires étaient gravés, semblant ne jamais pouvoir être altérés. Quand Anna remarqua ces menus détails, elle se sentit happée par une sensation agréable d’euphorie. Aleksei la serra contre lui, comme pour dissiper un malaise qu’il avait cru percevoir, alors qu’en réalité, il s’agissait bien de la première fois où Moreau et sa sœur se comprenaient.

« Je plaide coupable : je nourris ces clichés sans rougir.

— Malheureusement, mes goûts culinaires sont bien français. Pour le reste… le docteur marqua une pause, appuyant son regard sur Anna. Je préfère les actes aux paroles, nous verrons bien. »

Moreau représentait l’élégance, la classe et le charme même, mais il démontrait également d’un grand sexisme et cachait certainement bien d’autres facettes sombres et contradictoires. Peu à peu, ces aspects discordants ne seraient plus qu’une fine brume sur un lac scintillant.

Bousculé par une femme, Ambroise dut s’excuser, afin de reprendre son rôle de maître des lieux. Anna sortit une petite boîte en fer de sa pochette et en tira deux cigarettes, une pour elle et une pour son frère. Ses yeux se perdaient dans la foule, tandis qu’elle jouait avec un zippo rouillé qu’Aleksei attrapa au passage. Anna se serait abstenue de fumer dans une pièce pareille, cependant, rien ne semblait interdit ici. Certains fumaient de gros cigares, d’autres renversaient du champagne ou du vin par terre. S’ils avaient tous paru galants au premier abord, leur véritable visage ne tardait pas à se révéler.

Aleksei finit par présenter à sa sœur ceux qu’il appelait ses amis. Ils étaient tous trop expansifs et tactiles, enlaçant Anna comme s’ils l’avaient toujours connu, lui donnant des surnoms trop mielleux, trop intimes : « chérie », « ma douce », « chaton ». Cependant, plus la soirée passait, plus l’alcool faisait son effet. Anna se mit à danser, d’abord avec son frère, puis avec des inconnus qui ne l’étaient plus vraiment. Les commodes en bois cirées devinrent de parfaits tabourets, les tableaux perdirent de leur superbe et les tapis furent souillés de champagne.

Anna prit tant ses aises qu’elle ne fit plus attention à la présence ou l’absence de son frère. Elle allait et venait d’un groupe à un autre, sifflant ses coupes de champagne, comme une véritable Française. Elle s’en targua à Ambroise qui passait par là, alors qu’il avait disparu plusieurs heures.

« Mon cher Moreau, remarquez que je bois votre champagne comme une femme de chez vous, s’écria-t-elle en prenant la pose, tenant la coupe du bout des doigts.

— À la Française ? répondit le docteur, le regard rieur.

— Sans payer et le regard affreusement vitreux. »

La jeune Russe se mit à rire, suivit d’Ambroise qui ne riait pas tant de la blague - qu’il ne comprenait pas vraiment - mais plutôt par mimétisme, car Anna avait un rire si sincère et si joyeux, qu’on aurait tout fait pour pouvoir le lui rendre.

Il remonta le menton d’Anna du bout de l’index, observant ses yeux avec minutie.

« Que vois-je ? Les Français tiennent mieux que les Russes ? »

Elle se redressa, secoua la tête et prit un air sérieux.

« Je pourrais boire deux bouteilles comme celle-là sans sourciller, monsieur. »

Au fil de la discussion, elle commença à sentir une sorte d’envie pressante d’agir stupidement. Elle se mit à se demander ce que ça ferait si elle se penchait pour embrasser la bouche fine du docteur. Juste pour voir. Anna n’était pas le genre de femme à se priver de ses désirs, car il était facile pour elle de les assouvir. Non pas que sa beauté soit sans pareil, mais elle avait cette façon de faire si charmante, ce visage si expressif, qu’on sentait tout de suite ce qu’elle pouvait ressentir. Cela était alors communicatif, dans la joie comme dans la colère. Et Moreau ne fit pas exception à la règle, car il s’avança légèrement, s’apprêtant à répondre quelque chose qui n’aurait pas besoin de mots.

Un homme donna une frappe sympathique sur l’épaule d’Ambroise qui dû se résoudre à reculer légèrement, cachant à merveille la frustration et peut-être la gêne qu’il aurait pu ressentir.

« Moreau ! Je ne vous ai pas félicité pour votre soirée. Comme toujours, c’est un régal, mâcha l’homme qui venait de couper court à la discussion du docteur et de la Russe.

— Rob... »

Et tandis que les deux hommes parlaient, Anna pencha la tête en regardant ce certain "Rob". Il le remarqua peut-être, car son regard glissa sur elle. Impossible pour la jeune femme de savoir ce qui la dérangeait chez cet individu, mais il lui semblait avoir mis le doigt sur une étrangeté, sans pouvoir la nommer.

« Anna Orlova Victorovia, lança-t-elle sous l’insistance du regard de l’inconnu. Je vais devoir vous laisser, j’ai malheureusement perdu Aleksei.

— Vous êtes jumeaux ? Je ne suis pas assez proche de ma sœur pour l’appeler par la pensée, répondit Rob, riant et regardant au-dessus de l’épaule d’Anna. »

Au même moment, elle sentit un bras l’entourer et se tourna pour tomber nez à nez avec son frère. Ce dernier était dans un état bien pire que le sien. Ce qui semblait être une étreinte n’était en réalité qu’un appui forcé pour pouvoir rester debout.

« Je te cherchais, t’étais où ?

— Là, de toute évidence, murmura-t-elle en caressant sa joue moite. Qu’est-ce que t’as pris ?

— Rien rien, marmonna l’aîné, les yeux à demi-clos, particulièrement heureux de sentir la main fraîche de sa sœur sur sa joue. »

Anna posa son front sur celui de son frère et le tira contre elle pour pouvoir l’aider à marcher. Seulement, deux pas plus tard il se détacha en grognant.

« Je sais marcher, j’ai dit.

— Tu ne veux pas t’asseoir ?

— Je voulais un câlin… »

Bien qu’elle n’ait jamais supporté de voir son frère dans cet état et bien qu’elle ait très envie de l’envoyer balader dans les bras du docteur, Anna l’enlaça un instant. Ses cheveux, sa peau et ses vêtements puaient le cigare, l’alcool et la sueur, mais son parfum âcre se confondait avec le reste de la demeure.

« J’ai à faire maintenant ! » s’exclama Aleksei qui se détacha de sa sœur pour retourner dans la foule.

Anna hésita un instant à le suivre, avant de voir son frère enlacer une belle femme aux cheveux bruns. Elle se tourna en souriant et s’éloigna pour se perdre dans les couloirs et les nombreuses pièces de la demeure. La curiosité la poussa à ouvrir des portes pourtant fermée, pas certaine de ce qu’elle cherchait. Certaines pièces étaient occupées, d’autres étaient fermées à clé, mais rien ne l’intéressa assez pour la retenir.

Ses pas l’amenèrent à un balcon. Elle s’accouda aux rambardes en pierres et s’alluma une cigarette dans la foulée. En contrebas, certains invités prenaient l’air. La vue lui rappela sa Russie natale, tant elle était dégagée et tant Anna se trouvait haut, comme dans son arbre. Elle passa ses mains fraîches sur son visage qu’elle enfouit dans ses bras.

« Merde. Le champagne. » De cette masse courbée sortait une fumée épaisse et ce fut la première vision d’Anna qu’eut Riley Weiss. La jeune femme sentit une présence dans son dos et se tourna, avant de remettre sa robe droite. En face d’elle se trouvait un homme de belle taille, qui tentait d’allumer une cigarette qu’il venait de rouler. Anna chercha à distinguer ses yeux qui étaient de toute évidence aussi sombres que ses cheveux.

Contrairement au reste des convives, il ne portait pas de joli costume ou de belles chaussures. Vêtu d’un jean et d’un t-shirt blanc, il se rapprochait plus de la normalité quotidienne d’Anna.

« J’ai pas d’champagne, juste du whisky, lança-t-il d’une voix grave - presque trop grave - en tendant une bouteille pleine.

— Après du champagne, de la bière et de la vodka, je pense que ça peut passer, renchérit Anna, qui prit une posture défensive. »

Les bras croisés, les sourcils froncés, elle n’aimait pas beaucoup se trouver seule avec un inconnu, là où personne ne l’aurait entendu. Cependant, quelque chose sur le visage hâlé et anguleux de cet homme la rassurait.

« Il fait frais, t’as pas froid ? demanda-t-il en s’accoudant près d’elle, les yeux plongés dans la nuit.

— La liste de ce que j’ai bu devrait te mettre la puce à l’oreille, grogna-t-elle en se saisissant de la bouteille qu’il avait posée sur la rambarde.

— Ton accent, t’es pas d’ici ?

— Non, tu crois que je viens d’où ?

— Je pense que t’es Ukrainienne ou Allemande, je sais pas.

— C’est fou comme on peut être aussi proche d’une réponse, sans jamais pouvoir l’atteindre. »

Riley ne répondit rien. Il se contenta de sourire, sachant pertinemment qu’elle finirait par le lui dire. C’était un homme très patient et peu loquace, ce qui plut à Anna. Le silence qui s’était installé entre les deux individus avait quelque chose d’apaisant. On entendait plus que le brouhaha étouffé de la soirée.

Lentement, Anna enjamba la rambarde pour venir s’asseoir, les pieds dans le vide. Riley la regarda, les sourcils froncés.

« T’as pas peur de tomber ?

— J’ai un équilibre sans failles.

— Gymnaste ?

— Enfant terrible qui montait aux arbres ?

— Mmh... »

— Je ne veux pas te vexer, mais tu n’as pas la tenue d’un gars que Moreau pourrait inviter.

— Et pourtant… »

Les phrases de Riley étaient si courtes et il était si calme, qu’Anna se surprit à le regarder de temps à autre afin de s’assurer qu’il ne fut pas vexé.

« Tu connais Aleksei ?

— Oui, vite fait. C’est le grand Russe qu’Ambroise amène partout, répondit-il sans réfléchir, puis il regarda Anna et comprit. J’étais pas loin quand même.

— Franchement ? C’est comme si je disais à un Français qu’il est Belge, mais oui tu n’étais pas loin.

— Un vrai Russe dirait que l’Ukraine, c’est la Russie.

— Je suis tout ce qu’il y a de plus Russe et j’ai un avis très mitigé à ce sujet. »

Ils parlaient tout en regardant devant eux. Les phrases s’enchaînaient, comme l’alcool, avec un naturel plaisant. Les minutes filèrent, comme les heures, sans que la fraicheur nocturne ou les bruits étranges à l’intérieur ne puissent les décoller de leur rambarde. Riley avait rejoint Anna sur le rebord et leurs jambes pendaient dans le vide.

« Ouais. Ma famille est arrivée ici quand j’étais petit. C’était pas vraiment par choix, mais plus par besoin. Enfin... Disons que mon père, valait mieux qu’il parte de Californie.

— Tu as un sacré accent, encore. Mais je comprends, ça a été pareil pour la Russie et sûrement pour New York.

— Tu peux pas comprendre, répondit Riley sèchement.

— Pourquoi ?

— Parce que t’es riche. »

L’argent était un sujet sensible pour Anna, qui avait eu du mal à comprendre à quel point sa famille était aisée. Zola lui avait pourtant dressé un portrait plutôt fidèle de ce qu’étaient "les gens de la vraie vie", comme elle les appelait plus jeune, dans un anglais approximatif. Cependant, Anna ressentait un profond malaise d’être à sa place, tout en ayant conscience qu’elle ne faisait rien pour mieux comprendre ceux qui n’avaient pas eu sa chance. Elle savait donc pertinemment qu’elle n’aurait jamais pu entièrement comprendre ce que Riley avait vécu, mais cela lui enlevait-il le droit d’essayer ?

« Et alors ? L’argent permet de mieux supporter le changement ?

— C’est différent de se préoccuper de c’que t’auras en dessert et de ne pas savoir si t’auras à manger d’ici la semaine suivante.

— Différent, tu l’as dit. Je prétends pas ne pas être privilégiée, mais être balloté par des parents peu aimants qui ont des problèmes dangereux avec d’autres personnes, avec ou sans argent, ça n’a rien de confortable. »

Anna avait ce ton calme qui lui allait si bien. Elle n’essayait pas de se défendre. Riley la regardait tout à coup plus intensément, cherchant certainement à savoir qui était-elle vraiment.

« Mais tu as raison. J’ai jamais eu faim et j’aime manger des pâtisseries orientales comme des plats japonais. J’ai déjà eu froid, peur et mal, cela dit. Mais je ne vais pas faire semblant de comprendre ce que tu as pu vivre.

— T’es bizarre. Riley souriait sincèrement.

— Merci. Tu te plais en Angleterre ?

— Disons que j’ai pas trop de contact avec les natifs, on reste beaucoup entre nous. Je m’occupe de la ferme familiale. C’est pas simple, mais c’est ce qu’il faut pour vivre.

— Tu ne te sens pas seul ?

— Non. On est beaucoup.

— Combien ? »

Anna s’était tournée vers lui et avait passé une jambe à l’intérieur du balcon. La bouteille de whisky les séparait mincement.

« Une trentaine.

— Trente ? Mais tu as une grande famille ! Elle n’avait pas pu cacher sa surprise, tant l’idée d’une aussi grande famille lui était incroyable.

— On est pas tous du même sang, mais on était beaucoup à devoir fuir le pays. La ferme est grande et y a plusieurs maisons. C’est pas le grand luxe, mais ça suffit. »

Anna pensa à la possibilité de tous les héberger chez elle, tant sa maison était grande et son terrain propice à de nouvelles constructions.

« Trente... répéta-t-elle, encore étonnée. Et qu’est-ce que tu fais là ?

— T’as déjà demandé.

— Tu n’as pas répondu.

— Je suis venu là parce qu’y a des femmes riches. Si j’en trouve une qui veut bien de moi, je pourrais sortir de ma ferme et choisir mes desserts, répondit-il très sérieusement.

— Si tu veux, je te partage le mien. Anna marqua une pause, puis questionna Riley avec la première question qui lui passa par la tête. T’as déjà tué une bête ? Elle avait senti que ce sarcasme était de toute évidence la seule réponse qu’elle pourrait avoir cette nuit.

— Et tu crois qu’on mange comment ? Je fais pas que du blé, m’dame. »

Le travail à la ferme, la vie à New York, la sensation de nager dans un lac glacé, l’étrange vision que Riley avait eue étant petit, les cauchemars d’Anna qui l’empêchaient de dormir... Les langues se délièrent rapidement, leur faisant perdre la notion du temps. Il sembla à Anna qu’une fois rentré, Riley disparaîtrait en emportant tous ses secrets avec lui et cette idée l’apaisa.

Les voitures commencèrent à quitter les pourtours de la demeure et Anna regarda l’heure du coin de l’œil.

« C’est l’heure où tu vas te transformer en crapaud ?

— Mmh ?

— C’est l’heure ? questionna Riley avec un certain détachement.

— Je vais retourner à l’intérieur voir dans quel état est mon frère.

— Mmh. Bonne continuation Orlov, lança-t-il en s’allumant une cigarette.

— Tu restes ?

— Ouais.

— Une boucle, hein ? Tu redeviens silencieux ?

— Sois pas déçue, on se reverra. J’en suis certain. »

Anna sourit à son nouvel ami, un sourire franc et d’une grande douceur. Il tourna la tête, comme incapable de recevoir cette forme de sympathie. Bien sûr, elle ne lui demanda pas son nom et ne lui donna pas son prénom, car il était évident qu’aucun des deux ne prendrait le risque de pousser le destin pour se revoir.

¹ Marque de vodka polonaise

² na zdorovie — « Santé ! » en polonais

³ Éta oujasna — exprime la déception, plus familière Anna dit : « ça craint… »

⁴ Mezhdu pervyy i vtoroy, pereryvchik nebol'shoy - « Entre le premier et le deuxième, on n’attend pas trop longtemps »

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