Le dilemme de Nietzsche 

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Aleksei déposa Anna à Caledon Street, non loin de l’entrée de l’université. Le soleil peinait à se lever, mais le ciel s’était dégagé depuis leur départ de la demeure Orlov. Anna n’aimait pas qu’on puisse la voir arriver en compagnie de son frère, dans une voiture hors de prix. Elle préférait l’anonymat et le clinquant d’Aleksei n’allait pas dans ce sens.

Si la solitude avait été son quotidien pendant des années, Glasgow avait changé beaucoup de choses pour Anna. Avec le temps et beaucoup de méfiance, elle s’était rapprochée de certaines personnes. La plupart de ses relations restaient superficielles, courtoises, mais sans animosité. Seuls Daniel et Terry avaient réussi à faire naître en la jeune Russe un sentiment de confiance et de légèreté, entraînant inévitablement un attachement réel.

« Je ne comprends pas pourquoi tu mentionnes Nietzsche, lança Daniel en levant le nez de la copie d’Anna. C’est injustifié et pompeux… Il marqua une pause, puis retourna aux lignes manuscrites. C’est presque trop facile.

— Monsieur Hooper a pourtant apprécié, répondit Anna, un sourire moqueur collé aux lèvres. »

Daniel était un ami formidable, mais il ne supportait pas l’idée d’être médiocre – seul défaut qu’Anna avait trouvé chez lui. Capable de couvrir ses amis d’éloges face à n’importe quel projet, il n’arrivait qu’à faire preuve de mauvaise foi lorsque ledit ami arborait un point de plus que lui. Son manque de confiance concernant ses études était devenu flagrant, avec le temps.

« Les idiots citent Nietzsche. C’est leur deus ex machina. Et tu n’es pas une idiote.

— Pitié, pas ça... Ne m'oblige pas à parler latin. »

Anna avait clôturé cette conversation du revers de la main, récupérant sa copie au passage. Daniel grimaça, mais son visage se radoucit à la vue de celui de son amie. Il regardait Anna avec ses grands yeux bruns qui étaient particulièrement cernés ce jour-là. C’était un garçon à la beauté étrange qui ne laissait personne indifférent. Les hommes, comme les femmes ne comprenaient pas son succès, mais Anna, elle, savait. Le visage de Daniel était anguleux et ses joues creusées par une certaine maigreur. Il avait ce sourire franc, montrant ses belles dents quand sa bouche s’étirait de part et d’autre de son visage. Peu importe l’occasion, il aimait rire de tout et quand il ne le faisait pas, comme devant la copie d’Anna, ses sourcils étaient froncés et son visage habillé d’un sérieux séduisant. Sa joie et son enthousiasme effaçaient sa pâleur étrange et s’il était souvent courbé, cela témoignait de sa grande taille. Ces choses prises une par une n’avaient rien d’incroyable, mais Daniel était formé de sorte qu’on le voit et l’aime inconditionnellement. C’était l’opposé d’Anna et c’est ce qu’elle avait aimé chez lui dès le départ.

« Ne fais pas cette tête Daniel, tu vas t’enlaidir à force de regarder mes notes.

— J’en ai bien peur. Parlons d’autre chose, si tu veux bien, répondit-il en s’enfonçant dans sa chaise. »

Daniel et Anna se retrouvaient à chaque pause qu’ils pouvaient avoir en commun, afin de boire une boisson chaude. Le premier choisissait inlassablement le même thé, tandis qu’Anna préférait varier les plaisirs.

« Ce soir, nous allons au gîte du Loch Rannoch, murmura Anna, comme une confidence à son ami. »

C’est à ce moment-là que Terry arriva, déposant nonchalamment ses affaires sur la chaise à côté de Daniel. Elle avait l’air d’avoir fait le tour de Glasgow en courant.

« Le Loch Rannoch ? Tu en as de la chance ! lança-t-elle en s’installant lourdement en face d’Anna. J’aimerais bien me faire des petits week-ends hors de Glasgow, mais le travail en ce moment c’est une catastrophe. Vous avez vu la queue pour entrer ? J’ai l’impression que ce salon de thé est devenu le repère de toute la ville. »

Elle regarda ses amis et quand elle comprit que son arrivée brutale n’était pas des plus agréables, elle baissa d’un ton en rougissant.

« Du coup, tu disais ? Pardon je t’ai coupé.

— Non, non ça ne fait rien. Tu t’es dépêchée pour venir nous voir ?

— Oui. Je n’ai que vingt minutes entre mes deux cours. Je me suis souvenue de la date et j’ai pas voulu te rater. »

Daniel et Terry étaient attentionnés et Anna le leur rendait bien. Pas une fois ils n’avaient oublié ces fameuses nuits qu’ils avaient tous deux du mal à comprendre. Conscients du caractère étrange et difficile de ces événements, ils faisaient toujours en sorte de voir si Anna allait bien, si elle ne manquait de rien et si son frère n’avait pas eu la malheureuse idée de la laisser tomber.

Anna raconta sa nuit et sa petite discussion avec Aleksei, puis ils dévièrent sur ce dernier. Lui et Terry avaient eu une relation qui avait duré quelques semaines et leur rupture n’avait pas laissé indemne la jeune femme. Aleksei avait été le premier depuis le début de sa transition et elle s’était attachée à lui plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Anna avait été prise entre deux feux à cette période, mais elle n’avait pas pris parti quant à cette relation. Quelque part, elle avait toujours su qu’Aleksei quitterait Terry, car son frère était incapable de rester avec quelqu’un. L’attachement l’effrayait et au moindre signe de celui-ci, la relation s’étiolait sur elle-même.

Depuis cette période, il ne cessait pourtant de parler d’elle régulièrement. Anna avait été heureuse de les voir ensemble, car Terry était aussi belle qu’intelligente. Elle avait donné à Aleksei un peu de calme et de douceur, apaisant ses angoisses et ses vices. Depuis, il était retombé dans ses travers de plus belle.

« Ne fais pas cette tête Terry, murmura Anna qui s’était rendu compte de la moue triste de son amie.

— Ton frère est un idiot, renchérit Daniel, en roulant des yeux.

— Il ne cite pas Nietzsche pourtant.

— Il fait pire.

— Quoi donc ?

— Il le peint. »

Le sourire ravi de Daniel laissa Terry perplexe. Elle n’avait pas assisté au début de leur conversation et les lettres restaient un véritable mystère pour elle. C’était la peinture qui l’animait.

« Je ne sais pas de quoi vous parlez encore, mais ça va, se contenta-t-elle de répondre. »

Anna sortit une petite boîte usée de son sac. Daniel et Terry continuèrent une conversation à propos de je ne sais qui, ce qui n’intéressait que très peu Anna - son goût pour les ragots étant des plus limités. S’allumant une cigarette, elle préféra regarder les visages familiers qui s’entassaient sur la terrasse du salon de thé. Ce qu’elle appréciait par-dessus tout dans cette ville c’était le manque de regard et d’attention qu’on pouvait lui porter. Ici, peu de gens se targuaient faussement de la connaître. Cela avait quelque chose d’apaisant.

La fumée venait de temps à autre brouiller sa vision, enveloppant le paysage d’un blanc laiteux. Anna la laissait couler aussi lentement que possible entre ses lèvres, s’amusant avec les ombres et les contours impalpables. En réalité, c’était une manière pour elle d’endiguer la douleur qui était cette fois partie du bas de son dos, remontant tel un lézard le long de sa colonne vertébrale. Sa peau, au contact de sa chemise, s’était recouverte d’une sensation lancinante qui ne restait jamais immobile. Plus la douleur irradiait, plus Anna aspirait de longues bouffées de cigarette, jusqu’à ce que le filtre vienne l’arrêter.

« Anna ? Tu rêves ? demanda Daniel en secouant sa main afin d’attirer son attention.

— Daniel. Arrête. »

Terry regardait le jeune homme d’un air grave, car il était facile pour elle de sentir quand son amie n’allait pas bien. Anna secoua la tête, passant une main fraiche sur sa nuque. Elle jeta dans le cendrier son mégot et se leva péniblement.

« Y a Emily, là-bas murmura-t-elle en désignant une jeune femme aux cheveux châtains.

— Ah non ! »

Il n’en fallut pas plus à Daniel pour se lever et prendre la tête du petit groupe. Peu importe quelle femme elle aurait désignée, la réaction du brun aurait été la même. Comme Aleksei, il ne savait pas rester à sa place.

Anna pensa à son frère à ce moment-là et se mit à languir l’heure du déjeuner. S’il y avait bien quelqu’un qui pourrait lui faire oublier la douleur, ce serait lui. Pourtant, il décida ce jour-là de se montrer grossier.

« T’as pris tes médicaments ? demanda-t-il en enfournant dans sa bouche une part de pizza.

— Les médicaments ça soigne, ce que j’ai… »

Mais Anna n’eut pas le temps de terminer sa phrase, qu’un homme vint s’installer à côté d’eux. Elle le regarda l’air contrarié. Pas seulement, car elle souffrait, mais surtout à cause du manque de politesse de l’homme qui les interrompait sans demander s’il n’était pas de trop. Elle se décala, afin de se coller à la vitre de la cafétéria. Le bâtiment était bruyant à cette heure-ci et il était difficile de parler sans crier. Pourtant, l’homme à côté de son frère n’eut aucunement besoin de forcer sur sa voix. Il semblait murmurer, tant son ton était calme et ses traits apaisés.

« Je n’ai pas l’habitude de manger ici, mais visiblement je suis bien le seul. »

Il regardait autour de lui, comme s’il avait toujours été là. Ses yeux ne s’étaient pas une seule fois posés sur Anna ou Aleksei.

« Je te présente le docteur Ambroise Moreau…

— Je sais qui c’est, répondit Anna en regardant son frère, le visage impassible. »

Il était facile de reconnaître cet homme en ayant quelques connaissances au sujet des personnes ayant fait leurs preuves dans le monde universitaire. Bien qu’Anna ne connaissait rien concernant la spécialité du docteur Moreau, elle savait qu’il était professeur d’histoire. Malgré ses origines françaises, cet homme possédait un accent écossais très prononcé. Pourtant, sa manière d’articuler lui donnait des airs de grand prince et quand il déposa sur elle son regard, Anna se sentit rapetisser.

« Anna Victorovna Orlova, je suis enchantée de faire ta connaissance.

— Juste Anna, si vous le voulez bien.

— Donc ce sera Anna. Appelle-moi Ambroise. J’ai l’impression de te connaître tant ton frère m’a parlé de toi. »

Les gestes de monsieur Moreau étaient lents, mais gracieux, et cela même lorsqu’il rompit de ses deux mains une carotte crue posée sur son plateau.

« Vous avez eu mon frère en tant qu’élève ?

— Disons que oui, dans un sens, murmura-t-il en offrant un large sourire à Aleksei qui se mit à rire aussi gracieusement qu’Ambroise. »

À son contact, son frère changeait étrangement, prenant une hauteur qu’il ne semblait pourtant pas posséder habituellement. Anna regardait les deux hommes discuter, avec un certain retrait. Ils étaient mal assortis, car l’un semblait mimer l’autre. Ambroise n’était pas grand et devait approcher la cinquantaine. Sa coupe était impeccable, son menton fraichement taillé et la blondeur de ses cheveux dissimulait agréablement une blancheur naissante. Ses yeux, bien que petits, transperçaient l’âme et son sourire réchauffait les cœurs. C’était un homme tout bonnement charmant, habillé d’un costume élégant qui venait parfaire les formes de son corps, sa carrure et ses bras, tout en dissimulant une corpulence plutôt élevée. Il avait cette manière de regarder Anna du coin de l’œil, tout en discutant avec Aleksei, qui ne laissa pas la jeune femme indifférente. Cela lui fit presque oublier son dos.

« J’aimerais beaucoup parler avec toi de ton sujet d’étude, lança Ambroise, faisant sortir Anna de ses pensées.

— Parlez-vous russe ?

— Mon russe est un peu rouillé. No ya ponimayu neskol'ko slov*.

— Mmh. Alors nous pourrons essayer. »

Anna n’avait pas pu s’empêcher de grimacer, trouvant l’attitude de monsieur Moreau quelque peu hautaine. Son russe, par la même occasion, était à la limite du supportable. Elle regarda sa montre et se leva sans avoir terminé son assiette.

« Je suis désolée, messieurs, mais je dois rentrer… commença-t-elle à expliquer, mais Ambroise lui coupa la parole.

— Quel dommage ! Mais je vous vois ce soir ? Il m’est difficile de voir Aleksei venir constamment entouré de nouvelles filles avec qui je ne peux parler. Non pas qu’elles ne sachent pas le faire, mais leurs bouches sont souvent trop occupées. »

Anna fronça les sourcils, car l’homme en face d’elle faisait preuve d’impolitesse et qu’une information n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Aleksei se racla la gorge et recula légèrement.

« J’avais oublié l’invitation d’Ambroise, ce soir. Mais tu peux venir. Si tu veux.

— Ne dites pas non, Anna. Nous pourrons parler de littérature à loisir autour d’une vodka ou d’un vin de chez moi. À vous de voir. »

Le sourire mielleux de Moreau n’y ferait rien, Anna sentait ses joues bouillir. Elle se demanda un instant si Aleksei n’avait pas demandé à son ami de lancer le sujet, car il était évident qu’Anna ne pourrait pas refuser sans paraître impolie ou désagréable. Ô comme ce refus aurait fait plaisir à Aleksei qui ne supportait pas que sa sœur vienne avec lui à bon nombre de soirées étranges. Alors, elle fit ce que son mauvais caractère lui dictait, arborant un grand sourire - le premier de tout le repas.

« Avec plaisir. »

*Mais je comprends quelques mots.

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