Chapitre 26 : Les changements

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Journal privé de Matthew Drent

Jour cinq :

« Bonjour Eva…

Je sais que tu ne verras jamais ce message… Mais j’ai à nouveau envie de te parler. Je pense que toi, tu me comprendrais. Litz… Comment dire ?... Litz n’accepte pas d’entendre certaines choses. Je lui ai demandé de me laisser un peu d’intimité, elle ne m’écoute pas en ce moment.

Tout a commencé quand nous avons découvert la vie sur Meg 15. Avant, tout se déroulait selon le plan, à merveille même ! J’étais en phase avec ce que l’on faisait, ce que nous allions faire. Je ne me posais pas de questions. C’était la mission, c’était bien ! Et puis, on est tombé sur des microorganismes dans l’eau de la mer, on a vu que la vie avait beaucoup évolué sur cette planète, et que je ne sais combien d’êtres vivaient autours de cette île. Tout ça en l’espace d’un jour !

Je n’arrive pas à digérer cette information. C’est arrivé si vite ! Tout ce que nous savons de cette planète, c’est que nous n’en savons rien ! Nous n’en avons jamais rien su. Je croyais que j’étais prêt, que j’avais tout en main pour réussir cette mission. Mais j’ai la sensation que je ne la contrôle plus autant qu’avant. La Fédération d’Exploration Spatiale n’a pas assez de données ni de protocoles pour gérer cette situation. On se lance à l’aveugle ! Je continue de croire en elle bien sûr. Je dois y croire ! Pour Litz, les rapports de rovers suffisent pour confirmer qu’il n’y a aucun risque pour la mission. Je n’en suis pas sûr… Plus rien n’a l’air sûr maintenant… Je sais ce que je dois faire, nous allons poursuivre la construction de la base. Mais nous prenons de gros risques, je le sens….

Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive…. J’ai l’impression que quelque part, je ne suis pas d’accord avec le plan. C’est idiot, parce que c’est ce que nous devons faire ! C’est la mission ! Litz m’a dit que j’étais trop sensible. Elle a sûrement raison. Ces megiens m’ont perturbé… J’ai des pensées dangereuses que je dois éliminer. Je dois me concentrer. »

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Jour quinze :

« Bonjour Eva,

Les journées se raccourcissent. En tout cas, c’est mon impression.

Nous sommes très occupés à construire notre future base. Je crois que tout rentre un peu dans l’ordre…. Enfin on n’a pas vraiment reparlé avec Litz d’autre chose que de nos travaux. Je la trouve différente en ce moment… C’est bizarre, mais elle décide de plus en plus des choses avant même de me consulter. Par exemple, elle m’a imposé les plans de la base qu’elle a fait elle-même, c’est à peine si j’ai eu mon mot à dire ! Elle a ordonné aux ermites de démarrer la construction sans moi. Elle ne m’a même pas demandé mon accord. Je ne sais pas ce qui lui prend, je devrais lui en parler pour que son algorithme se calme un peu.

J’ai étudié les megiens. Plus j’en apprends, plus je les trouve fantastiques ! Ah, ils sont incroyables Eva ! Leur écosystème est riche, plus riche même que celui que nous voulons implanter ici. C’est exceptionnel ! Meg 15 est exceptionnelle. Il y a une telle variété d’interactions. C’est une sorte d’énorme réseau naturel qui relie les plantes, les animaux… J’aimerais que tu sois là pour voir ça…

Cela me fait réfléchir de plus en plus sur le reste de la mission… Je sais, Litz m’a demandé d’oublier ça. Je n’ose pas lui en parler, mais je n’y arrive pas. Je me dis que les megiens sont importants au contraire. Ce sont nos semblables d’un autre monde ! Comment passer à côté ?

Je me demande où nous allons avec la terraformation…. Du côté de Litz, ça n’a pas l’air de poser de problème…. J’aimerais avoir sa confiance. J’ai encore l’impression que nous agissons comme si les megiens n’existaient pas. Nous allons implanter notre nouvel environnement dans le leur. Je n’ai aucune idée de comment ils réagiront. Heureusement que Litz n’entends pas ce que je dis… Pourquoi m’en préoccuper ? C’est vrai, les ressources sont exploitables et l’humanité peut vivre sur Meg 15. C’est ce qui compte…. Je sais que c’est tout ce qui compte… Mais je n’arrête pas de penser à eux.

Si seulement tu étais là… Tu saurais quoi me dire. »

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Jour dix-neuf :

« Bonjour Eva,

Quelque chose ne va pas… La mission avance à merveille. Nous avons terminé les fondations de la base, on est en train de l’aménager. Tout est exactement comme nous l’avions prévu. Je devrais être heureux, non ? Je veux dire, c’est notre souhait le plus cher ! Alors pourquoi je ne me sens pas satisfait ?

C’est la première fois que ça m’arrive… J’ai de plus en plus de mal à me focaliser sur les opérations. Quand je me rends le matin sur le chantier, que je supervise les ermites et que je vois notre base, je me sens mal. C’est comme si… Comme si… Je n’étais pas là. Litz est obnubilée par la construction. Si je la laissais faire, elle gèrerait toutes les tâches toute seule. J’ignorais qu’elle était capable de prendre autant d’initiatives. Ce qui m’énerve, c’est que j’ai beau lui dire, elle continue ! Elle me donne la liste des opérations quotidiennes à faire comme si j’étais un robot ! Qu’est-ce qui lui prend ? Bref…

Par rapport à mon problème, je ne comprends pas… Je lui en ai parlé lors de nos entretiens psychologiques. Elle me dit que je suis encore sous l’émotion de notre découverte, que je devrais prendre plus de temps pour hiérarchiser mes actions, pour les rendre plus claires dans mon esprit. C’est ce que je fais, mais ça ne m’aide pas tellement…

Je n’ai pas de mal physique, mes analyses médicales sont correctes. Litz n’a pas l’air de pouvoir m’aider, et je ne peux pas en parler dans le journal de bord officiel ! ça me fait du bien de te le dire à toi… Mais il ne faut pas que cela interrompe la mission ! Je me replonge un peu dans les vieux livres que tu m’as donné. Il y a pas mal de psychologie dans le registre. Ça m’a déjà aidé, tu te souviens ? Je trouverai peut-être une solution dedans… »

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Jour vingt-six :

« Eva…

Tu entends ce bruit ? C’est celui de la mer…

J’enregistre ce message sur la plage. Tu sais, celle de sable noir dont je t’ai parlé. Je viens là maintenant quand j’ai besoin de distance. Ça m’arrive de plus en plus… J’ai demandé à Litz quelques heures pour moi. L’aménagement de la base est infernal. C’est à peine si elle me laisse respirer. Je vais être honnête, elle m’étouffe. Ce n’est plus la même… Elle dirige tout et ne me laisse plus décider de rien. Elle veut à tout prix finir dans nos prévisions, que nous puissions installer nos premières cultures. Ça l’a rendue complètement hystérique !

Je vais surement te décevoir, mais j’ai arrêté de me battre contre elle. Nous ne faisons que nous disputer ces derniers jours. J’aimerais ralentir la cadence, qu’on prenne le temps de faire progresser nos découvertes sur les megiens, mais c’est comme si je parlais à un mur… J’ai réfléchi, je crois que je préfère les étudier que de foncer tête baissée pour la mission. Avant je m’en voulais de le penser. Mais j’ai pris le temps de comprendre.

Cet endroit me permet d’avoir les idées claires. J’ai beaucoup lu ces derniers temps… Ce détachement que je ressens, je crois que c’est en rapport avec les megiens. Ils nous ressemblent beaucoup, ils ont les mêmes sensibilités à leur climat. Mais nous nous apprêtons à le changer. C’est assez difficile à expliquer, j’ai l’intuition que cette mission est un danger pour eux, pour leur écosystème. Litz me répète que s’inquiéter pour leur existence est irrationnel. Mais si elle se trompait ? Les ordinateurs se trompent ! Notre présence va modifier leur ordre naturel, quoi que nous fassions. Les plantes vont changer la chimie des sols, de l’atmosphère et de l’eau. C’est évident. Que va-t-il advenir de toutes ces espèces ? La Fédération m’a appris que la vie devait être préservée, et que c’était à cela que servait notre mission. J’aimerais poursuivre notre plan, mais sans leur nuire. Je réalise que c’est peut-être impossible. Je suis le seul à le voir…

Je ne supporte plus de sourire pour le journal de bord. Il n’y a que sur cette plage que je peux penser comme je veux… J’ai de plus en plus la sensation de tous vous mentir… Mais Litz me le demande.

Si seulement tu étais là… »

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Jour trente :

« Eva,

Aujourd’hui, nous avons terminé la base. Enfin, les ermites l’ont terminée… J’ai choisi son nom : Aloe. Qu’est-ce que tu en penses ? D’après les archives, c’est le nom d’une plante terrienne qui a disparu sur Terre IV. J’aime bien la sonorité.

Notre futur est en marche. Le premier potager sera ensemencé en serre demain. Le cycle de terraformation sera lancé… Mission accomplie, presque ! Litz me parle déjà d’étendre nos bâtiments sur d’autres terrains si notre première production fonctionne bien. D’ici deux mois, j’aurai assez de fichiers pour envoyer le premier signal de retour à Terre II. La planète sera d’après ses calculs au plus proche du vortex hyperspatial par lequel nous sommes arrivés, ce sera le créneau idéal pour émettre. Ensuite, bonjour la nouvelle colonie ! Nous avons réussi ! Nous avons réussi…

J’aimerais que cela soit aussi formidable. Honnêtement j’aimerais Eva. Je ne sais pas quoi penser… Je sais maintenant que je choisis entre nous et les megiens. C’est une décision si grande…

Je vais achever cette mission. Mais nous allons coloniser le monde de quelqu’un d’autre… Avant-hier, nous avons disséqué le corps d’un pescomorphe que j’ai trouvé sur la plage. Par tous les astres, ces animaux ne font pas que nous ressembler, nous sommes exactement pareils ! Hormis quelques spécificités, leurs organismes fonctionnent comme les nôtres ! C’est… C’est fou ! Ils ont même un cerveau ! Un cerveau Eva ! Ça confirme l’importance de tout ce que j’ai observé sur leur monde. Maintenant que nous savons tout ça : qu’est-ce que nous avons de si unique ? Si la vie n’était pas si spéciale ? On est l’aboutissement d’un schéma qui s’est répété à l’identique sur Meg 15. Il est certain que toutes ces créatures vont continuer d’évoluer comme nous l’avons fait sur Terre. Et c’est là que je me demande : avec SysMeg, et notre colonie, est-ce que cela sera encore possible ? Nous allons exploiter leurs océans et leur atmosphère. Nous agissons pour la sauvegarde de l’Humanité, évidemment, mais d’un autre côté est-ce que nous avons le droit d’intervenir sur Meg 15 ? Je n’en reviens pas de ce que je suis en train de dire…

Je suis certain que tu comprendrais…. Je suis trop sensible Eva. La Fédération a commis à nouveau une erreur, je n’étais pas prêt pour SysMeg…

Je vais poursuivre la mission, c’est ce que je dois faire. Litz ne me laisse pas non plus le choix. Elle ne me laisse plus le choix sur rien… Mais ce que nous allons accomplir ici n’est peut-être pas aussi bien que je le croyais. Pour sauver notre monde, nous allons peut-être en sacrifier un autre… Par tous les astres, j’espère que non. »

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