Chapitre 23 : Plongée

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Pour le grand papillon de mer, c’est un nouveau jour qui se lève. L’eau est fraîche, un arôme sucré plane, les algues dansent avec les vagues. Le champ de fleur s’éveille sous la lumière matinale. Une journée comme les autres commence dans le cycle de la vie.

Comme tous les matins, le papillon de mer est affamé. Il a dormi toute la nuit à l’abri dans les broussailles et n’a pas mangé depuis plus de vingt heures. Son instinct réclame du délicieux nectar. Avant de quitter sa cachette, il vérifie les environs. Sa peau sensible détecte les mouvements de l’eau à proximité. Tout va bien, la voie est libre, aucun prédateur dans les parages.

Sa tête sort des herbes la première. En forme de goutte, elle accueille deux grands yeux noirs et globuleux. La majorité de la faune locale possède une excellente vue, même dans l’obscurité. De son corps partent deux bras terminés par quatre doigts longs et griffus. Une membrane les relie, donnant à ses nageoires des allures d’ailes. Une série de poils sur son dos sondent les courants. Il se propulse près de la surface à l’aide de sa queue palmée, et laisse Meg Alpha le réchauffer.

Pour sûr, il n’est pas seul dans le secteur. La prairie a déjà été prise d’assaut par ses habitants. Un véritable carrefour s’est installé au-dessus des fleurs. D’autres papillons de mer, ainsi qu’une multitude d’espèces cherchent aussi leurs repas. Parmi ses proches cousins, les colibris de mer sont les plus nombreux. Plus petits et plus fins, leur museau est allongé comme une flèche. A la place d’ailes, leurs nageoires se composent de deux doigts modelés en palmes. Quelques sphynx de mer virevoltent aussi avec une agilité déconcertante. Leur taille n’excède pas celle d’un bourdon, mais des nageoires puissantes soutiennent leur corps grassouillet. Leurs réflexes et la précision de leurs mouvements sont tels que nul ne peut les toucher. Des papillons de mer nains se dissimulent sous les feuilles. Ceux-ci, bien que minuscules, diffèrent très peu du papillon de mer dans l’anatomie. Leur nature peureuse encourage leur discrétion, ils se dévoilent rarement à la vue de tous. Pour finir, des geckos des fleurs et lézards de mer remontent des tiges où ils ont passé la nuit. Leurs apparences évoquent des tritons dépourvus de membres postérieurs.

Inutile de se battre pour se sustenter ici. Il y a bien assez de nourriture pour tout le monde. Le champ de fleur s’étend partout autour de l’île jusqu’à la limite du récif. Rouges, roses, bleues, noires, jaunes, géantes comme en grappes, il y en a de toutes les teintes et de toutes les tailles. Le papillon de mer s’étire, puis se lance à son tour en quête d’un petit déjeuner. Il s’insère dans le trafic en volant tel un petit dragon. Son cerveau développé conserve en mémoire les expériences passées. Il connaît précisément les fleurs qu’il préfère, et où il en a trouvé la dernière fois. Il s’oriente aisément malgré l’agitation ambiante.

A l’occasion, il traverse des bancs de sable. Sur les plus grosses pierres ondulent des ventouses de vase et des ventouses serpent. Ces créatures passent leur vie à se repaître de microorganismes, bien agrippées à leur support par leur bouche ventouse. Le papillon ne remarque pas les crapauds megiens qui sautillent sur le fond. Vu du haut, on ne les discerne pas du décor. Leur corps rond est recouvert de plaques dures qui imitent l’aspect de la roche ou du sable, suivant l’espèce. Leur petite queue palmée ne leur permet pas de décoller du sol. Ils se contentent de bondir sur leurs deux pattes griffues, et de s’enfouir dans les sédiments pour en extraire les algues. Un nuage de boue émerge de la brousse. Un trio de grands nettoyeurs se fraye un chemin jusqu’à une carcasse. Ils comptent parmi les plus gros habitants du récif. Malgré l’aileron qui trône sur leur tête et leur allure de requin, ces derniers n’ont rien de dangereux. Des excroissances sensorielles sur leur museau repèrent les odeurs des cadavres dont ils se nourrissent.

Le papillon de mer atteint sa fleur favorite. Il a de la chance, le plant n’a pas encore été visité. De loin, on la confondrait aisément avec une tulipe terrienne, mais la ressemblance s’arrête là. Adaptées à pousser sous l’eau, les fleurs megiennes se divisent toutes en trois parties. Un cône décoré sort d’un col plus ou moins large. Un trou remplace au centre le pistil et les étamines. Le papillon de mer saisi la tige avec ses griffes. Les ventouses sur ses nageoires assurent la prise. Un organe à sa gorge déroule ensuite une longue trompe. Elle s’ancre dans l’orifice grâce à des poils, et aspire le nectar. Il butine ainsi du lever au coucher de Meg Alpha. Son organisme constitue les réserves de calories qu’il brûle pendant ses jeûnes nocturnes. Ce qu’il ignore, c’est que la plante se sert de lui en retour. Elle dépose sur sa trompe des milliers de grains de pollen qu’il se charge de transporter d’une fleur à l’autre. Lui et les autres butineurs assurent une fécondation perpétuelle du champ de fleur. Une fois qu’elles se sont reproduites, elles se fanent et libèrent dans les courant des amas de graines. La mer les plante ailleurs et perpétue ainsi la boucle.

Une fois qu’il a vidé le réservoir, le papillon entame la fleur suivante. Son festin attire vite des convoitises. Des voiliers viennent à lui. Ces butineurs se déplacent en petits groupes familiaux, guidés par le plus âgé. Leur couleur jaune écarlate les rend indiscernables des fleurs par les prédateurs. Longilignes, leur corps évoque la forme d’un poisson tropical. Ils disposent de deux longues nageoires, d’une queue palmée, ainsi que d’une grande voile triangulaire sur le dos. L’alpha se fige devant le papillon de mer et gonfle son épine dorsale. Trois points dessinés sur sa voile noircissent. Les voiliers n’aiment pas partager. Il tente une manœuvre d’intimidation pour récupérer sa fleur. Le papillon de mer n’a rien à craindre mais sa nature paresseuse prend le dessus. Il abandonne sa trouvaille et se rend à la fleur disponible la plus proche.

Dès qu’il avance vers celle-ci, une autre créature surgit. Elle lui assène un léger coup de tête avant de se réfugier à nouveau dans l’inflorescence. Le papillon la reconnaît, il s’y est frotté par le passé. Il s’agit d’un farouche tête de noix. Il habite dans un certain type de fleur, et la défend au péril de sa vie. Personne n’a le droit d’y goûter. En échange, la plante lui offre un gîte, et une source de nourriture constante. Leur symbiose est très courante dans le récif. Insister est à ses risques et périls. En forme de noix, le crâne de ce petit megien est une carapace dure. Les assaillants terminent assommés, ou rués de coups de griffes. Le papillon de mer préfère s’enfuir.

Il s’éloigne un peu plus et plonge à vingt mètres de profondeur, aux frontières du récif. Ses vessies natatoires et son squelette cartilagineux supportent l’écart de pression. Les fleurs se raréfient peu à peu. Des colonies d’organismes calcaires les remplacent. Tel des éponges, ils s’enracinent et filtrent l’eau en quête de planctoïdes à digérer. Des calcitovores, d’étranges invertébrés amorphes, arrachent des bouquets pour s’en nourrir. Sans tête ni postérieur, leur épiderme malléable libère et rétracte des tentacules au gré des besoins. Malgré une absence d’yeux, ils roulent et se faufilent sans mal entre les sinuosités du sol. Ceux-ci ne se préoccupent jamais de ce qui peut nager au-dessus d’eux, pour le plus grand plaisir des prédateurs. Une épaisse jungle de nénuphars se dresse droit devant. Leurs tiges grimpent et percent la surface de leurs ombrelles. Pour sûr, les végétaux de Meg 15 se sont remarquablement diversifiés. La plupart des espèces de ce verger ressemblent à des espèces tropicales terriennes. Le long d’une tige rigide, certaines déploient des excroissances apparentées à des feuilles. D’autres forment sur les sédiments des touffes denses et filamenteuses. Il existe des spécimens plus atypiques : des arbres miniatures, des grappes de baies multicolores, des structures en calices, ou encore des boules d’herbes en suspension dans l’eau. En apparence, le tout semble coexister paisiblement. En réalité, dans un lieu si idéal, l’accès à la lumière pour la photosynthèse est une compétition ardue. Chacun tente de monter le plus haut possible et de laisser ses concurrents dans son ombre. Sur le sol paissent brouteurs et autres invertébrés.

Des megiens en forme de poissons parcourent la forêt. Les dos bleu se rassemblent pour butiner les fleurs de la canopée. Les ganglions lumineux à l’extrémité de leur queue trahissent leurs déplacements. Pendant ce temps, des dos blancs traquent les amas de planctoïdes. Leur dos arrondi protège un sonar de détection très efficace. Dès qu’ils ont cerné une colonie, ils foncent au travers et ouvrent leur trompe profilée en filet. Ils capturent le plus de planctoïdes possible puis la rétractent vers leur estomac. D’autres petits planctovores opportunistes profitent de leurs manœuvres pour se remplir la panse. Dans les failles de sable serpentent des anguilles megiennes. Leurs têtes blanches se hissent hors de la vase de temps à autre. Elles cultivent sur les rochers environnants les algues dont elles raffolent.

Le papillon de mer rebrousse chemin. Ici, il est à la merci des prédateurs. Sa peau détecte quelque chose. Un danger nage dans sa direction. Il l’aperçoit : une allure de barracuda, des poils sur le dos, deux yeux projetés vers l’avant, une tête ornée d’une bosse charnue, mais surtout, des nageoires équipées d’un long doigt ravisseur à faire pâlir la mante religieuse. Pas de toute, c’est un démon cornu, un carnivore commun du récif. Celui-ci mesure dans les quarante centimètres de long, et ne pourrait faire qu’une bouchée de lui. Heureusement, il ne retient pas son attention. Le démon cornu prend en chasse un scaphandrier. La tête cuirassée de ce dernier aspire la vase pour dénicher des vers. Trop concentré sur sa besogne, il n’a pas vu ses congénères s’enfuir. Le prédateur fonce sur lui et l’attrape entre ses doigts. Avant que sa victime ne réalise ce qui lui arrive, il plante dans sa chair ses trompes et lui injecte des sucs digestifs. La bête retourne dans les taillis tout en se délectant des organes liquéfiés de sa proie.

Le papillon de mer détale aussi vite que ses ailes le lui permettent. Il pénètre par inadvertance dans un champ de médusoïdes. Ces disques flasques et transparents dérivent au gré de l’océan par millions. Le papillon essaie de retrouver le champ de fleur, mais perd ses repères dans la masse. Il tourne en rond une vingtaine de minutes.

Près de la surface, des dragons du récif patrouillent. Le papillon les évite de justesse. Ces prédateurs longilignes sont bien plus imposants que le démon cornu. Ils constituent les hauts rangs de la chaîne alimentaire. Comme ce dernier, leurs yeux sont projetés vers l’avant sur des pédoncules et leur dos est recouvert de poils. Mais à la place d’un doigt armé, ils déploient une langue garnie de dents. Elle frappe en un éclair n’importe quel malchanceux sur son passage, avant de le conduire à un pré-estomac qui dissous sa viande en bouillie. Leur allure tranquille cache une vivacité redoutable. Un long cou et une longue queue facilitent leurs mouvements en chasse. Ils demeurent en périphérie des hauts fonds et dévorent les âmes qui s’aventurent trop loin. Ceux-là ne se comportent pas comme s’ils cherchaient des proies. Leur groupe est un cercle familial. Un couple adulte apprend à sa progéniture à quitter le nid. L’instinct parental de cette espèce est très fort. Ils s’éclipsent en ondulant dans le bleu lointain. Un nuage de petits megiens à tête cuirassée les suit de près. Les carapasses guettent leur prochain repas. Ils survivent à leurs côtés en se repaissant de leurs restes et des parasites qui infestent leur peau. En échange de ce nettoyage, les dragons du récif les épargnent de leur menu.

Le papillon s’extirpe finalement du labyrinthe de médusoïdes. De retour dans la prairie, il reprend sa dégustation de fleur comme si de rien n’était. Des heures tranquilles s’écoulent. Le ciel au-dessus de ce monde efface ses nuages. Les remous de l’eau inondent les herbes de lumière. Rien ne pourrait perturber ce paysage paisible.

Soudain, un banc de torpilleurs apparaît. Ils bousculent les malheureux qui n’ont pas le temps de s’écarter. La nature les a conçus pour la vitesse. Leur cuirasse est armée d’un rostre pointu à l’avant de leur crâne. Une queue musclée et un corps hydrodynamique en ont fait de véritables fusées vivantes. Plutôt des megiens de pleine mer, leur présence ne présage rien de bon. Une tornade blanche les poursuit : un banc de seringue-piranhas. Aussitôt, la panique gagne le pré. Tous les butineurs fuient où se cachent. Le papillon de mer réagit au quart de tour et se terre dans une crevasse. Ces carnassiers attaquent tout ce qui bouge. De la taille d’un pouce, leur corps en demi-lune et leur absence de nageoire n’en font pas des megiens très effrayants. Pourtant, il s’agit bien des prédateurs les plus féroces du récif. Leur force repose sur leur nombre. Comme une nuée, leurs trompes en crochet assaillent la peau de leur proie et drainent ses fluides vitaux. Certains sont emportés, le carnage répand un nuage de sang dans l’eau. Puis, ils quittent la zone subitement. Une senteur irrésistible les attire. Alléchés, ils la suivent jusqu’à un verger de fleurs rouges. Leurs tiges s’achèvent par de gros sacs, lesquels dégagent le fameux parfum. Une fois jetés à l’intérieur, les pièges se referment derrière eux et les engloutissent vivants. Ces végétaux carnivores ont fait des seringue-piranhas leur spécialité. Elles déciment la moitié du banc et régulent leur population.

Le cyclone parti, les activités normales reprennent dans le champ de fleur. Le papillon de mer a survécu. Il continue sa journée, inconscient d’avoir échappé une fois de plus à la mort. Il savoure à nouveau l’une de ses fleurs fétiches, quand un animal inédit le regarde fixement. Jamais il n’a vu une espèce de ce genre nager dans ces eaux. Un être en métal, avec une coque cylindrique et une caméra frontale.

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