Chapitre 24 : Doutes

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Le récif bouge sous les yeux de Matthew. Il revisionne les enregistrements vidéo encore et encore. La surprise ne s’efface pas de son visage. Les images de ces créatures tournent dans sa tête. Au départ envouté, il les dessinait au fur et à mesure qu'elles se présentaient à la caméra en leur attribuant des noms. Puis la panique a emporté sa curiosité.

« Par tous les astres... Tous ces animaux étaient là... On n'en savait rien, mais ils ont toujours été là, s'exclame-t-il ! Sous notre nez, depuis tout ce temps. »

Ce qu'il redoutait se confirme. Les sondes ont rapporté la clé de l'énigme de cette planète. Les megiens dominent l’océan. Ce qu'il a découvert au microscope ou sur la plage n'est rien en comparaison. Jamais de toute sa vie, Matthew n'aurait songé à une telle tournure d'évènements. Il sait qu'il réécrira la science, et que son nom s'inscrira en préface du plus grand chapitre de la vie dans l'Univers. Il s'imagine les visages ahuris des savants devant ces poissons extraterrestres. Ils réviseront à coup sûr leurs fondamentaux. Il dissoudra d'une traite toutes les illusions de l'Humanité.

« Tous ces animaux ne devraient pas être là… Ils ne devraient pas exister… Hein Litz, ce n’est pas possible ? Comment est-ce possible ? Tu les vois bien comme moi ?... La mission dans tout ça, balbutie-t-il ?

-Calme toi Matthew. »

Ses mains serrent sa tablette. Devant lui, son plateau repas patiente qu'on le débarrasse. Les capteurs de Litz perçoivent le changement d'état de l'explorateur. Son poult augmente, ses muscles se contractent. Son programme d'interface travaille sur une réponse psychologique appropriée.

« - Explique moi ce qui ne va pas.

-Ce n'est pas assez évident ? Regarde où nous en sommes. Il y a non seulement de la vie sur cette planète, mais elle est en plus déjà passée au stade des vertébrés ! Je veux dire... C'est ahurissant ! Toutes ces bêtes sont juste là, en bas ! Comment veux-tu que l'on installe une colonie humaine sur Meg 15 dans ces conditions ?

- Nous suivons le scénario prévu par l'article 90 du protocole. Les rovers ont quadrillé un tiers de l'île et n'ont détecté aucune trace bactérienne dans les sols, ni dans l'eau de pluie. L'île Pan est donc stérile sur tous les territoires les plus proches. Nous pouvons reprendre le projet d'implantation de notre écosystème à petite échelle, avec pour commencer la construction d'une base de terraformation et de petits terrains agricoles. Nous continuerons évidemment d'étudier les formes de vies indigènes et aviserons au fur et à mesure. C'est aussi simple que ça.

-Quoi ? Mais… Litz, c’est trop tôt... Je n'en suis pas sûr... Je ne sais pas si c'est une bonne idée.

-Je ne comprends pas.

Un silence s'en suit. Les circuits de Litz chauffent pour traiter l'information.

« Que remets-tu en question ?

-Pour commencer, l’article 90. Ce protocole est trop vague pour notre situation. Il n'a jamais été utilisé. Comment pouvons-nous juger si vite que cette planète reste viable pour nous, qu’ils ne représentent pas un risque ? Je ne crois pas que tu te rendes compte que tous ces êtres vivants sont partout autour de nous ! Ça change la donne. J'ai l'impression que le plan peut devenir très dangereux. Je pense que nous commettrions une erreur. Et puis, nous n'en savons pas assez sur les megiens pour reprendre nos travaux comme si de rien n'était. Litz, j'ai besoin de réfléchir.

-Continue, dis-moi ce qui te tracasse.

-Je me pose des questions… Je veux dire, d'abord Meg 15 est une planète-océan. Ensuite, contre toutes nos certitudes des formes de vies existent sur cette planète, et maintenant tout ça... Je commence à me demander sur quoi d'autre nous avons tort. Et si les rovers se trompaient ? Et s'il y avait des bactéries ou des virus sur l'île Pan, mais que nous étions incapables de les détecter ? Qu'est-ce qui va se passer si nous les mêlons à nos plantes. Ils pourraient nous transmettre des maladies, comme nous pourrions en introduire chez eux. Ce sont de gros risques pour une colonie, et pour tous les habitants de cette planète. Nos compétences en microbiologie ne suffiront pas pour certifier qu'il n'y a rien à craindre.

-Les rovers peuvent à nouveau effectuer les tests en balayant toute l'île si cela te rassure. C'est d'ailleurs déjà en cours. Je comprends que tu aies peur, c'est une situation nouvelle. Mais je sais que tu n'as pas oublié pourquoi nous sommes ici. Bien sûr, nos opérations comportent des risques, et c'est bien la fonction première de SysMeg. Nous sommes là pour collecter toutes les informations nécessaires afin qu'après nous, les colons soient préparés au mieux à vivre sur cette planète. Si une menace bactériologique existe, c'est à nous de la définir. Nous ne pourrons pas tout étudier comme tu dis. Néanmoins c'est notre fonction. Notre existence est dédiée à rassembler le maximum de données possibles. Tu me fais répéter des choses que tu sais déjà Matthew.

-Oui, je sais tout ça.

-Alors qu'est-ce qui ne va pas ? Il semblerait que notre découverte d'une vie étrangère t'ait perturbé.

-Oui ! C'est la plus grande découverte qui n'ait jamais été faite ! Ces créatures, ça nous dépasse complètement ! Ce n’était pas dans l’entraînement. Je veux dire, nous choisissons de continuer et de nous installer sur leur monde !

-Est-ce cela qui te fait douter ?

-Evidemment que oui ! On aurait dû avoir cette conversation à la minute où nous avons trouvé de la vie. Nous avions décidé d'attendre de connaître mieux les megiens avant de poursuivre la mission. Nous ne les connaissons que depuis hier, ce n'est pas ce que j'appelle attendre !

-En tant qu'intelligence artificielle superviseuse, je certifie que les bilans des unités rovers suffisent amplement pour démarrer la suite de nos tâches. Cela répond à l’article 90.

-Eh bien, je ne suis pas d'accord. Je pense que nous devrions attendre encore.

- Tu juges avec tes émotions.

-Pas du tout, mais je pense aussi à ces créatures dehors. Regarde-les, elles sont à un stade d’évolution beaucoup plus avancé que nous ne l’avions prévu. Notre présence pourrait leur être très nocive. Je crains de mettre l'écologie de cette planète à mal en poursuivant notre mission. Est-ce que tu y as pensé ? Nous devons les étudier plus avant de reprendre le projet de la base.

-Tu t'inquiètes pour eux ?

-Oui, parfaitement.

-Tes inquiétudes sont infondées. La mission est devant toutes les priorités. Je ne te reconnais pas dans tes paroles.

- C’est toi que je ne reconnais pas. Tu veux brûler les étapes, juste pour compléter des prévisions. Négliger les megiens comme nous le faisons est idiot ! Surtout maintenant !

-Nous ne les négligeons pas, ils sont un paramètre que nous intégrons pleinement dans nos décisions. Mais les considérer outre mesure ne relève que de ton jugement émotionnel. Et dans ce cas, il ne doit pas interférer avec les objectifs. Tu réagis ainsi parce que tu es sous le choc. Laisse-toi le temps. Tu sais que j’ai raison. Nous avons des ordres Matthew ! Reprends-toi. Tu dois apprendre à canaliser ces pensées, à ne pas les laisser te dominer. SysMeg tout comme moi avons besoin de toi, Matthew. Pense comme un explorateur. »

Cette dernière phrase attise la colère de l'homme. Il se lève et quitte le réfectoire.

« Je vais faire un tour. Laisse-moi un moment s'il te plait. »

Penser comme un explorateur ? Je suis un explorateur ! Par tous les astres, qu'est-ce qu'il m'arrive ? Alors que Matthew erre dans les couloirs, il songe à chacune de ses paroles. Comment ai-je pu tenir tête à Litz ? Je ne doute quand même pas de la mission ? Jamais il ne s'est senti aussi désappointé de lui-même. S'il y a bien une chose à laquelle un explorateur doit une confiance absolue, c'est en sa mission. S'en éloigner est impossible. Pourtant, n’est-ce pas ce qu’il vient d’exprimer à l'instant, avec une totale spontanéité ? Il tentait de cacher ses réticences contre ce protocole sous un millier d'études. Peut-être aurait-il fini par les oublier avec le temps ? Non, le déni ne l’aurait pas sauvé. Elles n'ont fait que croître. Le champ de fleur sous-marin les a forcées à sortir. Mais il n’y a pas que le choc de la découverte. Autre chose se manifeste, une division plus profonde.

Pourquoi douter ? Si la Fédération affirme qu'il est possible de terraformer Meg 15, alors c'est que c'est possible. Contredire les textes est insensé. Litz a raison, ses questionnements ne font que le freiner dans sa progression, et souffrir par la même occasion. S'il n'arrête pas sa folie, sur quoi d'autre va-t-il se mettre à se questionner ? L’article 90 est respecté au sens propre. Les rapports des sondes suffisent techniquement à juger que les opérations peuvent se poursuivre sur l’île. Les megiens ne sont qu'une donnée de plus qu'il devra gérer au mieux. Evolués ou pas, ils ne modifient pas les projets pour l’instant. Toute autre considération n'est qu'élucubration passagère. Comme lui a conseillé Litz, dans son intérêt, Matthew doit garder son sang-froid.

Si seulement c'était si simple..., pense-t-il. Une nouvelle part de Matthew lui hurle tout le contraire. Il s'est efforcé de l'étouffer aujourd'hui, mais elle a trop grandi. Guidée par la soif de l'exploration, elle a vu derrière chaque nouveauté de ces derniers jours la puissance de Meg 15. Elle a admiré chaque animal, chaque plante, chaque paysage avec intensité, et a démoli toutes ses barrières. La plage de sable noir l'a renforcée. Elle veut être comme l'océan désormais, libre. Cette dernière découverte signifie bien plus. Cette planète ne se limite pas à une liste de ressources contrairement aux précédentes. L’humanité n’est pas seule à peser dans cette colonisation. Il ne peut pas mettre ce monde vivant de côté. Les megiens représentent tant de choses, pas seulement en tant que prouesses du sors, mais en tant qu'habitants vivants de l'Univers. Les respecter est fondamental. C'est un devoir qui incombe Matthew malgré sa mission. Comment l’ignorer ?

Des idées aussi dangereuses le perturbent. Il ose enfin se les avouer, mais personne d'autre que lui ne les comprendrait. Litz ne ferait que lui reprocher de s’être égaré de sa voie, de perdre la raison. Je dois les détruire, vite !

Sans y prêter attention, Matthew s’enfonce jusque dans les soutes du module-maison. Il croise les centaines de conteneurs de matériel creusés dans les parois. Des lumières vertes indiquent les portes déjà déverrouillées. Un large accès sécurisé sur le mur opposé conduit au hangar des capsules des rovers, ainsi qu’aux deux sas ventraux géants pour évacuer la cargaison. Sur chaque petit hublot oval, il suit la silhouette vague de son reflet. J'ai une mission. Litz a raison ! Je dois en rester digne ! Je ne peux pas me permettre de douter de tout ce que nous avons construits, de tout ce pourquoi nous nous sommes battus, de tout ce pourquoi Eva a travaillé…

L'homme s'arrête devant la section des conteneurs de matériel destiné à la terraformation. Sur sa gauche, les plus gros rassemblent des pièces détachées pour la construction de la base, de la charpente métallique aux murs, en passant par les panneaux solaires et les serres de culture. Pour gagner du temps, leur design a été pensé pour que chaque pièce s’emboîte dans une autre. Ainsi, une infinité de dispositions peut être adoptée pour s’adapter au terrain. Plus loin, quelques véhicules solaires tout terrain et distributeurs automatiques de semence sommeillent désassemblés. Sur sa droite, trois rangées de cent caissons contiennent la main d'œuvre pour veiller sur les futurs champs. Matthew adore les robots, mais ceux-là l'ont toujours effrayé. Il s'agit d'unités Ermites. Des machines humanoïdes bipèdes d'un mètre cinquante de haut, dont a tête pivote sur trois-cent soixante degrés. Ils n'ont pas été conçu pour l'exploration, et sont incapables d'analyses de terrain aussi complètes que les rovers. En revanche, ils s'assurent de l'état de santé des plantes, et assistent l'explorateur humain dans la supervision des tâches de terraformation. Avec le temps, il avait presque oublié leur existence. La dernière fois qu'il en a vu remonte à presque une vie antérieure.

Matthew poursuit jusqu'à la chambre d'incubation. A l'intérieur, des petits tiroirs protègent une banque deux mille espèces de graines. Plus loin, une deuxième pièce contient les éducateurs déshydratés.

L'homme regarde le décor avec détachement. Tout ceci est fait pour que Meg 15 devienne notre monde. Pour qu'elle nous appartienne.... Je ne peux pas faillir, je n'ai pas le droit. Je suis matricule 2704H, Matthew Jonathan Drent, et je vis pour ma mission SysMeg.

« Litz, appelle-t-il ?

-Je suis là Matthew ? »

L'ordinateur a opté pour un timbre de voix plus doux.

« -Je suis désolé...

-Ne le sois pas. Tu sais que je te suivrai pour toujours. C'est mon rôle de te protéger. J'essayais de te protéger tout à l'heure. Te protéger de pensées néfastes. Je ne veux que ton bien.

-Je sais.

-Nous avons besoin de construire cette base et de commencer à cultiver. Non seulement parce que c'est notre devoir, mais aussi pour ta survie. Il reste encore assez de rations dans le cryoconservateur pour te sustenter une année et deux mois. Tu sais qu'à terme, il faudra s'adapter à une nouvelle source d'alimentation. Nous n'avons pas le choix, et je ne parle pas de la mission, je parle pour toi.

-Je sais. Tu as raison. Continuons et commençons à bâtir notre base de terraformation. Mais je tiens à consacrer la moitié de mon temps à étudier les megiens.

-C'est évident, chaque découverte est précieuse pour nous, comme pour l'humanité. Est-ce que tu te sens mieux ? »

Matthew respire plus lentement, détend ses muscles, puis répond.

« -Oui Litz, je me sens mieux. »

Les capteurs sur sa combinaison confirment un retour à la normale de son activité cardiaque.

« -Je suis heureuse de l'entendre Matthew. Peut-être serait-il temps de te reposer ? Ou alors as-tu envie de partie de jeu vidéo ? »

L'explorateur sourit.

« -Un jeu vidéo, ça me dit bien !

-Rendez-vous dans tes quartiers alors, je démarre le jeu !

-Fais chauffer les manettes ! »

Avant de quitter la soute, Matthew croise à nouveau son reflet dans un hublot. Son sourire s'efface une seconde.

Eva... Qu'est-ce que nous sommes en train de faire ?

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