Chapitre XXV

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« Si j'avais le pouvoir d'oublier,… j'oublierais. Toute mémoire humaine est chargée de chagrins et de troubles… »

Charles Dickens

Nous sommes dimanche. Le trente juin. Nous avons longuement fait l’amour cet après-midi. Avec la même ferveur, la même envie, la même tendresse que toujours. J’ai le sentiment de découvrir la douceur de ta peau à chaque fois que mes mains s’y posent comme si les jours, les heures, les minutes venaient en renouveler la jeunesse satinée. Nos désirs, restés intacts depuis ce premier jour d’été, depuis ce vingt-deux août si cher à nos cœurs, se croisent et s’entrecroisent dans la plus grande tendresse. Cette fois-ci pourtant, moi qui aime tellement rester éveillé à te regarder la tête mi-enfouie dans l’inconnu sombre de ta couette, je me suis assoupi à tes côtés.

Une grande baie vitrée donne sur le patio et la piscine scintille de cette lumière bleue que je trouve si apaisante. L’eau ondule doucement. Je pose mon regard en éveil de ce côté et m’aperçois que tu n’es plus là. Je me lève et pars à ta recherche. Je passe devant la porte fermée de la salle de bain, et descends les marches qui, comme toujours, craquent bruyamment sous mes pas. Le canapé blanc, vide et à moitié recouvert d’un plaid négligemment jeté sur l’un des accoudoirs, se tasse dans l’ombre massive de cette bibliothèque Camus que nous avons tant aimée ensemble et que tu as fini par acheter. Mais tu n’y es pas.

L’immense cuisine où trône un large tapis-lino recouvert de motifs zèbres, que tu aimes tant, est vide aussi. Je le trouve beau. C’est étrange. Chaque pièce semble empreinte d’une histoire commune longue et heureuse et pourtant, il y a peine deux ans que nous nous aimons. La porte de la buanderie, percée d’une chatière que j’ai installée, le miroir que j’ai posé à grand-peine, qui me fait un clin d’œil malicieux comme s’il cachait encore les images de nos ébats dans la cuisine, le tapis près de la cheminée ou le chat aime à se faire les griffes. Je traverse la pièce. J’entrouvre légèrement la baie vitrée pour y déceler ta présence, mais seul le soleil hante le patio, plongeant ses premiers rayons de chaleur dans la volupté rafraîchissante de l’eau calme et tranquille de la piscine.

Tu n’es pas en bas. Mais où es-tu ?

Je remonte et passe à nouveau devant la porte de la salle de bain, toujours fermée. Plus aucune pudeur n’existe entre nous et jamais tu ne tentes de t’y isoler. Je n’essaie d’ailleurs pas de l’ouvrir. Ta voix m’aurait signalé ta présence, comme elle le fait toujours. Je reviens dans la chambre et tu n’es toujours pas là. Je suis intrigué. Où as-tu disparu ? Je me dirige vers la chambre d’ami où tu viens quelques fois quand tu as besoin de trouver un sommeil si pénible à dompter pour toi. Peut-être ai-je ronflé un peu ? C’est rare, mais cela m’arrive de temps à autre. Je me bute la tête une énième fois au linteau de l’étroite porte qui conduit à l’aile opposée de la maison.

C’est une vieille demeure, pleine de charmes, totalement rénovée et modernisée ; mais les contraintes d’une maçonnerie ancienne la rendent par endroit bizarrement biscornue. Je pénètre dans la chambre d’ami ou nous avons si souvent fait l’amour. Le lit y est impeccablement dressé : manifestement, tu n’y es pas venue. Celle de ta fille est vide aussi. Je glisse mon regard dans l’entourage de la porte et souris en voyant le bureau qui m’a demandé tant d’effort à assembler. La couette est là aussi tendue sans un pli. Tu n’es pas venue là non plus. Je reparcours le couloir et évite cette fois-ci d’éperonner le dangereux linteau. La porte de la salle de bain me fait face. Je me décide à l’ouvrir.

*

* *

Tu es là, assise sur les toilettes, mon téléphone à la main. Ton visage est décomposé. Je vois ta longue figure qui me rappelle tant celle de Julia Roberts figée dans une expression d’une rigidité presque cadavérique. J’aperçois des yeux qui ont pris la dureté d’un marbre froid et sombre. Nous ne nous sommes jamais disputés. Aucun mot n’est jamais venu mordre l’autre. Ce regard est nouveau et me glace le sang. Tu tends les lourdes billes de marbre vers moi et tu me demandes : « Qui est Ludi ? »

Je comprends aussitôt.

Le jeu ! le jeu de Félix ! Ou plus exactement le mien car il n'y s'y connecte presque plus.

Ludi ! Ludi avec ses interminables messages à tous les membres du clan. Avec sa liste de téléphone, d'anniversaire à souhaiter, de fête à ne pas oublier. Ses nez de cochon sur des photos stupides. Mais aussi avec sa gentillesse. Son côté attachant. Perdue dans un monde numérique pour fuir une réalité assez terne.

Le matin, parfois, il lui arrive de m’envoyer un texto d’encouragement pour la journée de travail auquel je ne réponds pas toujours. C’est elle qui joue le rôle de chef de file de la communauté, car j’en suis absent depuis quelque temps. Elle materne, conseille, rassure.

Je me suis connecté il y a quelque temps et nous nous sommes légèrement disputés pour une broutille.

Elle affirmait

« Il ya bien plus que le jeu entre nous —Et bêtement je répondais.

— Je sais. oui »

Stupide réponse. De surcroît, une multitude de photos et images d’elle affichant ses tatouages, ou encore un sourire équivoque, et d’autres que j’avais à peine regardées, venaient s’ajouter à l’ensemble du fil de discussion que ton regard découvrait un à un sous mon œil médusé.

Que ne les ai-je effacées !

Pendant mon sommeil, un message était arrivé. C’était elle. Et ta curiosité t’avait fait t’emparer de mon téléphone, découvrant cette cohorte de textos et de photos.

Tu étais là, assise, en furie, rendue encore plus belle par cette sauvagerie jalouse que tu déployais sous mon regard impuissant, découvrant ces échanges qui pour toi puaient la trahison et le mensonge. Peut-être est-ce à ce moment-là que je t’ai le plus aimé.

Tu as tenté de relire l’ensemble des textos sous mon silence qui devenait coupable, incapable que j’étais de trouver des mots justes pour faire surgir la vérité. De rage, je finis par tout effacer définitivement, tuant ainsi mon impuissance à calmer tes larmes. Je suis descendu et me suis allongé sur le rebord de la piscine dans la plus grande tristesse. Le soleil devait toujours être là. Mais je ne le voyais plus. Il n’était plus la preuve que l’été arrivait. La chaleur déclinante prenait le chemin de tes sentiments pour moi. Quelques minutes plus tard, tu es venue te mettre près de moi. Nous étions l’un et l’autre allongés là, plongés dans nos pensées. Un douloureux silence s’était immiscé entre nous.

Nous nous sommes calmés. Je voyais encore ta tristesse dans tes yeux. Nous avons dîné reprenant presque une vie normale de tendresse et de sourire amoureux. À la fin du repas, soudainement, ton désir s’est déchaîné. Nous nous sommes retrouvés sur le bord de la piscine. De toute la journée, tu n’avais pas quitté cette nuisette saumon satiné si seyante. Je me souviens de ton corps droit me défiant dans un pur instinct sexuel. De tes yeux avides qui s’allumèrent à peine en sentant l’envahissement de mon désir ; ce fut ensuite dans la cuisine que ton corps complètement nu s’exposa à moi, me laissant me livrer à un plaisir solitaire entre tes seins vigoureusement gonflés. Tu déployais toute la panoplie d’une insolente féminité pour attiser mon envie, le regard dur. C’est sur le canapé blanc que je finis par jouir en toi une nouvelle fois ; tu me crachais à la figure la beauté de ton corps avide de plaisir comme pour me dire « Profites-en. Tu ne toucheras plus à mon désir ».

Le lendemain matin, je repartais pour Nantes. Toi aussi tu allais travailler. Au feu de Coulon, la où tu habitais dorénavant, je n’ai vu que ton doigt dodelinant qui m’indiquait dans un mouvement d’une implacable indifférence la direction que je devais prendre pour rejoindre l’autoroute.

Tu n'as plus jamais voulu me revoir.

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