Chapitre XXI

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« Faire souffrir est la seule façon de se tromper. »

Albert Camus ; Caligula (1941)

Il était parti. La maison était vide.

Il t’avait pris le bras et légèrement secouée, lorsqu’arrivée à ton domicile, cherchant à franchir le seuil de la porte d’entrée, tu t’étais trouvée face à lui. La maison s’était mise à vibrer de toute sa colère et il avait fini par hurler « Je ne ferai pas un ménage à trois avec ton amant », citant mon nom à plusieurs reprises. Il te demandait des explications, exigeait la vérité, voulait l’entendre de ta voix, mais tu te contentais de verser les larmes silencieuses d’une peur simulée : tu savais bien qu’il ne te toucherait pas !

Bien sûr que la douleur de la tromperie le martyrisait depuis bien longtemps ! Évidemment qu’il ne voyait plus en toi que mensonge et trahison. Et non, il n’avait pas eu besoin d’avoir recours à des détectives ou des micro-espions pour s’en rendre compte. Cette Saint-Valentin à cocooner loin du domicile conjugal, cette semaine de vacances prise pour t’occuper de ta fille, mais en réalité passée dans une chambre d’hôtel de Bordeaux blottie dans les bras d’un amant providentiel, ces incessants voyages entre Niort et Nantes, ce Premier de l’an passé dans la cité des ducs de Bretagne, chez des amis inconnus de lui, inventés de toute pièce, tout ça, il le savait !

Au premier appel téléphonique que tu me passas, tu affichais une incompréhension totale. Déroutée, tu t’interrogeais. « Mais comment peut-il savoir ? Qui a pu lui parler de R ? Pourquoi soudainement évoque-t-il cette relation si bien dissimulée ? Il m’a fait suivre, c’est sûr ! ».

Cachée, oui, mais dans un tel galimatias d’explications incohérentes que n’importe quel quidam, même le plus confiant des conjoints, aurait vite compris que ta vie avait basculée dans un autre monde et que plus rien ne pourrait plus jamais t’en faire revenir.

Tu ne l’aimais plus au moment de notre rencontre, c’était un fait entendu, et tu m’avais souvent affirmé être embourbée dans une vie morne et triste dont tu n’arriverais jamais à sortir sauf à le dégoûter de toi. C’est ce que tu t’employais à faire depuis déjà pas mal de temps. Tu me faisais un contre-rendu consciencieux de chaque petite pépite d’abjection que tu inventais, chaque turpitude assénée au pauvre concubin m’était contée, et tu en riais ! Et moi aussi, j'en riais, mais d’un rire semblable à celui d’un spectateur assistant au plus médiocre des vaudevilles. Rester bons amis, c’était ce que tu lui proposais régulièrement, quand d’aventure, vous arriviez à vous parler. Rester amis ! Probablement le pire que l’on puisse demander à quelqu’un qui vous aime tellement encore ! Tes tentatives échouaient toutes. Butant inlassablement sur sa détermination à rester un couple, un vrai couple, soudé par la présence de cette petite fille. L’avocat, qui pourtant doit savoir que rien n’est immuable, que même les lois des hommes ne sont qu’un fragile rempart aux turpitudes humaines, l’avocat ne comprenait pas. L’homme non plus.

La seule chose qu’il ne devait absolument pas connaître, c’est l’adultère auquel tu te livrais depuis quelques mois déjà. Et là, face à sa colère, la naïveté infantile de ton raisonnement valsait en mille morceaux, tu réalisais que rien ne lui avait échappé, qu’il savait tout, et ce, depuis de longues semaines sans doute, que l’unique raison de son départ, c’était ton infidélité ; du même coup, il n’était plus coupable : c’était toi qui le devenais. Dans ta voix, quand tu m’appelas la seconde fois, c’est cette angoisse de savoir que rien ne lui avait échappé de tes frasques extra-conjugales qui t’inquiétait.

« Oui. Il m’a dit qu’il savait depuis longtemps. Comment est-ce possible ? Je suis sûre qu’il nous a fait suivre. Il m’a parlé de tes copains. Pourquoi cela ? Quels copains ?

— Je n’en sais rien. Calme-toi ! Dis-moi si tu vas bien. Que vas-tu faire ce soir ? Veux-tu que je vienne te chercher ?

— Non, surtout pas ! Je vais aller dormir chez mon amie. Et puis demain, je me mettrai en arrêt maladie. Il faut que je retourne en Dordogne pour tout expliquer à Manon. Ça va être compliqué de lui en parler. Je ne peux pas rester longtemps. Je t’aime, mon chéri.

— Moi aussi. Surtout, appelle-moi dès que tu le souhaites ».

*

* *

Et s’il n’était pas parti, qu’aurais-tu fait ? Combien de temps encore serions-nous restés dans cette situation d’amants ? Certes, il avait craqué le premier, mais tu m’avais souvent dit que tu ne bougerais pas tant que lui ne se déciderait pas à te quitter, au nom de ta fille Manon pour laquelle une séparation eut été insupportable.

Ce soir-là, j’eus de la peine à m’endormir. Je n’étais pas inquiet pour toi, encore moins pour nous. Tu m’aimais, chaque souvenir de ton regard posé sur moi me confortait dans cette certitude. Tu devrais affronter, évidemment, une courte période de tempête, mais tu étais bien entourée, et bien préparée. Personne, autour de toi, hormis le clan familial, n’était au parfum du contexte dans lequel cette rupture était survenue. Plus encore, j’avais cet étrange pressentiment que ces larmes d’un soir n’étaient qu’un parapluie inutilement déployé sous l’aube nouvelle d’un ciel sans nuages. Mais moi ! Moi, au milieu de tout cela, qu’étais-je ? Le sommeil me fuyait. Un tourbillon de pensées brûlantes carbonisait inlassablement les méandres de mon cerveau. Je sentais, je savais, qu’il te faudrait rentrer dans une période de méfiance à mon égard, cela devenait évident. Et je le comprenais, et pourtant une angoisse presque douloureuse me soulevait le cœur ! Basculant d’une zone d’ombre à une autre, il m’était impossible de percevoir laquelle allait être la plus difficile à supporter. Du statut d’amant chéri ardemment désiré, objet d’une passion dévorante et unique, je passais à celui de coupable, un coupable dont il faudrait cacher l’existence pendant quelque temps encore. Involontairement, certes, j’avais chassé le compagnon, mais aussi mis le père en déroute.

Manon, ta fille, ne pouvait pas, ne devait pas être mise au courant de cette horrible phrase qu’un enfant ne saurait entendre : « Maman en aime un autre ! ». Je finis par m’endormir. Dans mes rêves cette nuit-là, je me vis déambuler dans cette maison au milieu des murmures de tous ces gens que je ne connaissais pas. Mes pas ne résonnaient pas, ma voix était ignorée, tes regards me passaient au travers comme si tu ne me voyais pas. Moi qui n'existais pas, pas encore, j'avais le sentiment de marcher sur les pas de celui qui lui, déjà, n'existait plus.

*

* *

Le lendemain, la première chose que tu fis fut de déposer une main courante contre lui, assez légitimement, du reste, je le concevais volontiers. Mais rien des faits que tu m'avais relatés ne supposait qu'il n'ait eu envie d'une quelconque envie de te blesser ou de t'agresser.

Les lustres, la gazinière, les tables, et les bureaux, tout ce qui lui appartenait avaient disparu, et seuls s’amoncelaient de-ci, de-là quelques objets et effets personnels qui te revenaient. Tu m’envoyas de nombreuses photos de l’état de la maison, sans même les accompagner d’un message rassurant. Toutes tes relations d’ailleurs devaient les recevoir, témoins indiscutables de la cruauté de ton compagnon, ignorant que pour toi, elles représentaient surtout le trophée d’une victoire enfin remportée. Je me souviens avec étonnement de cette facilité avec laquelle tu mis en œuvre une nouvelle organisation pour remeubler cette maison si soudainement vidée. Ce qui me marqua le plus pendant cette période de reconstruction fut l’afflux d’objets en tout genre généreusement octroyés par les uns et les autres. Tous voulaient t’aider, tous voulaient te soutenir dans l’épreuve que tu vivais. Mais presque aucun ne savait pourquoi il était parti. Car, bien sûr, depuis de nombreux mois, et peut-être même des années, personne n’avait pu échapper à la longue énumération de brimades et harcèlements dont tu te disais victime, à juste titre sans doute. Le terrain avait bien involontairement été préparé.

Peu à peu, le lieu retrouva un aspect acceptable. Après d’innombrables aller-retour entre la Dordogne et la Charente, camions, fourgonnettes, coffres de voiture, gorgés de vaisselle et de meubles offerts par les amis de la famille, riches ou pauvres, proches ou moins proches, permirent au domicile d’afficher une certaine allure. Des heures d’un nettoyage harassant finirent par avoir raison des derniers relents d’une longue colocation forcée. Chaque tache dont Édouard aurait pu être responsable était consciencieusement frottée, lessivée, dans une rage presque vengeresse. Même le souvenir de son ombre encore posée sur les murs aurait été soigneusement effacé si toi ou l’une de tes complices avait pu le faire. Car toutes partageaient ta douleur et ta tristesse, n’attribuant l’énergie que tu déployais à tout remettre en ordre qu’à une colère parfaitement légitime.

L'amie qui t'avait accueilli la nuit de la disparition de ton conjoint ne connaissait pas mon existence et se révéla d'un grand secours pendant toute cette période. Tu ne pouvais pas lui parler de moi et, bien sûr, je ne pouvais ni m'en offusquer ni m'en plaindre. Il était normal que dans de telles circonstances, j’abdique momentanément ce nouveau rôle de prince consort.

*

* *

Pendant toute la période qui suivit son départ, nous ne nous sommes pas vus. Tu m’appelais pour me tenir informé des événements, mais c’était assez rare. Tu n’étais plus qu’un long silence, parfois interrompu d’un message lapidaire, écrit entre deux de ces interminables palabres familiales qui semblaient occuper presque tout ton temps. Manon, confrontée soudainement à l’épreuve d’une séparation qu’elle avait tant redoutée depuis de nombreuses semaines déjà, avait besoin d’être rassurée et chérie. Cela se comprenait, tu te préoccupais en premier lieu de ses réactions de petite fille blessée, ce qui au demeurant donnait du relief au rôle de victime que tu t'appliquais à jouer. Dans ton entourage direct, tous, parents, sœur, amis proches connaissaient le parfum d’adultère qui cette fois-ci venait embaumer cette nouvelle péripétie de ta vie sentimentale. Aucun reproche ne t’était fait, aucune remarque désobligeante, rien, tu trônais comme une gloire au milieu de cette famille aveuglée par le faux éclat d’une princesse chérie et adulée.

Tes collègues et amis plus éloignés ne connaissaient pas, eux, la vérité. Aux yeux de tous, et notamment de tes responsables de bureau, tu étais la pauvre fille injustement abandonnée par son mari. Décision inique d’un fol ingrat qui n’avait pas su apprécier à sa vraie valeur tes innombrables qualités parmi lesquelles figurait une inaltérable fidélité. Tous avaient entendu à maintes reprises le récit du soutien et de l’aide que tu lui avais apporté, quand, arrivant dans cette ville, il avait pu, grâce à toi et tes relations, abandonner son statut de petit avocat médiocre pour celui de cadre supérieur dans la soupe nauséabonde des mutuelles niortaises. Il te devait beaucoup et l’on te plaignait énormément d’être la victime d’une telle ingratitude et, bien sûr, les esprits évoquaient invariablement la seule et unique raison pour laquelle il pouvait avoir agi ainsi : il avait une maîtresse !

*

* *

Cela contrastait avec l’amas de nuages orageux qui s’amoncelaient sur moi. Quelques soucis à retrouver de nouvelles missions, de nombreux problèmes avec une administration fiscale tatillonne, et surtout l’envie de trouver enfin une voie loin de ces grandes entreprises castratrices dont j’avais de plus en plus horreur. Et puis il faut l’avouer, j’étais tellement amoureux. Tu me manquais terriblement et c’est avec impatience que j’attendais ce jour où tu me dirais « Viens ! ». J'espérais, et je cachais bien sûr le malaise qui me tenaillait dans le secret d'un exil forcé. Cette période fut particulièrement dure à plusieurs titres.

D’abord parce qu’étrangement, je me sentais effectivement coupable d’être un acteur si important dans une situation que j’avais indirectement provoquée, envers Manon, et surtout envers Édouard… Certes riche à souhait, il n’avait eu aucune difficulté à se reloger dans les meilleures conditions. Pourtant, c’était comme si je ressentais la douleur de la tromperie qui avait dû l’envahir tout au long des mois de cette relation clandestine que toi et moi avions entretenue. Je pensais à cette période d’homme trompé qu’il avait traversée, et chaque moment heureux que nous avions vécus ensemble projetait en moi l’image des souffrances qui avaient été les siennes en ces mêmes instants, en un jeu de miroir maléfique.

Ensuite parce que je connais la douleur de la rupture. J’y ai été habituée assez tôt, avec la mère de mes filles, une première fois, que je finis par soupçonner d’avoir entretenu une relation secrète avec l’un de ses collègues de travail. Soupçons venus m’assaillir bien après notre séparation, quand j’étais déjà engagé sur les chemins de nouvelles aventures, et donc débarrassé de l’inutile tourment de la jalousie. Plus tard, une fois encore délaissé, par la mère de mon fils cette fois-ci qui ne songeait plus qu’à s’installer dans le confort d’une fausse bourgeoisie dans le centre de Nantes, construisant une unique relation à deux avec celui-ci dont elle voulait m’exclure sans pitié. Même exempt du maléfice de la tromperie, la rupture est une plaie qui ne se referme jamais.

Cet avocat médiocre qui avait fini par suivre le même chemin que toi dans le confort du salariat des Mutuelles de Niort, ce franc-maçon un peu falot qui prétendait te couper les seins si jamais tu venais à le tromper, disparaissait brutalement de ma vie. Je sentais cette souffrance qu’involontairement je lui avais fait subir, née de mon amour coupable pour toi, envahir mon âme à mon tour comme la graine d’une mauvaise herbe qui se répand sur un gazon de printemps encore lisse et vert.

Toi, pendant ce temps-là, la mauvaise jardinière, tu préparais le lit de nos futures amours dans cette maison dont tu étais devenu la maîtresse absolue. Libre ! Complètement libre ! Libre de m’aimer comme tu le souhaitais, libre de me garder près de toi encore soigneusement enveloppé dans l’épaisse couverture du secret, libre de me faire venir au gré de tes gardes d’enfant, libre de passer me voir débarrassée de l’ombre des détectives fantômes, libre de me garder dans une prison faite de mots doux, de promesses d'éternité et de rêves lointains.

*

* *

Je t'écoutais, je te croyais, et me laissant emporter par le courant, brassé par les flots de l'inconscience amoureuse, la tête par instant immergée dans des doutes vite balayés par tes mots d’amour. Sur cette traitre rivière, je ne voyais pas au loin la cascade qui finirait un jour par me basculer dans le vide et l'oubli.

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