Chapitre XX

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« Elle était comme ça, elle rompait les équilibres seulement
pour voir de quelles autre manière elles pouvait les recomposer. »

Elena Ferrante

Dès le mois de février, j'étais chez moi. Il n'y avait plus les matins de rencontre, les déjeuners érotiques, les adieux du soir recroquevillés dans les rayonnages de la bibliothèque. Nous échangions par SMS ou appel et il était devenu difficile, voire impossible, de se voir. Pourtant, dans nos esprits devenus soudainement adolescents, il nous apparaissait impossible de ne pas passer la Saint-Valentin ensemble.

Il te vint à l’idée de partir à Vienne pour un week-end en amoureux. Tu aurais pu confier ta fille à tes parents le temps d’un week-end prolongé, prétendant toi-même être restée près d’elle. Tu étais enthousiaste à l’idée de partir. Moi, moins ! Là, tout me paraissait dépasser des limites que jusqu'alors, nous n'avions pas bousculé ; et surtout, le risque était énorme.

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* *

Tu m’avais parlé un peu de tes aventures précédentes. Elles étaient peu nombreuses au regard de mon expérience plutôt riche. Les trois principales pourraient être résumées ainsi : la jalousie, la femme-objet, l’indifférence du mari.

Le premier qui était ton amour de jeunesse t’avait rendu très amoureuse. Et pourtant, après quelques années, une jalousie excessive et maladive te l’avait fait quitter. Il t’est souvent arrivé par la suite de me comparer à lui dans ce que tu pouvais ressentir et pour être franc, je ne savais pas trop si c’était un compliment. Car, d’une part, la jalousie est un sentiment que je ne connais pas, et d’autre part la description que tu m’en faisais n’était pas des plus élogieuses. Toujours est-il que tu t’enorgueillissais de l’avoir rendu extrêmement malheureux pendant des mois, voire des années, et cette souffrance qu’involontairement, tu lui avais infligée était devenue pour toi le mètre étalon mesurant l’amour que l’on pouvait te porter. Car bien sûr, le pauvre bougre eut beaucoup de peine à se remettre de cette rupture. Avouons-le, tu étais d’une beauté remarquable. Les photos que fièrement, tu avais pu me montrer en témoignaient. Une chevelure blonde et bouclée, très longue, un visage régulier irradié par deux yeux magnifiques, un buste droit, presque noble, voilà ce que tu étais.

Le second était fait de la trempe des magistrats. Rencontré d’ailleurs en droit où à l’école de la magistrature, il avait cette particularité de te déguiser en poupée sexuelle et t'habillais à sa guise, au gré de ses fantasmes, te promenant perchée sur des talons hauts, d’où la collection de chaussures tout aussi sexy les unes qui moisissaient dans le placard, abandonné depuis. Lui avait décidé de t’épouser. Vous vous étiez même fiancés. La juriste, trop consciente des dangers qu’un contrat établi entre deux partis impose, avait finalement refusé au dernier moment de se laisser entraîner dans une cérémonie qui la condamnerait à vie aux talons hauts, aux jupes moulantes, aux porte-jarretelles et aux rouges à lèvres assortis aux chaussures. Cette relation un peu malsaine avait indéniablement laissé des traces dans ton esprit. La folie maladive de cet homme, destiné aux plus hautes fonctions de la magistrature au demeurant, le poussait jusqu’à repriser des sous-vêtements achetés à prix d’or pour qu’ils s’enroulent parfaitement aux contours de ton entre-jambe. Tes révisions d’étudiante, tu te devais de les faire habillée comme pour une soirée de gala. Bref ! J’imagine bien que cela finit par devenir lourd et pesant. Lui aussi, une fois écarté de ta vie, a erré des mois et des mois, cherchant à reconquérir ton cœur, t’attendant là où tu pouvais te trouver, te suivant des journées entières dans l’espoir d’un regard, d’un mot rassurant, espérant patiemment sur le palier de ton appartement dont tu barrais la porte sans aucun remord. Une nouvelle fois, je percevais dans tes mots une certaine fierté à narrer ce récit de la souffrance d’un homme, comme si l’abyssale douleur que tu avais su provoquer en lui était le seul souvenir.

Le troisième, le père de ta fille, était riche. Tout simplement riche. Tu lui prêtais une culture et une intelligence hors du commun et pourtant, à mon sens, tes mots ne laissaient transparaître qu’un pauvre bougre n’ayant eu qu’une seule chance : naître riche. Ce qui d’ailleurs avait conduit la baronne de la famille, ta mère, à jeter son dévolu sur lui quand finalement, tu te décidas à trier les photos et profils d’un site internet de rencontre qu’elle avait soigneusement choisi pour son sérieux et sa réputation. Tu me disais qu’il n’aimait pas le sexe, qu’avec lui, tout se résumait à l’exercice du devoir conjugal, mais que somme toute, tu t’en accommodais parfaitement. Tu avais bien essayé par moment de l’aguicher, mais sans résultat. Les matchs de foot, les parties de golf sur la PS4, les magazines de voiture de luxe, tout cela, selon tes dires, revêtait pour lui bien plus d’importance que tes tentatives de séduction un peu naïve.

Pour ma part, j’écoutais ces considérations avec le plus grand étonnement. Je ne sais toujours pas quelle était la part de mensonge et d’invention dans ces propos et, honnêtement, je m’en foutais un peu. Je sais juste que j’adorais ces inepties que tu murmurais à chaque fois que nos corps se rencontraient dans la plus grande volupté, me foutant de savoir si tes mots fleuraient la sincérité ou au contraire, puaient les élucubrations malsaines d’une nymphomane s’ignorant. Tu me disais m’aimer, tu prétendais que jamais tu ne me quitterais, que même devenu impuissant, invalide, vieux et tordu, impotent, ta tendresse resterait éternellement la même ; que mon âge n’avait pas d’importance ; j’avais envie d’y croire, je te sentais éperdument amoureuse, nous étions bien ensemble et cela me rendait tellement heureux. Il m’arriva, une fois ou deux, de te demander de ne jamais perdre le contact si, d’aventure, nous devions nous séparer. Car au-delà de la jolie femme jeune et sensuelle, j’aimais ce personnage construit autour d’un tel bric-à-brac de pensées contradictoires et improbables : peur irrationnelle des virus, des bactéries, mais évoquant ses pulsions sexuelles et ses séances de masturbation ouvertement, ne voyant dans le regard des hommes que salacité et concupiscence, mais aimant chacun de leurs gestes d’attention et de désir.

*

* *

Étais-tu vraiment amoureuse, ou était-ce si simplement l’envie de jouer avec le feu, comme nous le faisions depuis quelque temps déjà, qui peu à peu t’avait plongée dans une addiction plus forte encore que celle d’une drogue pernicieuse.

Te persuader de ne pas t’engager sur une tromperie plus énorme encore que celles inventées jusqu’alors fut particulièrement délicat. L’idée de faire ce voyage dans une ville lointaine s’était ancrée en toi profondément et tu n’en démordais pas. J’aurais aimé partir avec toi pour un long week-end romantique, loin des regards, comme tu le souhaitais, mais tout s’y opposait. Nous étions plus que jamais plongés dans les spéculations sur l’attitude de ton compagnon Édouard qui ne cédait en rien à tes demandes répétées de ne plus vivre que dans une amitié cordiale. Inlassablement, il continuait à te dire que jamais vous ne vous sépareriez, que Manon vous liait irréductiblement à un destin commun, et surtout qu’il t’aimait. Tu me prétendais qu’il pouvait parfois être violent dans ses propos, te menaçant de mort si jamais tu venais à le tromper ou pire, à le quitter. Or, ta volonté de partir à Vienne en ma compagnie se mariait mal à un contexte conjugal plus qu’explosif. Que serait-il arrivé si d’aventure, il lui était venu à l’idée de venir chez tes parents pour fêter une Saint-Valentin de la dernière chance ? Cette idée de voyage, bien sûr, tu l’avais suggéré à ta mère, qui, probablement pour la seule fois de notre courte histoire, devint mon indéfectible allié. Elle qui jusqu’à présent assistait impuissante à tes frasques extra-conjugales plus que risquées partageait indéniablement mes réticences à engager ce voyage en de telles circonstances. Il lui fallut longtemps avant d’arriver à te persuader, mais elle finit par y parvenir.

Finalement, nous décidâmes de passer ensemble quelques jours à Bordeaux, là où toute ta vie d’étudiante s’était déroulée, le juste compromis qui allait rassurer tout le monde. Moi, d’une part, car il me serait aisé de m’y rendre. Ta famille d’autre part, revenir vers Périgueux était simple et facile en cas de coup dur et la petite remarquerait à peine ton absence. Bordeaux est une ville que je ne connais pas et je me faisais une joie de la découvrir guidée par ta voix enchanteresse. Les Nantais aiment peu les Bordelais, une vieille inimitée existe entre eux pour d’obscures raisons. Nantes, ville minérale, industrielle, maritime, partage pourtant quelques sombres périodes de son histoire avec la capitale girondine. Les quelques Bordelais qu’il m’était arrivé de rencontrer m’avaient tous semblé englués dans une sorte de pathos sentimental à l’égard de leur ville qui me paraissait bien étrange. Moi, nantais, je n’ai jamais ressenti aucune empathie pour ma ville de naissance : j'y étais bien, c'est tout.

*

* *

Je suis parti de Nantes un jeudi après-midi, empruntant un train de banlieue horriblement lent qui desservait presque toutes les gares sur son passage. Ma voiture donnait quelques signes de fatigue et je n’avais que modérément confiance en son aptitude à me conduire à bon port, aussi avais-je décidé de me rendre à Bordeaux par les voies de chemin de fer. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, quinze jours, et depuis nos adieux discrets dans le hall de la mutuelle, seuls nos échanges et nos appels téléphoniques nous avaient raccroché l’un à l’autre. J’étais impatient d’arriver, de te revoir enfin, te toucher, de t’embrasser..

La Saint-Valentin, notre première Saint-Valentin, fut un moment juste merveilleux.

Je mis un moment avant de retrouver l’endroit où tu m’attendais sur le quai de gare et dès que je t’aperçus, souriante, heureuse, excitée, je sentis un immense bonheur me submerger. Tu m’as conduit à l’hôtel pour y déposer ma valise, mais ton envie de me faire visiter chaque endroit, chaque place, chaque magasin, était telle que nous eûmes à peine le temps de nous embrasser une fois arrivés à l’hôtel. Ton enthousiasme respirait l'envie de vivre et d'aimer au cours des jours à venir comme s'ils étaient les premiers de notre vie ; tout ton être suintait du bonheur de m’avoir près de toi, de partager ce moment avec moi. Ton épaule se collait à la mienne, sans crainte, certes discrètement

Il pleuvait sur Bordeaux ce soir-là. Après avoir déambulé longuement dans les rues du centre-ville, dîné sommairement dans un restaurant mexicain, nous sommes allés nous coller l'un contre l'autre à l'abri des regards pour une nouvelle nuit inoubliable. Le lit de la chambre, constitué de deux matelas juxtaposés qui s'éloignaient inexorablement l'un de l'autre dans la violence de notre étreinte, finissait par former en son centre une crevasse dans laquelle nous basculions en riant comme des enfants. Nous remettions tout en place pour aussitôt recommencer. Un bonheur brut nous submergeait l'un et l'autre.

J’avais rapporté de Nantes le cadeau commun que nous avions décidé de nous faire pour marquer cette première fête des amoureux ensemble. Deux simples bracelets de cuir, fabriqués par un maroquinier artisanal du centre-ville, sommairement enveloppé dans du papier crépon. Tu m’as mis le mien, j’ai accroché le tien à ton poignet, et nous nous sommes regardés béatement en une sorte de cérémonie tendre et juvénile. Aujourd’hui encore, il m’arrive de porter ce petit bout de cuir un peu fatigué comme pour essayer de revivre ce souvenir passé d’un bonheur évanoui.

Je fis de nombreuses photos de toi pendant le séjour. Chaban Delmas te tenant la main, la devanture d’un très joli cinéma devant lequel tu posais, une place dont je ne me souviens pas du nom, ton dos blanc tacheté surpris en pleine nudité, nos corps collés l’un à l’autre, rieurs et heureux. Ces trois jours s’écoulèrent à la rapidité de l’éclair et pourtant, au moment de nous séparer, nous avions l’impression de sortir de l'éternité. Dans le café de la gare, le serveur prit une dernière photo de nous deux. J’enregistrai quelques mots de toi pour garder ta voix secrètement gravée dans la perspective des longs moments de séparation qui se profilaient pour les semaines à venir.

*

* *

Ton train partait plus tôt que le mien et c'est donc moi qui t'ai accompagné jusqu'à ton wagon. C'est là que je pris la dernière photo de cet immense moment de bonheur à Bordeaux. Tu te tenais dans l'embrassement de la porte du TER, souriante, droite, emmailloté dans un manteau de peau marron, plus séduisante que jamais.

*

* *

Moi : "Arrivé. C'était magnifique. C'est ma plus belle Saint-Valentin. Je t'aime à chaque moment plus fort… Quelle chance j'ai de t'avoir. Mais quelle chance. Et quel bonheur !!! Je t'aime, je t'aime, je t'aime et je serai toujours là pour toi. Et là dans mon lit, je pense à ce trou qui nous a ennuyés tous les deux et dans lequel on a adoré tomber ensemble dans un délicieux, on s’en fout : On est tout prêt l'un de l'autre !!!! Un jour, je te veillerai toute la nuit et j'obligerai les anges à te donner un sommeil doux et parsemé des plus beaux rêves… Mon amour."
Toi : "Bonjour mon chéri, je me réveille juste et mes premières pensées sont pour toi... pour moi aussi, c'était ma plus belle St-Valentin. Repose-toi et soigne-toi bien, je t'aime"
Toi : "N'aie aucune crainte par rapport à E, toutes les fêtes importantes, je les passe à tes côtés, je ne passerai plus jamais des vacances d'été seule avec lui, je t'aime".
Moi : "Tu sais ce que je ressens pour toi. Tu en connais chaque note. C'est la musique sur laquelle j'ai envie de danser avec toi. 'je sais aussi que le brouhaha de nos vies peut parfois couvrir la musique. Jamais assez pour nous empêcher de continuer à chanter heureux. De nous aimer. J'ai confiance en toi. En nous. Sens-toi libre et sereine. Je t'aime. Tellement".
Toi : "Je me sens libre et sereine à tes côtés... j'angoisse fortement à l'idée de me retrouver seule la semaine prochaine avec ce type à l'humeur changeante... Bonne nuit mon chéri, je t'aime"
Moi :"PS. J'adore mon bracelet... Je ne le quitte pas... "

Toi : "C'est 1 des symboles de notre union "
Moi : "Bonjour ma chérie. Comme j'aimerais te sentir contre moi ce matin. Te serrer contre moi. Te caresser ce dos que j'aime tant. Y poser quelques baisers tendres. Sentir ton bonheur d’être contre moi. Te préparer un bon café. Parler de choses et d’autres. Te voir t'étirer. Comme tu me manques. Comme tu me manques. Je t'aime mon amour… J’ai lu un peu de camus hier soir. J’ai tellement envie de t'avoir dans ma vie. D’être dans la tienne. Toujours. Avec l'ardeur, la passion, la virginité d’un adolescent. Avec l'accomplissement et la sagesse d’un homme, burine au soleil brûlant des épreuves. J’ai tellement envie de tout te donner. Je pense à nos corps ensemble. Ou je suis dans toi. Doucement, longuement et que ça ne s'arrête jamais… nos souffles unis. Ton visage magnifique contre le mien… Voilà mon réveil de ce matin. Mes premières pensées du matin. Arc-en-ciel te fait un gros Ron Ron. »
Moi : "Quand tu seras partie, tu peux m'appeler tout le temps. Tu fais bien attention. Je suis là toujours. Jamais tu ne me déranges. Je t'aime très fort ma chérie... "
.....................
Moi : "Stp. Dis-moi quelque chose. Je me sens tellement coupable. C'est à cause de moi..."

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