Chapitre XIX

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« Objets inanimés, avez-vous donc une âme,

qui s'attache à notre âme, et la force d'aimer. »

Alphonse de Lamartine.

En ce début du mois de décembre, j’appris que ma mission allait toucher à son terme. Je ne serais plus là dès la fin du mois de Janvier. Cela ne m’aurait procuré que soulagement. Mais cette maudite ville de province m’avait piégé : tu étais ce piège.

Je me souviens de l’immense tristesse dans laquelle nous nous sommes retrouvés plongés, l’un et l’autre. Pour je ne sais quelle raison, il n’était pas possible de nous rencontrer au rez de chaussée, près de ton bureau. Je crois surtout que l’émotion nous étreignait l’un et l’autre et que nous ne pourrions pas contenir notre tristesse. Il était donc préférable de se donner rendez-vous plus haut, à l’étage, là ou les directeurs et attachés de direction évoluaient. Nous avions peu de chance de rencontrer quelqu’un de nos services respectifs. Une machine le plus souvent désertée. Tous disposaient probablement d'un engin à capsule leur évitant ainsi l'opprobe d'un mot à échanger avec une secrétaire, un employé ou encore un collègue exaspérant.

Il me prend à penser parfois que c'était aussi pour fuir celle du bas qui nous avait si souvent vu nous retrouver pour lui cacher ce sentiment de désolation qui s'abattait sur nous si soudainement. Inconsciemment peut être, cherchions nous à lui épargner une déchirure qu'elle ne méritait pas.

« Tu es sûr ? m’as-tu demandé d’une voix étranglée, et quand dois-tu partir ?

— Oui. C’est certain. Je serai ici jusqu’à la fin janvier.

— Tu vas voir. Tu vas vite retrouver une autre mission. J'ai confiance en toi. Celà ne change rien pour moi. Je t'aime ».

*

* *

Je t'aime. A combien de personne avons nous dit Je t'aime. Combien nous ont susurré ces trois mots si faciles à dire, si faciles à oublier. Comme un bulbe que l'on enfouit à quelques centimètres du sol ; une petite racine qui vient se fixer sur cette terre fertile qu'est l'autre, cette racine qui se développe, qui s'enhardi dans le coeur de celui ou celle que l'on chérit.

Je me suis mis à penser à Boris Vian soudainement. Pourquoi ? Je ne sais pas. L'écume des jours est venu se projeter à mon esprit, fantôme surgi du passé, de ces moments où un professeur consciencieux essayait de glisser dans mon esprit malhabile de jeune adolescent les marque-pages d'un poême, d'un texte, d'une pensée, d'un roman.

Pourquoi ce livre? Le Grand Meaulne et son effroyable quête d'un moment perdu, Julien Sorel, et tellement d'autres, auraient pu ressurgir, marque de papier de ma mémoire d'enfant. Non ! Un nénuphar qui grandit, disparait, reprend racine, une maison qui s'étrique, des murs qui se rapprochent, une souris triste au point d'en mourir ! Un homme éploré ! Des amours vraies dans un monde surréaliste !

*

* *

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme, qui s'attache à notre âme, et la force d'aimer ». Jeune homme, j'avais pris pour habitude d'apprendre par coeur de nombreux poêmes. Ce n'était pas difficile. Dès que je découvrais, au hasard de mes lectures, ou encore assis dans l'ennui des fonds de salle de classe, un texte qui venait se lover dans l'accueil de mon humeur du moment, alors je le répétais inlassablement, cherchant à y découvrir je ne sais quel mystère caché. Et ainsi, dans mes moments de solitude, ou en voyage, je disséquais chaque mot, chaque syllabe ; et je me disais : comment a-t-il pu trouver les mots justes ?

J'avoue ! Cela m'a aussi souvent servi à séduire. Le regard attendrie de yeux doucement maquillés, soudainement étonnés d'entendre un vers de Baudelaire, un autre de Rimbaud, ou même encore une de ces merveilles de Ponge, m'ont rapidement fait comprendre que cette culture pouvait aussi conduire à assouvir de plus coupables pensées. Mais franchement, ce n'était qu'un effet secondaire. Car, bien sûr, j'ai continué à noter tout ce qui brillait dans les livres comme d'autres collectionnent les timbres ou les cartes postales de peintres célèbres.

*

* *

Au cours du mois qui suivit l'annonce que je n'évoluerai plus au sein de cette société, tellement haïe les premières semaines, les vers de Lamartine sont revenus me hanter. Ils reprenaient du sens. Le guéridon, l'escalier en colimaçon, la bibliothèque, ta voiture toujours garée au même endroit, le badge qui se bloque tout le temps, le tourniquet, la machine à café, le petit canapé. Les roses ! Ces objets inanimés, stériles, sans saveur, ces objets que l'on ignore quand ils sont là, immobiles et inutiles. Ces choses dont on ne sait même pas que l'on va vite les oublier.

Mais, non, voilà ! Il avait fallu que je te rencontre ! Et soudainement, ces objets inanimés, je me suis mis à les observer, à les regarder, à les chérir, à en capturer chaque détail. Pour les voir, plus tard, virevolter dans la pénombre de ma mémoire éternellement éclairée par ton regard. Tu m'as reparlé des roses venues déployer leurs pétales vives dans ton jardin secret à plusieurs reprises, comme si tu avais peur que ce souvenir s'évanouisse avec mon départ.  Aujourd'hui, quand par hasard je longe la devanture d'un fleuriste, je ressens un étrange regard venu du passé se tourner vers moi.

Le dernier jour, je me souviens, je n'avais plus grand chose à faire au sein de l'entreprise. Informer les uns ou les autres de telle ou telle procédure ou d'une multitude de détails sur des programmes qui semblaient les barber autant que moi. Bref ! Plus ennuyeux que jamais ! Bien sûr, dans cette oisiveté relative, toi et moi tentions de nous retrouver le plus souvent comme pour exorciser cette journée maudite dont nous savions qu'elle était la dernière.

Il faisait froid ce jour là. Très froid. Malgré tout, en milieu d'après-midi, assailli par l'ennui et soucieux de ne pas te déranger une énième fois dans ton travail, je décidai d'aller fumer une cigarette à l'extérieur. Un consultant, que je connaissais de vue, se trouvait là, seul. Il s'approcha de moi et engagea la conversation. Il était petit, trappu, assez insignifiant. Je l'écoutai distraitement. ll avait appris que mon départ était imminent et paraissait curieusement s'en désoler. L'observant plus attentivement, je remarquai vite la pauvreté affligeante de sont goût vestimentaire. Je n'avais jamais prêté attention à ce garçon étranger à mon service. Il portait un vieux caban un peu usé, et ses chaussures "devenaient idéales", comme l'aurait dit Rimbaud. Le pire, je crois, était cette écharpe de mauvais goût, rouge et jaune, qui s'enroulait autour d'un cou que l'on devinait massif comme celui d'un auroch. Il me parlait de sport, de quelques insignifiances dont je ne me souviens pas très bien. Tout à coup, je perçus le bourdonnement d'un texto venu réveiller mon téléphone. C'était toi. Tu me disais, une dernière fois « Un peu de lecture? ». Je pris à peine le temps de balbutier un mot d'excuse avant d'aller me faufiler discrétement dans le couloir qui menait à la biliothèque, sans un regard pour lui.

*

* *

Je crois que c'est à cette époque là, malheureux lecteur, qu'aspiré par le vide de la fin d'une époque, je résolus d'écrire cette histoire pour venir me joindre à la valse des mots qui viennent se perdre sous tes yeux.

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