Chapitre XVIII

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« Ah mon amour... Je voudrais connaître une langue jamais usée auparavant. Pour te parler. Je voudrais pouvoir t'exprimer par les mots le sens nouveau que tu m as fait découvrir en eux... »

Maria Casares à Camus - Correspondance

Candide, inconscient, anesthésié par cette piqûre de bonheur inoculée par un fait du hasard bienveillant, ces roses écloses un beau matin sur le pare-brise d’une belle inconnue, je me sentais aspiré par une tornade incroyablement puissante. J’étais ballotté d’un extrême à l’autre, chaque instant passé à tes côtés embaumait l’air d’une odeur d’éternité, chaque moment loin de toi me plongeait dans un manque extrêmement cruel.

Pourtant, au fil des jours, de multiples pensées inquiètes s’insinuaient dans mon esprit d’amant. La nature de cette relation, qui prenait racine dans la putréfaction d’un couple en décomposition, ne me gênait pas, paradoxalement, moi qu’un esprit droit et presque naïf en matière d’amour avait toujours préservé d’une telle relation. Je m’étonnais de ressentir un bouillonnement de sentiments plus vivaces encore que tous ceux qu’une vie amoureuse assez riche avait pu faire naître par le passé. Et je ne comprenais pas comment j’arrivais à faire abstraction de ta situation de couple pour n’être plus obsédé que par l’énorme tendresse qui nous unissait.

Ton attitude, ta nonchalance, ce rejet de celui qui avait partagé ta vie jusqu’alors étaient pour quelque chose dans cet étrange état qui m’oppressait. Tu parlais de lui, bien sûr, souvent, très souvent, mais c’était pour le faire disparaître, pour l’effacer. Comme une artiste adroite, tu dessinais les contours grossiers de son personnage sur la toile de mon imaginaire, et, subitement, d’un coup de gomme adroit, d’une phrase de tendresse spontanée, d’un « Je t’aime » sincère, tu les effaçais ; tu le faisais disparaître sans vergogne de mon univers avec la dextérité maléfique d'une sorcière, et un sourire angélique posés sur les lèvres, tu me fixais cherchant une lueur rassurée dans mes yeux naïfs.

Très vite, d’ailleurs, tu avais décidé qu’il serait bien pour nous deux de ne plus prononcer son prénom, et le malheureux devint E., « celui dont on ne dit pas le nom ». Une simple lettre venait remplacer les deux syllabes de ce père choisi sept ans plus tôt sur un site internet, le faisant ainsi disparaître dans l’anonymat des glyphes alphabétique.

Moi, dans le cercle familial, j'étais aussi devenu une simple lettre, car bien sûr personne ne se risquait à évoquer mon existence, ne serait-ce que pour ne pas trahir ton secret en présence de ta fille, toujours à l'écoute de ces longues conversations secrètes que tu engageais dès que tu le pouvais.

*

* *

Nous continuions à nous voir dans nos endroits secrets. La journée, nous arrivions à nous isoler trois voire quatre fois à l’occasion de pauses improvisées. Le midi parfois, dans les toilettes, où nous avions pris l’habitude de nous adonner à un enlacement enchanteur. Tous les endroits de cette Mutuelle pouvaient nous servir de cachette amoureuse.

Je savais pour ma part que mes incessants déplacements ne passaient pas inaperçus. Mes voisins proches ne levaient même plus les yeux quand je venais à m’éclipser dans la clandestinité la plus totale. Un escalier intérieur, en colimaçon, conduisant directement au rez-de-chaussée où tu travaillais, dont la porte de sortie se situait à quelques mètres de ton bureau, me servait de passage secret vers l’impérieux désir qui nous dominait. Il était en théorie strictement interdit de l’emprunter, et pourtant, j’en fis vite un des meilleurs moyens pour te rejoindre en toute discrétion. Dès que j’étais arrivé sur le palier, je t’en avertissais. Et aussitôt, nous nous retrouvions rapidement tendrement enlacés. Un simple baiser, une simple étreinte, un mot tendre, cela nous suffisait. Je remontais et, de retour à ma table de travail, je discernais parfois un clin d’œil, une tête malicieusement retournée, me faisant comprendre que mon absence n’avait pas été complètement ignorée.

Toi, au contraire tu me soutenais fermement que tout se passait comme si aux yeux de tous, et plus particulièrement ceux de tes collègues les plus proches, une banale amitié dont ils ne se souciaient guère s’était mise en place entre nous. Tes absences répétées du bureau au prétexte de consulter des documents juridiques passaient parfaitement inaperçues selon toi. Il faut avouer que toute personne habituée à te côtoyer n’aurait pu imaginer que ces sorties répétées étaient celles d’une jeune femme se laissant aller à ses fantasmes les plus fous au cœur même de l’entreprise. L’employée modèle, juriste affirmée, adulée par tous ou presque au sein de son service, portée aux nues par une direction sourde et aveugle, vieillissante, était au-dessus de tout soupçon.

La moindre réflexion des cadres qui parfois passaient te voir enflammait ton visage angélique d’une crise de rougeur terrible. L’éreutophobie, disent les médecins. On te savait un peu timide, candide même, et les allusions salaces, si fréquentes dans les propos des têtes grisonnantes de cette mutuelle médiocre, te plongeaient dans le plus vif embarras. Et c’est peut être aussi pourquoi tu jouissais au sein de l’entreprise d’une image de marque immaculée. Jolie jeune femme blonde, à la voix douce et mélodieuse, devenue l’une des préférées des nombreux cadres de l’entreprise. Il faut avouer que parmi l’ensemble du personnel féminin, il y avait peu de concurrence. Installée dans la vie, en couple, mère de surcroît, arrivée de Paris, avocate de formation et ayant préparé les concours d’administration publique, tout te prédisposait à un avenir radieux au sein de cette société qui ne faisait que pomper les impôts des citoyens par le lucratif mécanisme de l’obligation légale faite à leurs élus de s’assurer contre les dangers de l’exercice du pouvoir. Tes qualités de juriste, qualités certaines au demeurant, s’accompagnaient d’un bonus pour tous, la couleur dorée de boucles indociles susceptibles de convaincre n’importe quel élu de souscrire un contrat.

Certains passaient te voir parfois. Le service juridique d’une mutuelle revêt une grande importance c’est certain, mais je crois que tous aimaient à virevolter autour de toi dans des crises d’adolescents potaches. À ton contact ces braves cadres quinquas et sexagénaires réinvestissaient leur virilité puérile. Tu me racontais que certains s’installaient parfois près de toi pour des conseils personnels sur des sujets loin de toute préoccupation juridique. Nouvelle voiture. Nouvelle maison. Adresse de bons restaurants. Invitation à déjeuner parfois.

Les histoires de couples détruits et reconstruits dans le fécond environnement des bureaux et des couloirs étaient pourtant assez nombreuses. L’entreprise est un lieu dangereux pour la santé des couples. Mais tu n'avais jusqu'alors pas cédé aux sirènes de propositions faites au coin d'une table ou dans la chaleur d'un café offert sous des yeux remplis d'un espoir inavouable.

Pourquoi moi alors ? je ne sais pas ! Je ne t’ai pas offert de café, jamais. Je n’ai pas posé de roses sur ta voiture, ou alors je ne m’en souviens pas ! Je n’aurais jamais osé t’approcher et encore moins te parler, tant à ces moments-là, je me sentais embourbé dans une médiocrité presque barbare. Alors pourquoi ces fleurs dénichées sur ta voiture t’ont-elles conduit à moi ? En quoi pouvais-je être un coupable potentiel, quel curieux raisonnement t’avait lentement conduite à poser ton regard chaque jour sur moi ? J’ai souvent offert des roses pour me faire pardonner d’une nuit trop arrosée ou d’un retard impardonnable, mais jamais les fleurs de l’amour n’étaient venues éclore au creux de mes mains sans même que je ne le sache. À l’époque, je ne m’en plaignais pas.

*

* *

Il fut un moment où nous nous mîmes à parler de nos désirs cachés. Tu semblais fascinée à l’idée de découvrir mes fantasmes les mieux enfouis, et tellement soucieuse de provoquer une impétueuse attirance sexuelle chez moi. Tu demandais ce qui pourrait me plaire, me présentant une multitude de robes et d’artifices féminins qui auraient rendu fou n’importe quel homme.

Nous nous envoyions de nombreux textos pendant toute cette période de l’hiver. Je me souviens qu’une fois passées les premières semaines de notre relation, désormais épurées et décomplexées, nous en vînmes à parler sans ambiguité de notre permanent désir de l'autre.

« Je n’ai pas de fantasme. Pas de gros fantasme. Que veux-tu que je te dise ! »

Je mentais. Certes comme tous les hommes, je suis perclus de désirs inavoués, de pensées envahissantes quand une jambe gantée de noir, lisse et luisante vient affronter mon regard animal, oui, comme beaucoup d’hommes, la douce pente d’un sein frétillant me secoue de frissons incontrôlables. Et oui, comme tous les hommes, j’aime la femme « qui n’est jamais la même, ni tout à fait une autre » celle que l’on veut déshabiller si vite, mais que l’on souhaite bien vite revêtir d’une nouvelle tenue comme pour réinventer à chaque fois le plaisir d'un corps qui s'abandonne à ses sens et à ses désirs les plus fous.

« Je suis sûr que tu en as. Allez ! dis-moi ! »

Que pouvais-je bien répondre à ça ? Lui dire que oui, le midi, presque chaque jour, j’aimais la prendre dans sa cuisine, dans son garage, dans sa chambre, dans cette maison encore chaude des préparatifs du matin, vibrant encore des gémissements d'une gamine , fleurant la présence d'un compagnon pressé de partir. Ou encore dans la mutuelle d’en face. Que le soir, j’aimais ses frottements langoureux qui m’imposaient de repartir dans la chaleur incontrôlée d’un pantalon ruiné par l’humidité.

« Je ne sais pas. Faire l’amour quelque part de spécial. Une tenue, des bas, regarde. Je t’envoie des liens sur des petites choses que j’ai trouvées sympas. Tu préfères le satin ou la soie ?

  • La soie, non ? Mais c’est plus cher ! Ah, celle-ci me plaît ! Mais vraiment, je t’assure....
  • Oui, moi aussi. Je vais commander celle-ci. Elle te plaît ? Quand j’irai te voir, je l’emporterai. Et même, je pourrai la laisser chez toi. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Nous étions au bureau. Soudainement, apparaissaient sous mes yeux des robes de lycra ou de soie sur des mannequins plus sexy les unes que les autres, les fourreaux effet mouillés cachant à peine les seins, les imprimés léopard dégoulinant des promesses d’une sauvagerie bestiale, les mousselines légères n’attendant que la sensualité lente de mains douces et adroites. Quelle torture ! Ton corps se drapait sous mes yeux de mille et une tenues et je percevais sous mes pieds, un étage plus bas, les effluves enivrants de ton désir féminin envahir tout l’espace comme un poison anesthésiant.

Dans ces échanges, notre désir s’enhardissait et nous engloutissait l’un et l’autre dans un monde de sensation hormonales, où nous finissions par jouir comme deux fantômes encore vivants, sous le regard indifférent du monde laborieux et silencieux qui nous cernait.

« J’ai envie de toi ! me disais-tu.

— Tu n’es qu’une sorcière maléfique ! te répondais-je, le voilà mon fantasme, ton désir ! »

Cet unique smiley, le seul que tu n’aies jamais su rédiger, arrivait vite suivi d'une cohorte de messages sur ce que nous ressentions dans nos corps torturés par ces désirs réveillés. Tout cela, bien sûr, se passait alors que nos regards paraissaient consciencieusement plongés dans nos tâches respectives. Toi réglant les problèmes insolubles de quelques communes en mal de conseils juridiques, moi dépassé par un site internet débile qui refusait de fonctionner correctement.

*

* *

Tu as fini par acheter une de ces robes un jour, une tenue bon marché, en lycra, une noire et moulante à souhait, que longtemps j’ai gardée chez moi accrochée près de mes vestes et pantalons. Nous ne l’avons que peu utilisée, car bien sûr, la seule tenue qui me séduisait était cette incontrôlable et inaltérable tunique faite de désir que tu revêtais quand mes mains et ma bouche venaient à parcourir chaque parcelle de ta peau blanche.

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