Chapitre XVII

9 minutes de lecture

« Le monde fleurit par ceux qui cèdent à la tentation. »

Julien Gracq

Nous sommes en hiver ou presque. En novembre plus précisément. Nous avons pris l’habitude de déjeuner ensemble presque tous les midis. Parfois un restaurant éloigné des bureaux. Le plus souvent dans la Mutuelle en face. Aujourd’hui, nous n’avons pas beaucoup de temps et c’est de l’autre côté du rond-point que nous nous retrouverons.

Je ne porte jamais de robe au bureau, mais aujourd’hui j’ai décidé de revêtir cette tenue de laine qui me caresse le corps. Une ceinture de cuir m’enserre la taille et je me sens particulièrement séduisante. J’ai mis une paire de bas noirs et mes habituelles bottes de cuir aux talons larges et hauts. Je n’aime pas attirer le regard des hommes, mais ce matin je me sens d’humeur à affronter tous les désirs inavoués.

Il va venir en quête de son café comme toujours. C’est moi qui vais lui préparer. Je suis déjà sortie une ou deux fois au bruit du claquement des portes, mais ce n’était pas lui. Quelquefois, il m’envoie un texto me signalant son arrivée. Je guette mon portable. Ah si voilà. Vite la machine. Je glisse une capsule dans l’appareil. Je sors, il est là. Je lui tends la tasse fumante et son sourire s’allume. Il voit tout de suite l’élégant fourreau de laine qui me moule le corps et son regard m’enveloppe d’un désir félin. Je sens ses yeux, pourtant immobiles, rivés aux miens, caresser chacune des formes de mon corps. Je frissonne d’un plaisir animal et un léger picotement agréable et humide se glisse entre mes cuisses.

J’adore quand elle vient m’apporter ce petit café du matin. Bon, elle oublie toujours le sucre, mais la chaleur brûlante de la tasse sur mes mains suffit à mon bonheur. C’est étonnant aujourd’hui, elle porte une robe. La laine serrée l’enveloppe délicatement et je n’ai pas besoin de baisser le regard pour voir la douceur ondulée de ces formes. Je connais déjà bien ses façons d’être, et là, son corps entier respire le désir. Dommage. Pas d’escapade à son domicile aujourd’hui. Il y a un risque. On se retrouvera donc en face pour un déjeuner sur le pouce. Je suis un peu déçu, mais naturellement je le cache.

Et voilà, j’y ai pensé toute la matinée. Cela m’a même empêché de travailler aussi bien que je l’aurais souhaité. Mon esprit ne pouvait se fixer sur rien. L’obsession de ses yeux avides me suit dans chacune de mes réflexions. Vivement midi !

Le temps est dorénavant plus frais et ce n’est plus à l’extérieur que nous nous installons, mais plutôt dans le confort du vaste hall de détente qui à l’heure du déjeuner grouille de salariés. Les premières fois nous nous mettions dans les canapés confortables de la grande salle, organisés en petits salons privés se juxtaposant les uns aux autres. Mais rapidement la crainte d’être entendus ou surpris dans nos propos nous a fait rechercher un endroit plus calme, plus isolé. Cette fois-ci, nous nous trouvons dans une petite mezzanine surplombant l’immense hall. Les chaises sont inconfortables et les tables bancales. Mais au moins nous pouvons discuter plus tranquillement. Il n’y a que très peu gens autour de nous, mais je dois quand même rester sur mes gardes. E. Travaille pour une filiale de cette riche Mutuelle et il y connaît beaucoup de monde. Notamment quelques cadres juridiques influents. J’en connais quelques-uns aussi et il m’arrive de devoir glisser un bonjour poli de temps à autre. R reste en retrait discrètement dans ces cas-là.

Il est face à moi. J’aime ses yeux rieurs qui m’observent avec une gourmandise non contenue. Je le regarde déjeuner et il ne cesse de me sourire. Notre histoire a commencé depuis quatre mois maintenant et je crois être vraiment amoureuse. Mon ardeur un peu fiévreuse de la matinée qui s’était calmée me reprend tout à coup. J’ai envie de lui.

Elle marche devant moi. Nous avons attrapé deux plateaux sur lesquels nos déjeuners trônent en équilibre précaire et je m’applique à ne rien renverser. Mais mon regard navigue sur les pentes douces de ses formes en mouvement. Elle est particulièrement belle et désirable ce matin. Sa robe de laine la moule à merveille. Ses hanches larges se dessinent devant moi alors qu’elle monte précautionneusement les marches à claire voix qui nous conduisent plus haut, là où une certaine tranquillité nous attend. Nous nous installons le plus loin possible des autres tables occupées. Sa robe de laine laisse apparaître un large Jabot qui creuse une échancrure profonde sur son cou. Elle porte un sous-pull Bompart fait de cachemire pur sous cette robe. Je le reconnais. Elle l’a acheté lors de son dernier week-end à Nantes. Je sens que ses seins se gonflent. C’est étrange. Tout respire le désir en elle ce matin.

*

* *

Notre déjeuner est terminé et nous décidons de repartir. Une série de longs couloirs conduisent à la sortie de l’immense complexe. Les salariés de l’entreprise semblent vivre dans un monde à part. De part et d’autre des baby-foot sont installés, souvent occupés par les interjections animées des uns et des autres. Nous croisons des petits groupes qui ne se préoccupent pas de nous. Je constate qu’elle me regarde très souvent et nous sommes étrangement silencieux. Nous passons devant des toilettes et nos yeux s’entrechoquent à nouveau. Elle me glisse « tu veux ? ». Je lui rends un sourire surpris, mais dans le fond, j’ai compris. Trop tard. Un groupe avance et va nous rejoindre. Nous continuons donc, à la recherche d’autres toilettes. Plus isolées. Elle rentre. J’attends quelques secondes et je pousse la porte à mon tour. Je me lave les mains, le regard posé sur les deux portes qui se jouxtent. L’une d’entre elles s’entrouvre et sa chevelure blonde jaillit. Je m’y engouffre.

Il rentre. Nous fermons la porte des toilettes et restons un instant immobiles, retenant notre souffle. Nos oreilles attentives tentent de percevoir le moindre bruit dans la cabine adjacente. Il m’embrasse et j’aime ça. Il m’excite. Son corps est posé contre le mien et je perçois son sexe durci par le désir. Sa main remonte doucement sur ma cuisse et pourtant je n’ai qu’une seule envie. M’accroupir et laisser ma bouche envelopper et serrer doucement son envie masculine. Je me baisse et je défais la ceinture de son pantalon, mes mains viennent saisir fermement le membre qui se dresse et mon palais goûte la chaleur de son corps qui semble converger en un seul point. Son corps se tend. Il me saisit la tête comme pour s’enfoncer dans ma bouche avide. Je discerne chacun des imperceptibles mouvements qu’il imprime à son bassin. Chacune des pulsations sanguines s’infiltre dans mes lèvres. La douce étreinte de ses deux mains sur mon cuir chevelu s’harmonise avec le lent mouvement de mes lèvres qui se ferment et se relâchent avec délectation. J’amorce son plaisir. Mes mains aiment sentir la raideur incroyable de son désir. Je serre. Je desserre. Mes doigts aiment ce contact. Oh que j’aime ça. J’ai hâte de sentir la tiédeur m’envahir la bouche. Une rondeur vibrante emplit mon palais et je m’enivre des spasmes qui se rapprochent.

Le liquide surgit soudainement et m’inonde le palais d’une saveur maritime. Les yeux fermés, en état de transe, je sens son plaisir masculin me traverser la gorge. Tous mes membres me lâchent. Mes cuisses inondées me brûlent presque et, soudainement, je me sens projetée brutalement, soulevée presque sauvagement, collée à la paroi. Il va me prendre. Je veux qu’il me baise.

Je suis essoufflé. Sa bouche a relâché son étreinte et pourtant mon désir est intact. J’ai une furieuse envie de la pénétrer. J’entends un murmure qui sort de ses lèvres. « Saute-moi ! ». Tous les muscles de mon désir se rechargent. Je la saisis par les côtes et mes mains rencontrent ses seins fermes et gonflés. La laine de sa robe glisse facilement sur la faïence de l’étroite cabine alors que je la relève fermement. Je passe mes mains sur le nylon de ses cuisses gainées et je soulève sa jambe longue et fine. Sa botte de cuir prend appui sur ma cuisse. Dans un silence contraint, sa bouche mord le rebord extérieur d’une de ses mains. L’autre posée sur mon dos me colle à elle dans une pression animale, mécanique, instinctive. Ses yeux fermés brillent de la lueur nacrée du fard posé sur ses paupières. Je la pénètre et son visage se transforme. Elle n’est plus qu’un concentré de jouissance silencieuse. Elle s’abandonne à moi. Dans ce plaisir, elle est belle, immensément belle.

La lumière s’est éteinte. Nous sommes dans le noir. Il nous faut maintenant sortir de ces toilettes pour dames. La pression retombe. Je n’ai jamais fait cela auparavant. Il faut faire vite et je sors le premier. Je me lave les mains sommairement, car je ne veux pas que l’on me surprenne là où je ne devrais pas être. Le large couloir m’accueille. Je regarde nonchalamment les affiches de campagnes de pub écot-citoyenne hypocrites qui dessinent des caricatures d’humanité. Le monde des instituteurs, des profs, des fonctionnaires. Des traits sommaires qui crayonnent des personnages « fil de fer ». Ils symbolisent un homme, une femme, un enfant. Des assurés. Du fric.

Je finis par sortir après quelques minutes. Il est là à regarder les panneaux d’entreprise l’air de rien. C’est la première fois que je me livre ainsi et je ne sais pas trop quoi ressentir. J’aime le sexe. Lui aussi apparemment. Je suis heureuse de vivre ces moments intenses. Je sens dans ma bouche le goût de son plaisir et c’est bon. Mon corps est encore tout humide et serait prêt à toutes les folies. Chaque fois que je suis avec lui, j’en veux encore et encore. Pourtant il faut rentrer. Nous marchons l’un près de l’autre et, arrivés face à l’immense porte d’accès vitrée, nous devons demander à l’hôtesse d’actionner le mécanisme de sortie. J’ai l’impression que ses mouvements et les miens sont rapides, trop rapides, maladroits, et qu’ils projettent les images de nos ébats sur les murs de l’établissement. Les regards tout à l’heure indifférents semblent maintenant se focaliser sur nous. Je m’en fous.

Nous devons sortir de cet endroit et chaque regard que je croise semble percer notre secret. Je repense à ce moment ou j’ai explosé dans sa bouche pulpeuse et je me demande si elle en a encore le goût. J’ai l’impression que nous avançons vite. Trop vite. Elle connaît bien l’endroit. Peut-être a-t-elle hâte de rentrer pour ne pas trop entamer son compte temps ? Arrivée près de la porte, elle en demande l’ouverture. Elle connaît bien l’endroit, est salariée, et moi je ne suis que prestataire. L’espace de quelques secondes je pense que je ne suis qu’illégitime. Illégitime ici. Illégitime dans sa vie. Illégitime dans la vie. Je m’en fous.

Nous nous retrouvons à l’air libre et enfin notre parole se délie. Nous rions. Elle glisse et je la retiens par le bras. Notre allure de marche est redevenue normale.

Je passe le tourniquet de l’entrée. Je la regarde s’éloigner et disparaître derrière la porte de ses bureaux. Je suis surpris. Cette avidité sexuelle me prend de court. J’adore bien sûr. Mais ce mix de puérilité infantile et de relâchement instinctif m’impressionne. Cette facilité à se donner n’importe où. Dans son foyer. Ici dans la bibliothèque. Ce personnage perclus de peurs et d’angoisses qui pourtant ne recule devant rien pour s’adonner à ses fantasmes. Est-elle nymphomane ? Je suis persuadé que non. Est-elle éperdument amoureuse comme je le suis ? .. je l’espère. Pourtant…

Certes, j’ai l’impression de vivre une histoire comme il en existe peu. Mais n’est-ce qu’une impression ? Qui est-elle ? Elle se cache derrière des tenues les plus sobres. Elle arbore les plus extraordinaires craintes sur tout et encore plus sur le sexe. Les MST. La drogue. Le regard des hommes. Elle s’engage avec moi dans une aventure qui va la conduire probablement, je le sais déjà, à une rupture avec son compagnon. Elle dit m’aimer. Je veux y croire, quatre mois que nous sommes ensemble, mais ses mots d’amour sont simples et basiques. On dirait une adolescente. Un jour, elle me laissera, c’est sûr. Et retrouvera vite un homme pour la baiser pendant quelque temps jusqu’à ce qu’elle s’en lasse à nouveau. Moi, elle me manquera, c’est sûr. Allez, je retourne bosser.

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