Chapitre XVI

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« Maintenant, je suis captif.

Mon, corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée.

Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! »

Le dernier jour d'un condamné

Victor Hugo

Comme je l’ai dit, ta maison était devenue notre repère et pourtant il y avait des risques énormes à y venir presque quotidiennement. Ton concubin pouvait surgir à tout moment. L’un des exercices du soir pour toi était de tenter de connaître son emploi du temps du lendemain. Ainsi, organiser nos rencontres clandestines était plus facile.

Il était aussi avocat, franc-maçon, probablement une de ces petites loges stériles provinciales, et, selon toi, cela lui conférait une puissance d’investigation hors norme, l’autorisant à actionner un puissant réseau de connaissances susceptibles de l'aider à te surveiller étroitement. Ainsi, tes suspicions s'orientèrent vite sur tous les moyens que sa richesse et son réseau mettaient à sa disposition.

Pour ma part, je pensais secrètement qu’il ne fallait pas être bien perspicace pour ne pas deviner qu’un changement radical s’était opéré en toi depuis tes nombreux voyages à Nantes. Et qu’il était certainement vrai qu’un jour ou l’autre, il mettrait tout en œuvre pour comprendre, pour savoir. A commencer par débouler discrètement un midi pendant nos ébats de mi-journée ...

J’avais été surpris de constater que votre domicile semblait dénué de toute approche culturelle de près ou de loin. Une unique bibliothèque abritait quelques uns de ces livres épais et lourds qui dévoilent inutilement les trésors des musés du monde, des guides de voyages, un ou deux albums photos, et bien sûr quelques Daloz et ouvrages de droits. Mais l’athmosphère de la bibliothèque ne révélait pas une longue histoire de recherche littéraire ou de curiosité philosophique. La puanteur des juristes, faux littéraires, faux scientifiques, faux humanistes, faux philosophes, s'affichait là dans toute sa splendeur.

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Les avocats, magistrats, spécialistes de droit en tout genre, sont à quatre-vingt-dix pour cent des falots d’une médiocrité affligeante. Une république bien organisée cré la fonction. Une fois celle-ci mise en place, alors les institutions et écoles spécialisées, moules nécessaires à un fonctionnement sans faille d’une machine broyeuse de pensées, viennent l’alimenter d’une multitude de bons petits soldats fiers de leur statut social. Les philosophes deviennent profs, les penseurs n’ont d’autre choix que d’exercer leur talent dans les amphithéâtres ou les salles de classe, les juristes, en bons techniciens de l’état, appliquent sans broncher les mécanismes sourds de la loi. Voler une pomme pour manger ne reste plus que voler et seules les implications juridiques qui en découlent comptent. Avoir faim, ou ne plus vouloir vivre dans la précarité la plus totale, importe peu pour cette caste d’intouchables ! Les vrais talents viennent de la société civile et, quand ils ne sont pas rattrapés par la broyeuse étatique, disparaissent vite happés par le trou noir du confort matériel, s’appuyant intelligemment sur la muraille compacte de petits fonctionnaires, inconsistants juges et magistrats, qui désormais forment une élite volontairement terne et grise.

Quand je t’ai rencontré, ma haine des juges et des lois était plus forte que jamais. j’avais passé quelques années à lutter pour obtenir une garde alternée pour mes enfants, et écopé de quelques condamnations pour outrage à Magistrat et rébellion. Ces condamnations m’avaient fermé bien des portes et je ne pouvais plus que me contenter de missions ponctuelles exercées à droite, à gauche. J’avais perdu le goût du travail. Et surtout, toute confiance en la loi.

Je n'étais pas la pour discuter de cela, et je m'aperçus vite qu'avec toi, il était bien difficile de ramener le débat a autre chose qu'une analyse de texte frisant la paraphrase d'un précis de droit public ou d'une jurisprudence quelquonque. Pure technicienne et récitant des cours appris par coeur, dans le fond, rien ne te disposait à une réflexion fine et intelligente sur l'origine Roussoiste ou encore Voltérienne de cette pseudo-science qu'est le droit. Et parler de Proudhon ou encore de Camus, pour lequel j'ai toujours affiché une admiration sans limite, risquait de t'embrouiller l'esprit. Je l'avoue, le midi, c'était surtout ton corps qui m'intéressait.

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L’état de droit est une chose merveilleuse. Mais depuis des décennies, et les crises récentes en ont été les témoins, une épaisse couche de médiocrité s’est posée sur toute cette classe politique terne et sans saveur. L’état Jacobin s’affirme dans ce qu’il a de plus néfaste, régi et contrôlé par des hommes qui savent à peine ce qu’historiquement cela signifie. Des petits caciques installés à chaque échelon de la hiérarchie politique. Cette puanteur nauséabonde de la vie publique faite d’élus et d’institutions publiques inébranlables, incontrôlables, attablés au banquet de la bêtise républicaine. Je n'avais pas envie de parler de tout celà à aucun moment, car je savais que mes pensées t'auraient profondément choquées. Je me contentais de t'aimer chaque jour un peu plus et gardais secret ces vers d'un Rimbault moqueur. " Sur la place taillée en mesquines pelouses, Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, Tous les bourgeois poussifs quétranglent les chaleurs Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.... "

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Nous discutions longuement après nous être rasassié du désir de l’autre. Tu prenais l’angle de la table, face à la baie vitrée, et je m’installais près de toi à l'opposé. Nos jambes souvent se croisaient dans un dernier sursaut de désir. Et c’est là que nous engloutissions les sandwichs attrapés en vol, ou bien encore, signe de ton immense détachement, les plats préparés que tu avais enjoint ton compagnon d’acheter le week-end précédent. L’un et l’autre avions fini par nous avouer ne pas aimer les tartes au citron. Et pourtant, nous continuions à en acheter ; curieusement, nous en avions découvert la saveur acide et si particulière qui pousse certaines personnes à en raffoler. Il y avait chez toi une tireuse à Bière. Chaque midi, accompagnant notre repas, tu m’en servais un verre. Ton compagnon s'aperçut que le niveau du breuvage diminuait singulièrement et naturellement cela l'intrigua. Il évoqua le sujet, un soir, et dans la plus grande simplicité, et tu lui avouas qu'il t'arrivait de revenir déjeuner, avec moi, et que j'aimais le réconfort d'une petite mousse le midi.

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* *

Ta vie se dévoilait peu à peu. Tu me parlais souvent de ton métier que tu adores, de ces innombrables heures que tu passais à évaluer les litiges entre les élus et ses administrés. Tu me contais des anectdotes amusantes, parfois tragiques. Je sentais le plaisir que tu prenais à manier cette loi qui porte son langage mystérieux, et j'aimais le scintillement de ton regard quand, parfois, il t'arrivait de parler de cas précis. Je t'écoutais religieusement, ne cherchant jamais à t'interrompre. ou même te contredire. J'oubliais un temps le visage lugubre de la justice et de ses prélats.

L’admiration est un fort ciment dans la relation amoureuse. Je t’ai aimé aussi pour cette abnégation que tu mettais à un travail que pourtant je méprise tellement. La loi et l’anarchisme font mauvais ménage. Tu me disais que cela t’épuisait de fouiller dans les arcanes des textes et des jurisprudences, m’expliquant ainsi pourquoi tu souhaitais te coucher si tôt le soir.

Secrètement admiratif, aussi, de cet ensemble étatique qui avait réussi à transformer en bon petit soldat bien consciencieux une aussi jolie jeune femme. Je me trouvais ainsi déchiré entre cette haine de la loi qui prétend s’immiscer dans chacune des failles secrètes du cercle d’intimité des individus et peu à peu s’érige en maître absolu, Dieu de tous les Dieux, reléguant les velléités divines des pharaons et des monarques d’une époque à de pâles copies de totalitarisme, et cette tendresse amoureuse qui se renforçait chaque jour.

Je ne me suis jamais trop étendu sur mon travail . Je l’ai trouvé passionnant au début mais rapidement je m’en suis lassé. Je t’en parlais aussi mais la pauvreté des histoires que j’avais à raconter était dérisoire face à la passion de tes mots quand tu évoquais le droit et ses circonvolutions.

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La blondeur de tes boucles et ta peau encore fraîche suffisait à faire disparaître les traces de ma colère face à cette société nauséabonde. Camus, écrivant à Maria Casarès, n'était il pas loin du discours de stockholm !

Rapidement néanmoins, ce furent tes doutes sur le comportement de ton concubin qui vinrent pimenter nos réflexions. Il était l’unique héritier d’un homme ayant fait fortune dans je ne sais plus quelle activité de service d’entreprise et l’argent n’était pas un problème pour lui. Tu croyais fermement qu’il était capable d’engager un détective privé pour te faire suivre. Et tu me soutenais mordicus qu’il l’avait fait.

Dès lors, tout devint objet de suspicion dans ta maison. J’eus l’impression que chaque lampe, chaque bibelot pouvait s’avérer être un œil indiscret nous observant dans le cadre de nos ébats enflammés. Je me demande même si parfois tu ne pensais pas que le miroir de ta chambre qui reflétait si souvent ton corps en plein orgasme n’était pas le complice de la furie enquêtrise de ton cher conjoint, animée par je ne sais quelle magie maléfique. La naïveté de tes propos m'amusait, me séduisait, et conquis par ce charme si particulier, je ne m'en préoccupais guère. Etre la, près de toi, me suffisait largement.

Les ampoules devenaient des caméras. Les serrures de porte des meubles cachaient d’improbables espions. Quand parfois nous nous promenions dans Nantes, tu évoquais la possibilité de regards indiscrets qui nous suivaient, invisibles enquêteurs au service de la rage amoureuse de ce compagnon. Il est bien possible que le GPS de ta voiture, ou même celui de ton téléphone, lui ait servi à un moment ou à un autre à remonter les innombrables voyages que tu faisais, pour me retrouver, à Nantes ou ailleurs.

Une chose est certaine : à aucun moment il ne te venait à l’esprit que le seul artefact-espion dont il disposait, c'était toi. Tu semais inconsciemment des mines d'incohérence et de mensonge partout autour de toi, et le pauvre devait avoir le coeur arraché bien souvent par l'explosion de l'une d'entre elles quand d'aventure il tombait dessus.

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