Chapitre XI

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« D’ailleurs ce qu’une femme dit compte si peu. Sur un sujet pareil.
Les paroles servent à masquer les sentiments, non à les exprimer. »

Louis Aragon"

Même si nous avions trouvé les moyens de vivre notre aventure dans une multitude de recoins cachés, les meilleurs moments restaient ceux où nous arrivions à nous retrouver en toute tranquillité, hors du regard du monde. Et à Niort, c’était chez toi. D’ailleurs tu me serinais sans cesse être la seule titulaire du bail, ce qui était vrai. Mais ne changeait rien. Peut-être une de ces idioties pathétiques des juristes qui semblent croire que derrière le droit se cache la morale. Les gardiens de prison ne cherchent jamais à savoir si ceux qu’ils gardent sont coupables ou innocents. Ils les gardent. C’est tout. Les juristes sont comme les gardiens de prison.

Les jours passaient et je ne t’avais toujours pas parlé de mes deux filles. Tu étais rentrée petit à petit dans le cercle des collègues que je fréquentais régulièrement et il t’arrivait parfois de te joindre à nous pendant les pauses. Naturellement, ils connaissaient tous la situation. Non pas que j’aie divulgué quoique ce soit. Mais en dépit de la discrétion que je m’appliquais à mettre en œuvre, mes longues absences du déjeuner, mes escapades régulières en milieu de journée pour te retrouver, ou dans les toilettes ou à la bibliothèque, ne passaient pas inaperçues. Des regards complices et amusés sanctionnaient souvent mon retour à mon poste de travail. Eux en revanche ne connaissaient pas cette stupide omission que le désir de conquérir ton cœur m’avait fait commettre.

Ma plus grande angoisse était alors que l’un d’entre eux n’en vienne à évoquer des histoires d’enfant, d’école, comme cela arrive dans les conversations anodines qui s’amorcent pendant les moments de détente. Tous savaient que j’en avais trois. Tous pouvaient, à tout moment, si le sujet venait à être abordé, se retourner vers moi et me poser une question relative à mes filles ou à mon fils. Je n’avais donc qu’une hâte : mettre fin à cette pause stupide.

Bref. Ma stupide tromperie me hantait de plus en plus. Je savais qu’un jour ou l’autre je me retrouverais confronté à l’obligation de te révéler l’existence de mes deux filles aînées. J’y réfléchissais déjà. Comment te le dire ? Te l’écrire ? Par mail ? Par texto ? Un déjeuner ? Comment faire ? Les jours qui passaient renforçaient considérablement les sentiments qui nous liaient déjà, mais accentuaient aussi l’angoisse qui m’envahissait à l’idée de te révéler la vérité. J’y pensais sans cesse.

De ton côté, tu semblais t'appliquer à dresser consciencieusement la trame d'un faisceau de suspicions dans l'esprit d’Edouard. Aurais-tu voulu le faire que tu ne t'y serais pas prise autrement. Tout dans ton attitude à son égard, du moins ce que tu daignais m'en révéler, ne pouvait que le conduire à un état de défiance avancée. Certes, tu avais décidé de tout faire pour le dégoûter et le fatiguer de toi bien avant notre rencontre. Tu essayais de te rendre insupportable pour qu'il se lasse de toi. C'était ta stratégie affichée.

Bon. Je me marre un peu. Je passerai ici sur les méthodes utilisées pour arriver à tes fins. Plats loupés — ça tu n’avais pas beaucoup de difficultés à y parvenir —, soupe salée outrageusement, refus de parler quand il le voulait, ignorance totale de tout ce qui pouvait concerner un semblant d’avenir de couple. D’ailleurs, il me semble que le résultat était loin de l’effet escompté. Du moins à cette époque-là. Lui continuait à t’affirmer son amour indéfectible et tu t’en désolais chaque jour un peu plus dans les longs comptes-rendus que tu m’en faisais.

*

* *

Le soir, nous tentions de nous appeler dès que la possibilité se présentait. Souvent, alors que tu préparais le repas du soir pour la petite, n’attendant plus l’arrivée tardive de ton compagnon, nous arrivions à passer quelques moments à papoter de choses et d’autres dans le bruit des casseroles et des couverts bruyamment manipulés. Tu me demandais si le voyage retour s’était bien passé. Je cherchais à savoir ce que tu faisais. Tu me parlais de ton travail. Moi du mien.

La petite faisait parfois irruption dans la cuisine, réclamant son dîner. Et j'entendais souvent une exclamation de dépit : les pâtes étaient trop cuites, les œufs carbonisés, la soupe sur le mauvais feux, encore froide. Tu en riais, t'empressant de rattraper ton erreur, brandissant ce mot « presque» que l'impatience de l'enfance a pourtant de la peine à comprendre. Un nouveau dessin animé projeté sur la télévision venait lui en donner un sens qu'elle ne soupçonnait pas. Également occupé à préparer le repas de Félix quand il était là, je me marrais. Pour lui, m'entendre parler longuement était synonyme d'une certaine tranquillité qu'en aucune façon il ne cherchait à rompre. Le casque rivé sur ses oreilles, il jetait de temps à autre un œil sur moi pour évaluer le temps qui lui restait à profiter de cette trêve insouciante.

Nous parlions ainsi de longues minutes et c’est souvent le bruit de la voiture entrant dans la cour qui nous ramenait chacun à nos réalités respectives. Tu avais soigneusement pris soin de réintroduire la clé dans la serrure intérieure de la porte, en condamnant ainsi l’accès par l’extérieur ; tu ne pouvais donc pas être surprise. Cela te laissait le temps de raccrocher en toute quiétude.

Pourtant, assez souvent, une fois ta fille couchée et endormie, il t'arrivait de reprendre le fil de discussion qui avait été le nôtre un peu plus tôt. Tu voulais parfois simplement partager une nouvelle, un fait que le dialogue entre toi et ton colocataire t'avait révélé. J'ai toujours été surpris par ta curieuse habitude de vouloir révéler très vite tout et n'importe quoi. Tapie dans l'ombre de la cuisine, assise sur le canapé ou encore allongée sur le lit, tu reprenais à me parler longuement. Bien sûr tu te fis surprendre à plusieurs reprises et ta voix devenue subitement lointaine invoquait alors un appel fantaisiste. Ta mère. Ta sœur. Une amie. Une collègue. Tes chuchotements discrets reprenaient parfois juste après et, si ce n'était le cas, une suite de textos ininterrompue venait ponctuer notre soirée d'échanges.

*

* *

Un changement dans son comportement quotidien intervint assez rapidement. Grand et plutôt costaud, il avait selon tes dires pris beaucoup de poids depuis quelque temps. Décidé à en perdre, sans doute motivé par la nécessité de te séduire à nouveau, il ne mangeait plus que de la soupe le soir. Et le week-end il passait beaucoup plus de temps avec Manon. Une étrange gentillesse que tu ne lui connaissais pas jusqu’alors l’avait investi peu de temps après le début de notre relation. Pourtant, tu m’affirmais ne plus vouloir qu’il t’approche ou te touche. Ton comportement à son égard, qui jusqu’alors se contentait de n’afficher qu’indifférence à une main posée sur la tienne, à un bras enroulé autour de ta taille, finit par se durcir. Tu rentrais dans le rejet de tout contact et il le percevait, c’est sûr.

Nous sentons tous les subtiles nuances du changement qui s’annonce. Nous voyons tous l’ineffable lueur d’un regard familier qui cache un secret inavouable. Notre instinct ne nous trompe jamais. Il en était certainement ainsi pour lui.

Je crus l’espace de quelques jours être tombé moi aussi dans une naïveté enfantine. Il me vint soudain à l’esprit, troublé par une multitude d’insignifiances à peine perceptibles, que tout n’était qu’une monstrueuse comédie de ta part. Et qu’en réalité la femme dont j’étais tombé éperdument amoureux se jouait allègrement de moi. Peut-être avec la complicité de son compagnon. Je sombrai alors dans de véritables moments de panique.

Ton anniversaire était en été et vous n’aviez pas encore pris le soin de le fêter ensemble. Ton conjoint t’avait promis un excellent restaurant situé sur une des stations balnéaires proches de La Rochelle. Tu m’avais dit que cela était prévu un soir de semaine et qu’il était véritablement impossible de t’y soustraire. Tu en profiterais d’ailleurs pour lui offrir son cadeau, sa date de naissance se tenant un peu plus tard en ce début d’automne. Ce soir-là, comme d’habitude, nous nous quittâmes dans l’obscurité de la salle de détente déserte. Tu ne perçus pas l’inquiétude rivée à mon regard.

Le retour en voiture me parut démesurément long. Torturé par les pensées les plus étouffantes, je restai silencieux tout au long de l’interminable voyage, au milieu des ombres assoupies. Je conduisais. Arrivé chez moi, les pensées obsédantes de mes doutes n’arrivaient pas à s’évacuer. Les faits les plus insignifiants dansaient dans ma tête comme autant de preuves irréfutables d’une indicible et insupportable supercherie. Je vous imaginais toi et lui, riant, joyeux, évoquant des souvenirs. Parlant de tendresse dans la plus grande sérénité. Pire, évoquant mon existence qui venait pimenter votre vie de couple dissolue. J’élaborais les scénarii les plus fantasques. Les plus délirants. Je crois même que la fièvre se mit à m’envahir. Rien n’arrivait à me soigner de cet accès de délire. Ni la lecture ni l’ennuyeuse télévision machinalement allumée. Encore moins la musique que j’aimais mettre le soir en arrivant. [Et surtout pas les images de nos récents échanges qui se paraient de la plus abjecte trahison]

Je dormis peu cette nuit-là. Et dans l’agitation de mon esprit malade, les premiers cauchemars te projetant sur la scène de mon inconscient nocturne prirent forme. Je me trouvais au milieu de nombreux convives. À l’occasion d’un banquet estival. Il faisait bon. Une immense tablée d’inconnus s’étalait devant moi et le vin coulait à flots. Les bouteilles de champagne surgissaient sur les tables avant même que les précédentes soient vidées. Un homme grand et barbu passait dans les travées, apostrophant les convives, lesquels riaient et chantaient sans aucune retenue. Sa voix forte et sonore dominait le brouhaha joyeux. Spectateur, je me tenais discrètement en bout de table. Et tu apparaissais, souriante, radieuse, glissant une main sur son épaule ; puis vos regards se détournaient à l’unisson vers moi dans une secrète et inquiétante complicité.

Cette sensation étrange qui je le sais aujourd’hui ne prenait racine que dans des fantasmes sans fondements, s’estompa doucement. Je ne te voyais pas le lendemain. Nous étions mercredi. Tu m’appelas tôt ce jour-là et la sincérité joyeuse de ta voix vint apaiser la vague de craintes irrationnelles qui m’avait curieusement submergée. Je tentais juste d’analyser les choses froidement, mais rien ne venait poser un semblant d’explication sur la table de mon raisonnement. Peut-être prenais-je doucement pleinement conscience de cette situation étrange qui me faisait aimer une femme encore tellement chérie par un autre.

*

* *

Le lendemain, le jeudi, nous nous retrouvions chez toi une nouvelle fois. Naturellement, tu me fis un bref compte rendu de cette soirée d’anniversaire qui avait tant agressé ma raison. Je passai sous silence les soubresauts d’angoisse qui m’avaient si durement secoué. Aucune raison ne me poussait à les évoquer. Nous n’avions rien prévu pour le déjeuner et tu ouvris à grand peine une de ces boîtes de Girolles accompagnées de cuisses de canard confites. Les lourdes saveurs périgourdines entraient dans ma vie peu à peu.

C’est souvent toi qui choisissais de nous pousser doucement vers le couloir conduisant à ta chambre. Tes pulsions s’exprimaient avec une étonnante simplicité et sans ambiguïté. D’habitude, ta bouche gourmande venait m’immobiliser dans le plaisir sans que je n’aie le temps d’amorcer le moindre geste, mais ce jour-là, mon désir ne te laissa aucune chance de t’y appliquer. Plaquée contre le lit presque sans ménagement, tu ne pus que sentir mon corps se pencher sur toi, mes mains te saisir les avant-bras fermement, mais délicatement, les rejetant derrière tes boucles dorées, et mon désir s’emparer de toi dans cette enivrante et délicieuse sensation d’une violence animale. L’étreinte puissante de tes jambes enroulées autour des miennes vint se joindre sans hésiter au puissant mouvement de tendresse guerrière que j’imprimais à ton corps. Te retournant, les yeux rivés sur les torsades de ta chevelure d’or fin éparpillées sur un dos blanc et luisant, les mains tantôt appuyées sur tes omoplates saillantes, tantôt sur le haut de tes hanches ciselant ta taille souple et fine, presque debout, tendu comme un ressort de chair, je finis par percevoir cet ultime sursaut marquant la mort de ces minutes que nous croyiions égarées dans le présent. Tel le déclic impitoyable qui condamne les sourires longuement figés à un passé éternel.

*

* *

Ce sont les mots qui s’échappèrent de tes lèvres doucement colorées, bien plus encore que ce moment de plaisir charnel intense, qui émergent de mes souvenirs aujourd’hui. Le visage retourné vers moi, tes yeux clairs entrouverts, tu me murmuras que tu m’aimais. « Je t’aime aussi. Je t’aime aussi depuis longtemps ». Te répondis-je dans le calme.

Nous venions de donner naissance à nos premiers mots d’amour dans la pâle lueur de l’automne. Notre liaison s’engageait sur un chemin incertain avec pour seuls guides des cœurs d'adultes inexpérimentés et aveugles. Nous le savions. Pourtant, nos sourires rassurés se répondaient sans peur dans la quiétude de cette chambre doucement parfumée.

Les cuisses de canard confites baignant dans les girolles, abandonnées à leur sort dans la cuisine, se désagrégeaient doucement dans la casserole.

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