Chapitre XII

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« Le bonheur est parfois caché dans l'inconnu » .

Victor Hugo

J'appris peu à peu à connaître ton histoire. Tout contrastait étrangement avec la mienne. Ce capricieux chemin que je suis depuis si longtemps, qui tourne et virevolte, me laissant à peine le temps de poser mon regard sur le monde avant qu'un virage abrupt et cruel ne me ramène à la réalité. Cette jeunesse faite de défiance et d'indifférence. Cette absence totale d'adulte. De ceux dont le regard toujours bienveillant et amusé conduit doucement à une saine maturité. Le poids de la liberté est un bien lourd fardeau à porter parfois.

Je ne t'ai pas parlé de ces longs moments de solitude, uniques compagnons de mes vingt ans. De ces interminables week-end ou je voyais les autres partir en famille restant seul. La révolte conduit souvent à la solitude. On apprend à l'apprivoise jusqu’à ce qu’elle devienne l’indéfectible amie qui ne vous trahira jamais. Et bien sûr, je ne t'ai pas soufflé mot de cette longue et douloureuse épreuve dont je sortais à peine. De ce voile opaque venu un jour se mettre entre moi et le monde. J'avais juste accroché un moment de bonheur au milieu de tout ça et c'était ton visage souriant et amoureux qui le portait. Le reste n'avait plus d'importance. J'avais tout oublié.

Toi aussi, tu avais subi quelques épreuves. Mais la vie te proposait plus le sourire de l'enfance heureuse, d'un entourage bienveillant, d'une jeunesse aidée et soucieuse de ton bonheur. Ainsi, nous apprenions à nous découvrir, petit à petit, mots après mots, et nos naturels enjoués à l’un et l’autre nous promenaient dans une insouciance totale au milieu des arbres ombrageux de cette forêt hostile qui nous entourait.

Les contraintes liées à ta situation de femme vivant en couple avait pour étrange conséquence de cimenter les briques de nos coeurs dans un solide et indestructible refuge ou personne ne pouvait pénétrer. Nos longues et belles conversations nous maintenaient dans un permanent contact et nous en aimions la saveur secrète.

*

* *

Je ne sais plus à quelle occasion. Un jour, sans doute, allongé près de toi, reprenant souffle, un de ces moments que connaissent tous les amoureux quand on ne sait plus où est la tête du lit, où a disparu la couette, pourquoi l’oreiller est devenu introuvable, insouciant du temps qui passe, figé dans le moment présent, ces instants ou l’on baisse la garde, ou l’on dévoile un peu plus de soi, comme si la nudité des corps impliquait soudainement de dévêtir son âme d’oripeaux devenus brusquement inutiles, je me mis à te parler de mon admiration pour Albert Camus.

L’analyse philosophique de Camus m’a toujours fasciné. Pourtant, le sentiment d’absurdité était né en moi bien avant que je ne découvre son œuvre et sa pensée. Très tôt, enfant, l’inutilité de mon existence face aux mystères de l’univers me tourmentait sans pitié. Certain que je ne pouvais rien espérer du monde et que peut être, dans un univers mystique je trouverais la voie d’une rassurante certitude, j’avais décidé de rentrer comme juvéniste dans un institut religieux. Je voulais rentrer dans les ordres. Certes ces frères missionnaires, devenus mes modèles, me fascinaient et forçaient mon admiration quand, dans cette école, j’en voyais, projeté en de longues et fascinantes séances super 8, les actions d’enseignement, de soutien, d’aide et d’amour pur pour une humanité en déroute en des lieux reculés de cette planète malade. Pourquoi je décidai d’abandonner, je ne sais pas ? Le regard moqueur des autres peut-être, où encore une irrépressible envie de croire en autre chose qu'en un Dieu arrogant.

Quand je découvris le symbole du mythe de Sysythe en cours de philosophie, je compris que cet auteur m'accompagnerait à jamais, que les réponses qu’il apportait à cet gouffre abyssal dans lequel je me sentais tomber depuis si longtemps, porteuses d’un humanisme presque rassurant, m'aideraient plus encore que la religion abandonnée très vite. Les poêtes maudits, Antigone, Raimbault et Verlaine, Beaudelaire et son spleen furent longtemps des amis auxquels je me raccrochais mais eux ne faisaient que me précipiter encore plus dans cette chute. Camus, lui, me rassurait !

Bien sûr, ce jour-là, je ne t’ai pas parlé de tout cela, nous n'avons jamais parlé philosophie ensemble. Je t’ai juste dit que les lettres d’amour de l'écrivain avec Maria Casares venaient d’être publiées et que j’hésitais à en faire l’acquisition.

*

* *

Quelques jours plus tard, je me trouvais au bureau, pour une fois absorbé par mon travail, tu m'envoyas un message me proposant de prendre un café. Afin d'éviter les rencontres gênantes, nous décidàmes de nous retrouver tard dans la matinée, dans le désert de la salle de repos.

Tu te tenais face au guéridon. Un énorme paquet devant toi. Un cadeau. Purée, comme ton sourire était beau ce jour là ! Comme tu resplendissais dans cette tenue de joie dont le plaisir d'offrir t'avait revêtue ! J'étais surpris :

« Non ! Qu’est ce-que c’est ?

— Vas-y ! Ouvre ! Allez ! Il ne faut pas que l’on nous voie, me répondis-tu, impatiente, je dois vite retourner au bureau ! »

Je défis rapidement le paquet et découvris la correspondance dont je t'avais parlé quelque temps auparavant. Inutile de dire que ma joie était immense. C'était ton premier cadeau. Pourtant, impossible de t'embrasser, impossible de te serrer contre moi, impossible de laisser exploser ma reconnaissance. Je caressais la couverture de l'épaisse couverture presque sensuellement, envahi par un sentiment inexprimable... Car bien sûr, une multitude de symboles surgissaient de ce premier présent.

*

* *

Ton esprit fourmillait de nouvelles idées pour que nous nous retrouvions le plus souvent possible. Tu m'évoquais souvent ta vie parisienne, les théâtres où tu aimais aller, souvent seule. Et mon existence nantaise te rappelait sans doute les trépidations joyeuses de cette vie urbaine que tu avais aimée. Nous n'étions pas forcément raccord sur une multitude de choses comme la musique ou les livres. Tu n'aimais pas lire d'ailleurs. Et surtout ton esprit de juriste était certainement loin du mien tellement plus fantasque, gorgée de rêves et de fantasmes.

Je crois qu'à cette époque tu te mis en recherche de spectacles qui te permettraient de revenir passer un moment avec moi. Notre Dame de Paris était prévu au Zenith de Nantes un treize Octobre. Et tu avais très envie d’y aller.

Je suis allé chercher les places un soir en rentrant du bureau. La FNAC reste ouverte jusqu’à huit heures et cela m’était facile de le faire en dépit de l’heure tardive à laquelle j’arrivais à Nantes. C’est étrange comme chaque geste, chaque endroit, chaque moment qui marque une étape de nos premiers événements communs me touchent profondément dès que je les évoque. Je crois ressentir encore cette étrange sensation de plénitude, de bien être, comme si tout à coup une étrange harmonie entre moi et le monde venait de se mettre en place. Chaque pas que je faisais dans cet espace pourtant parcouru maintes et maintes fois était cette fois animés d’une mystérieuse légèreté. Je me revois là ou les places s’achètent. Je revois les visages de ceux qui étaient devant moi. Un couple jeune attendait patiemment face à moi et juste derrière, une dame agée devisait joyeusement avec celui qui était probablement son petit fils. Mes yeux emplis d’une tendresse nouvelle s’attardaient sur eux en une espèce de connivence mystérieuse. Comme si les sentiments que tu avais déclenchés débordaient au-delà de moi, déversant une étrange nappe de bienveillance partout là où mes yeux se posaient. Chaque détail m’amusait ; chaque expression de visage semblait lumineuse ; chaque mot capté sonnait juste. J’aurais pu attendre des heures dans une sorte de béatitude étrange.

Une fois les places en poche, je rentrai chez moi le cœur léger. Pour ma part, jamais il ne me serait venu à l’idée d’aller voir ce spectacle que mon insolente fierté, méprisante des shows grand public, me faisait superbement ignorer. Je crois qu’à l’époque je venais de relire « Le dernier jour d’un condamné » de Victor Hugo. Et dans un sens je me disais me rapprocher un peu de l’esprit frondeur du poête que j’admire tant. J’aime cette verve fabuleuse qui décrit chaque nuance de l’âme humaine aussi surement qu’une caméra impitoyablement braquée sur l’humanité toute entière.

Tu ne pouvais pas encore dormir chez moi dans la sereine couverture de mon homosexualité affichée. Je crois que les chocolats n’étaient pas encore passé par là. Tu avais donc encore besoin de cacher la vérité et cette escapade s’annonçait sous un ciel étoilé de mensonges et de tromperies un peu loufoques. Pour toi , ce voyage à Nantes était le quatrième au moins. Tu déclaras aller dormir chez une amie ce soir là et revenir dès le lendemain après-midi. Cette nouvelle escapade dans la cité des ducs de Bretagne était certainement une nouvelle énigme pour ton compagnon.

Le spectacle était un vendredi et nous devions partir ensemble. Manon était bien sûr ta préoccupation première. Je pris le volant dès le départ. Les innombrables coup de fils que tu eus à passer pour rassurer mère, fille, concubin furent l’unique décor sonore de notre périple de retour à Nantes. Je me tenais près de toi dans un silence convenu, admirant incrédule ta dextérité à passer de l’un à l’autre, compagnon trompé, mère complice, enfant estomaquée, dans une humeur d’une insoupçonnable sincérité. Seule la malice de tes yeux rieurs nous reliait l’un à l’autre.

Il y avait bien longtemps que je n’étais allé au Zénith de Nantes, et arrivant de Niort, c’est sans passer par chez moi que nous nous y sommes rendus. La salle était comble. C’était encore l’époque où tes craintes étaient vives et tenaces. Il y avait à peine deux mois que nous nous voyions et tes expressions dévoilaient par moment l’inquiétude secrètement tapie en toi, en dépit de l’apparente euphorie de yeux pétillants d’excitation et de joie. Il était encore hors de question de laisser paraître la moindre once d’onctuosité amoureuse par des gestes tendres de rapprochement complice.

M’y étant pris assez tard, nos places n’étaient pas les meilleures. Nous étions au fond de la salle dans une obscurité presque totale et je ne voyais ton visage surgir de la pénombre que quand tu penchais légèrement ton buste droit dans ma direction. J'ai pris une photo de toi ce jour là. Le flash déclenché dans le noir t’avais un peu surprise et tu avais protesté ; tu ne voulais pas que je prenne le moindre cliché de ton regard d’enfant turbulente, heureuse de voir sa vie enfin chahutée.

Je ne me souvenais pas de l'histoire tragique d'Esmeralda, de la folie Frollon, de l'amour secret de Quasimodo. Comme je l'ai dit plus haut, Victor Hugo venait juste de laisser une autre empreinte sur mon esprit révolté. Celle du « Dernier jour d’un condamné ». Un homme face à son destin, face aux magistrats, face à la mort décidée et voulue par d'autres, sans raison explicite, juste pour respecter des principes érigés en vérité absolue par un corps social bien pensant. Esmeralda, elle, se trouvait face à des juges d'une autre époque, d'un autre type, mais soumise a la même torture sociale. La chèvre de la belle devenait maléfique, cruel prétexte à une condamnation inique, et je me demandais si cette tragédie commencée dans l'amour ne viendrait pas frapper à ma porte une nouvelle fois.

Richard Cocciante était là ce soir-là. Tu semblais tellement heureuse de voir apparaître ce chanteur représentant tellement pour toi, si peu pour moi. A tes côtés, je partageais presque la même joie mais c'était pour d'autres raisons. Ton sourire d'ange était mon bonheur !

Nous ne sommes pas allés dîner à l’extérieur. Un sandwich avalé en toute hâte, en sortie de salle, nous a suffi. Tu as acheté, je m’en souviens, l’un de ces innombrables livres illustrés qui racontent l’histoire d’Esmaralda et de Quasimodo. Il trône probablement aujourd'hui dans cette bibliothèque Camus qui jette encore mon ombre sur ton histoire.

Et comme si j’étais la tombe et toi la fleur, ces quelques vers du poète retenus quand jeune homme, j’apprenais par cœur tout ce que je trouvais beau, ces quelques vers me revinrent soudainement à l’esprit :

*

* *

La tombe dit à la rose :

- Des pleurs dont l'aube t'arrose

Que fais-tu, fleur des amours ?

La rose dit à la tombe :

- Que fais-tu de ce qui tombe

Dans ton gouffre ouvert toujours ?

La rose dit : - Tombeau sombre,

De ces pleurs je fais dans l'ombre

Un parfum d'ambre et de miel.

La tombe dit : - Fleur plaintive,

De chaque âme qui m'arrive

Je fais un ange du ciel !

*

* *

Cette nuit-là, K. n’avait pas pu libérer l’appartement. Il était dans la chambre d’à côté et, puisque dormir n’était pas notre préoccupation première, il risquait de nous entendre. Cela semblait te contrarier au début, mais rapidement des ronflements réguliers vinrent nous rassurer. Sans doute, anénati pas plusieurs pétards de cannabis fumés dans la soirée, et probablement quelques verres de whisky ingurgités, sommeillait-il profondément !

C'est ainsi que nous avons passé la nuit entière à faire l’amour retenant notre souffle à chaque instant de plaisir intense, de peur d'éveiller notre voisin. Je me rappelle qu'il faisait très chaud chez moi ce soir là, et mon corps, pris dans un incessant balai de désirs jamais satisfaits, dégoulinait d'une cascade de sueur. Tu avais oublié les roses, moi les tombes.

Au matin, il fallut que tu partes vite. Ta fille, ton concubin, ta mère, dans une omniprésence presque maladive, faussement inquiète, tous attendaient un signe de ta part. Les regards du cercle familial convergeaient vers toi. Certains, les plus proches, saisis d’une inquiétude teintée d’indignation, d’autres, plus lointains, envahis d’une indignation teintée d’inquiétude. Le dernier, ton compagnon malheureux, lui était sans aucun doute déjà vaincu par les sombres signes de la certitude. Mais ça, ça ne semblait pas t’alarmer !

Ton téléphone se mit à vibrer encore et encore. Tu jonglais à la perfection entre les mensonges faits aux uns, les mots rassurants murmurés aux autres. Tu parlas longuement à ta fille avant de partir, me regardant fixement, amoureusement, la rassurant sur un retour proche.

Je t’ai simplement raccompagné pour te remettre sur le droit chemin. Et puis je suis allé prendre un café centre-ville, me suis mis à repenser à ce condamné de Victor Hugo, à Esmeralda, tentant vainement de trouver un sens au rôle que la vie venait soudainement de m'attribuer.

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