Chapitre XV

8 minutes de lecture

« La fermeture éclair a glissé sur tes reins,
Et tout l’orage heureux de ton corps amoureux,
Au beau milieu de l’ombre,
A éclaté soudain ... »

Jacques Prévert

La bibliothèque ou vous alliez toi et tes collègues consulter l’ensemble de la documentation juridique devint pour nous un lieu de rencontre furtive. Un long couloir sombre conduisait à une pièce éclairée par une immense baie vitrée, donnant sur une cour intérieure, tel un large puits de lumière où des roses rouges s’épanouissaient dans le plus grand secret. Les colonnes de livres se cachaient à l’ombre des rayonnages que seule la lumière blanche des néons pouvait révéler.

Les uniques moments où tu pouvais te libérer de la surveillance méfiante de tes collègues et de celle de ton chef de service était quand le besoin de consulter un de ces innombrables textes de loi et jurisprudences se faisait sentir.

Et là, sous le regard indifférent des reliures fatiguées, tu commenças à te livrer à toutes les audaces que seule une femme follement amoureuse peut oser.

Nous étions chaque jour l’un au-dessus de l’autre. Ton service juridique se trouvait au rez de chaussé. Les études où j’évoluais au premier. Assez rapidement, nous échangeâmes de nombreux textos. Les premiers, je crois, portèrent rapidement sur tous ces aspects insignifiants de la vie que la curiosité nous pousse à chercher à connaître. Cette insignifiance qui éclaire tellement mieux les seuls traits grossiers que les premières rencontres ont su dévoiler. J’ai gardé l’ensemble de ces échanges. Il me brûle de les révéler un à un comme les témoins figés de l’indestructible passion qui se déchaînait petit à petit entre nous. Je ne le ferai pas.

Prudents, nous prîmes la décision d’échanger rapidement nos résultats sanguins. Je ne fus pas long avant d’obtenir les miens et de te les communiquer. Je me rappelle avoir attendu longtemps pour les tiens. Avant de te fournir le précieux document, si rassurant pour toi, je pris soin d’en cacher l’en tête. Mon âge ou ma date de naissance y figurait. Du coup tu abreuvas mon téléphone de suppositions bienveillantes et d’évaluations gentiment fantaisistes.

Toujours peu disposé à me laisser convaincre de l’utilité à te révéler mon âge, je tentais de détourner le fonds de nos discussions numériques. Esquivant les questions. En posant d’autres, éloignées, du sujet. Abordant d’autres aspects de ta vie. Mais tu t’arc-boutais sur ta seule requête, revenant inlassablement et infatigablement sur l’unique sujet qui t’obsédait. Ton entêtement n’avait d’égal qu’une insatiable curiosité.

Vaincu par l’acharnement de ton esprit têtu, convaincu aussi qu’une première page devait se tourner, et espérant que le livre de notre histoire resterait ouvert, je finis par céder en avouant les seize années qui nous séparaient.

Ce fut pour toi une surprise. Et peut-être aussi une déception.

Je savais déjà que cette différence était un des obstacles qu’un jour tu ne surmonterais pas. Ce n’était pas le seul bien sûr. D’autres nuages sombres, mais lointains attendaient que la tornade qui nous soulevait s’apaise, pour mieux fondre vers nous, poussés par le vent du quotidien. Le compte à rebours vers cette impitoyable réalité qui sépare les destins trop vite s’enclenchait.

Qu’importe aujourd’hui ! Car c’est avec la délectation d’un jeune homme vigoureux que je buvais cette rosée qui perlait encore ton corps.

Et je la bus partout. Dans la bibliothèque. Dans les toilettes de la M.... Dans celles de la mutuelle d’en face où nous prîmes l’habitude d’aller déjeuner, espérant échapper aux regards réprobateurs qui commençaient à planer sur nous. Rien ne t’arrêtait plus.

Nous ne pouvions pas trouver l’intimité dans ta maison chaque midi. Il arrivait parfois qu’il soit impossible de s’y rencontrer, tantôt parce que tu supposais que ton colocataire y avait prévu de rentrer, tantôt parce que le temps dont nous disposions du fait d’une réunion prévue tôt dans l’après- midi nous en empêchait. Mais rapidement, ce fut surtout à cause de ton compte temps qui s’amenuisait, lentement rongé par nos fréquentes, longues et sensuelles rencontres.

Ces jours la, nous nous donnions rendez-vous vers midi, dans le hall. Nous traversions l’immense rond-point côte à côte, un regard furtif et complice imperceptiblement accroché à nos yeux remplis de désir. Car bien sûr, il était hors de question de laisser suinter le moindre signe de rapprochement. Au contraire, nous prenions bien soin de nous tenir éloignés l’un de l’autre. Simulant la banale démarche de deux collègues échappant juste à l’engourdissement d’une matinée de concentration.

Les premières fois, après avoir acheté notre déjeuner, nous allions nous installer dans les jardins immenses qui entourent la Mutuelle. Là, les tables soigneusement éloignées les unes des autres nous accueillaient dans la plus grande tranquillité. Nous passions de longs moments à discuter de choses et d’autres. Nous nous dévoilions l’un à l’autre petit à petit. Chaque événement, chaque petite bousculade venue chahuter nos vies donnait lieu à d’interminables échanges. Mais c’était le plus souvent toi qui me parlais, évoquant la tension naissante qui s’installait dans le foyer familial. C’est d’ailleurs assis près de moi, sur un de ces bancs au bois fatigué, que tu me racontas l’épisode des chocolats. C’est aussi là que tu m’avouas m’avoir transformé en homosexuel auprès de tes collègues.

Tes sentiments pour moi semblaient sincères et réels. Tout donnait l’impression d’un amour soudain venu t’arracher à la résignation d’une vie de couple pesante. J’étais pour ma part tombé dans les abîmes d’une passion qui me dévorait, m'aveuglait.

C’est dans cette opacité que j’essayais néanmoins de déchiffrer le tableau sombre que le pinceau fin de tes mots traçait sur la toile de ton quotidien. Tu me dévoilais peu à peu les secrets d’une femme dont les sentiments s’étaient évaporés dans les profondeurs d’un passé déjà lointain. Tu me parlais de lui, ton compagnon, enfant unique d’une famille très aisée. Évoquant sa longue liste de colères, d’emportements irrationnels, de mots trop durs à entendre pour toi, cohorte d’événements indélébiles façonnant le processus qui te condamnait lentement à une cohabitation forcée. Vous faisiez chambre à part depuis votre arrivée à Niort, du moins c’est ainsi que je le compris. Tes difficultés chroniques à trouver le sommeil chaque nuit y étaient certainement pour quelque chose. Mais pas seulement.

Manon née à Paris concentrait toutes tes attentions depuis longtemps. Tu ne pensais qu’à l’insupportable peine qu’elle aurait ressentie à une séparation. Et cela te semblait juste inenvisageable.

Lui ne semblait pas l’entendre ainsi. Tu me parlais de tout ce qu’il entreprenait pour reconquérir ta confiance et peut-être ton cœur. Mais aujourd’hui plus que jamais, je sais que c’était un combat vain et inutile face à l’épaisseur infranchissable des murs que tes peurs et tes angoisses construisent autour de toi.

Le soir je partais plus tôt que toi. La contrainte du covoiturage m’imposait des horaires de départ fixes et réguliers. Ce qui me convenait bien au demeurant. J’étais heureux de voir les aiguilles de l’horloge accrocher les dix-huit heures. Tout au long d’un mois de septembre encore secoué par les vagues violentes que le tsunami de notre rencontre avait provoquées, je pris l’habitude de descendre guetter, accoudé au guéridon, les signaux de départ de mes covoitureurs. Je t’attendais. Tu mettais du temps parfois à apparaître. La tranquillité sereine que le départ plus précoce de tes amies et collègues avait enfin rendue à l’atmosphère de ton bureau était souvent l’occasion pour ton chef de service de s’envoler dans des commentaires, des analyses, des remarques que tu écoutais patiemment dans le religieux respect que tu lui devais. Il était difficile de t’échapper vite sans risquer de le froisser ou pire d’attirer son attention sur nous. Mais ton impatience contenue finissait par vaincre son monologue enivrant. T’éclipsant en t’excusant, tu sortais. Le dernier rayon de soleil de ma journée venait alors déposer sa chaude lumière sur nous. Tu t’approchais doucement dans cette sempiternelle humeur joyeuse que j’aime tant chez toi. Les quelques murmures que nous échangions, arrachés aux contraintes de notre cruel destin, venaient nourrir le manque que seules quelques heures de séparation avaient creusé en nous. Les dernières ombres furtives qui s’enfuyaient en toute hâte interrompaient parfois ce festin. Je devais partir. Tu devais pointer et t’exiler toi aussi. Le regard captivé par les dernières lueurs de ton visage épanoui, je laissais mes pas me conduire vers la sortie.

*

* *

Rapidement cependant, nous ne pûmes nous satisfaire de ces quelques minutes de frustration. Il nous fallait trouver un endroit pour que nos yeux ne soient plus les seuls à s’enlacer. Nos mains, nos lèvres, notre corps tout entier le désiraient aussi ardemment. La bibliothèque était l’endroit idéal. C’était ton idée.

Ainsi, le soir, un peu avant la fin de journée, tu m’envoyais un message me disant. « Un peu de lecture ? ». Je préparais alors mes affaires et m’esquivais quelques minutes avant l’arrivée fatidique des SMS signalant que mon taxi se tenait prêt à partir. Dans le hall d’entrée nonchalamment surveillée par la dernière gardienne, je devais bifurquer adroitement en évitant d’attirer l’attention sur moi. L’endroit était en effet quasiment exclusivement destiné à l’activité des juristes. Une porte munie d’un lecteur de badge protégeait l’entrée du couloir menant à la bibliothèque, laquelle était située sur la droite, un peu plus loin, là où tu m’attendais. Je ne pouvais y accéder que si tu m’ouvrais. Parfois je devais attendre que tu arrives. Je me faufilais dans les toilettes proches pour m’y cacher, attendant ton signal.

Une fois réunis, dans la pénombre du couloir, nous pouvions nous laisser aller à quelques minutes de bonheur. Serrés l’un contre l’autre, nous restions de longs instants à nous embrasser. Comme deux adolescents plongés dans les limbes des premiers moments. Nous n’étions plus dans la découverte. Nos désirs étaient ceux des adultes. Nos jambes et nos bras se confondaient dans une étreinte d’une violence inouïe. Nos bouches. Nos mains. Nos bassins se réunissaient dans un désir sans équivoque. Parfois tu tendais ton doigt long et fin sur ta bouche m’intimant un moment de silence. Le moindre bruit pouvait annoncer une irruption soudaine dans la pièce. La fine cloison qui se trouvait sur la gauche, contre laquelle nos corps s’adossaient, laissait filtrer les dernières rumeurs d’un plateau de salariés encore plongés dans l’activité. Le claquement du mécanisme de la porte du couloir extérieur résonnait à intervalles réguliers, marquant la fin de journée d’un ou d’une employée. C’est là que ton doigt se figeait sur tes lèvres humides, mais nos visages irradiés d’un rire silencieux restaient imperturbablement collés l’un à l’autre.

Mon téléphone finissait par vibrer. On m'attendait pour le retour.

Annotations

Vous aimez lire Armel Alexandre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0