Chapitre X

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« Il n’est pas une vérité qui ne porte avec elle son amertume. »

Albert Camus

Tu revins passer un mercredi chez moi la semaine qui suivit notre première rencontre. Quelques achats s'imposaient à toi, et surtout, nous désirions plus que tout nous revoir le plus vite possible. Indépendant, j'avais alors toute latitude pour choisir les jours ou je pouvais venir travailler et naturellement je pris aussi ma journée. Dans cette espèce de fausse déférence que je n'appris à connaître que plus tard chez toi, tu disais que ce n'était pas nécessaire. Tu savais pourtant que rien ne m'aurait arrêté. Et d'ailleurs c'est ce que tu espérais, petite maline !

Ce jour là, nous avons déjeuné dans un petit restaurant en vogue du centre ville de Nantes où pour ma part je n'étais jamais allé. Ni bon, ni mauvais !

Tu fis quelques achats dans des magasins dont tu avais soigneusement noté les adresses me laissant jouer le rôle de guide. Bien sûr, il fallait trouver des enseignes impossible à dénicher à La Rochelle ou à Niort pour justifier ton déplacement auprès de ton compagnon. La ville de Nantes n'en manque pas.

Nous découvriions le plaisir de flâner ensemble. Je me devais pourtant de rester loin de toi. Le moindre frôlement de main te faisait presque sursauter et sonnait le réveil de tes yeux tout à coup devenus faisceaux lumineux, parcourant l'entourage proche, en quête d'une ombre silencieuse et suspecte. Les fantômes des détectives que tu craignais tant ne m'étaient pas encore connus. C'est dans donc dans un amusement un peu surpris que j'observais le spectre de tes craintes envahir ton visage, qui s'allongeait comme l'ombre d'une silhouette s'éloignant de la lumière, dès qu'un de mes gestes inconscients réveillait tes angoisses. Une fois rassurée par une excuse babultiée, un large sourire venait à nouveau égayer ton visage.

Je me souviens, près de cette échoppe chic ou le cashmere s'étale dans une voluptueuse promesse de chaleur et de douceur, avoir croisé mon fils accompagné de sa mère. Ils ne m'ont pas vu et d'ailleurs, celà n'aurait pas eu d'importance. Mais je ne te l'ai pas dit.

Les heures qui restaient furent consacrées à notre incroyable passion commune : rester allongés de longues heures l'un contre l'autre.

Ce jour la, je m'en souviens, tu m'as fait part d'un doute. Tes règles n'étaient toujours pas arrivées et l'inquiétude commençait à te gagner. Je ne suis pas d'un naturel anxieux. Malgré tout il était vrai que nous n'avions pas été dans la plus grande prudence à cet égard. La première fois chez moi, je l'avais oublié, tu étais venue munie d'un unique préservatif, lequel avait échoué à se prémunir de notre maladresse. Je t'ai écouté m'en parler mais j'avoue n'y avoir pas prêté beaucoup d'importance. Pourtant, cette inquiétude allait nous harceler au cours des jours qui suivirent.

*

* *

Avec toutes les femmes que j'ai aimé ou cru aimer, le meilleur moment était celui ou je me retrouvais seul, étrangement. Libre, satisfait d'un sentiment de conquête bien masculine, je m'enfonçais dans un bain bien chaud ou me laissait aspirer par l'intrigue abrutissante d'un film pris au hasard. Dans l'indolence bienfaisante de la solitude retrouvée. J'aimais ces instants d'oubli, de rejet presque.

*

* *

Et la, curieusement, le moment ou je devais te quitter m'était pénible. Quand venait ce dernier moment, celui du voyage de retour, ou, te raccompagnant, je te remettais sur le droit chemin - celui qui conduisait à Niort - une tristesse d'automne s'emparait de moi. Tu me laissais le volant de ta voiture et nous glissions au milieu des bouchons nantais unis dans cette unique et exceptionnel sentiment de bien être qui nous enveloppait l'un et l'autre. L'habitacle de ta voiture s'imprégnait tout entier de cette odeur de bonheur que seul la naissance de l'amour sait diffuser. Contrastant avec la glauque agitation des véhicules agglutinés à nous qui, dans une jalouse et vaine tentative, s'employaient à nous vomir leur pestilentielle réalité du quotidien. A Nantes, Il faut parfois emprunter les lignes de tramway. Tu t'en étonnais. Je crois bien que la première fois que je dus le faire tu t'écrias que je m'étais trompé, nous extirpant subitement de notre torpeur amoureuse.

Arrivé là ou je devais te laisser, je garais le véhicule sur le bas côté. Je descendais, libérant ainsi le siège du conducteur. Tes longues jambes fines et souples s'écartaient pour franchir le levier de vitesse dans un mouvement lent et onctueux, presque érotique. Je le voyais ainsi. Le regard brillant et gourmand que tu projetais vers moi au moment ou tes jambes se séparaient pour franchir l'obstacle dissimule encore aujourd'hui le secret de ta traître ambiguïté. Je t'embrassais furtivement en guise d'au revoir. Et à travers la lunette arrière de la voiture je voyais ta main s'agiter dans un dernier geste désespéré pour retenir le fil de notre journée.

Je reprenais le tramway pour revenir chez moi avec le même empressement que si j'allais t'y retrouver. Car ce n'était ni un bain chaud, ni un bon film, ni une douce quiétude qui motivaient mon impatience à franchir la porte. Non ! C'était juste le fantôme de ta présence immense qui rôdait encore dans chaque pièce. Je ne voulais qu'aucune effluve des moments écoulés ne puisse s'en échapper sans que je ne m'en sois imbibée tel un ivrogne impénitent. A peine partie, tu me manquais déjà terriblement. Je m'acharnais à ne toucher à rien de peur d'effacer la présence invisible et furtive que chacun de tes gestes avaient laissé. Je suis bien impuissant à révéler ici cet état de transe amoureuse qui me saisissait. Cela me semblait si nouveau.

Etais-je redescendu dans une adolescence bête et puérile dont on finit toujours par se guérir ? Ou étais-ce cet amour unique et exceptionnel qui marque une vie entière, qui blesse et meurtrit l'âme, qui gèle froidement la raison, n'éprouve aucune pitié pour le cœur, anéantit lentement et impitoyablement tout sens logique, était-ce cela ?

C'est finalement recroquevillé sur moi même, le nez enfoui dans l'oreiller encore embaumé des caresses de ton visage posé là quelques heures plus tôt, que je m'endormis ce soir là.

*

* *

Notre inquiétude sur une possible grossesse commença à se faire plus vive dès le lendemain. A mon arrivée, ce n'était désormais plus la machine qui me fournissait mon café du matin. Tu m'en préparais un dans ton bureau et me l'apportais dès que mes pas résonnaient. Tu ne t'en cachais même pas. Je ne sais aucunement ce que tu pouvais dire ou raconter à tes collègues. Mon homosexualité et la rigueur de cette fatigue de voyage impossible à comprendre pour des salariés sédentaires justifiaient peut-être une forme de pitié généreuse que tu affichais fièrement à leurs yeux. Ainsi, dans la droiture de cette démarche noble et désintéressée, je voyais surgir la tasse fumante suspendue à tes mains. Pour moi, pourtant, ce n'était que l'une de ces attentions simples qui s'installent peu à peu entre deux êtres qui s'aiment.

Tu commenças dès lors à m'affirmer que tu ressentais exactement les même sensations que quand tu attendais Manon, les mains ostensiblement posées sur ton ventre plat.

Les quinze jours qui suivirent furent marqués par la terrible attente du moindre indice que ton corps daignerait nous consentir. Chaque matin naissait dans l'espérance d'une bonne nouvelle. Chaque soir s'endormait dans la tourmente de la déception. Au cours de la journée, nos innombrables textos ne faisaient qu'évoquer les conséquences désastreuses qu'une éventuelle grossesse aurait eue.

Et c’était surtout la colère terrible de ton cher compagnon que nous redoutions le plus. Il existait bien une solution pour faire face à l’inévitable et je crois que c’est là que je pris conscience de cette insoutenable position qui était la mienne dans ce tumulte incroyable qui me chahutait depuis notre rencontre. Était-il possible que tu envisages de recoucher avec lui ? Tu évoquas cette possibilité à demi mots. Je ne sais pas comment qualifier ce que j’éprouvai quand je t’entendis parler de cette alternative. Tes mots jusqu’alors venaient toujours me rassurer, m'affirmant que plus rien ne te liait à lui. Mais là, pressée par la panique sans doute, tu venais inconsciemment de me blesser profondément.

Tu te ravisas vite ; me regardant fixement, voyant bien l’immense peine que tu venais de me faire, tu m’assuras que rien ne te conduirait à une telle aberration. Je croyais dans une ferveur religieuse à chaque mot d’amour que tu prononçais et c’est donc rassuré que je répondis à ton sourire bienveillant. J’ai longtemps gardé à l’esprit ce jour où une froideur glaciale m’avait soudainement envahie, mais je ne t’en ai jamais reparlé.

*

* *

Tu avais cette faculté incroyable à susciter l’amusement même dans l’évocation des faits les plus tragiques. C’est ainsi que tu me contas la mésaventure de celui-ci avec sa précédente concubine. Il avait en effet vécu avec une femme, avocate comme lui, qui prétendait ne pas pouvoir avoir de rapport sexuel sous peine de ressentir une douleur difficilement supportable. Elle était manifestement atteinte de vaginisme et pendant des années, Édouard avait accepté cet état dans la plus grande confiance. Pourtant, c’est bel et bien enceinte que cette dernière finit par le quitter. Elle recevait régulièrement un amant qui de toute évidence lui avait fait oublier les effets de sa douloureuse maladie. Cette indéfectible confiance dans les femmes dont il avait fait preuve en fut sans doute sérieusement ébranlée, et, naturellement, cela m’incitait à penser que la candeur de tes tromperies se mariait mal avec une psychologie masculine déjà blessée.

Le midi, nous nous retrouvions parfois à ton domicile, ou encore en face de nos bureaux, dans les alcôves protégées des espaces détentes de la Mutuelle voisine. Nous en discutions. Je te voyais poser les mains sur ton ventre presque machinalement. Tu m’expliquais que tu ressentais comme une légère douleur en tout point semblable à celle que tu avais éprouvée lors de ta première grossesse. Intrigué et inquiet néanmoins, je te percevais dérivant vers l’assurance qu’inévitablement tu étais enceinte et pourtant je n’arrivais pas à voir cette certitude comme autre chose que la manifestation d’une peur irraisonnée, ou peut être encore d’un désir inavoué. Mais quel désir ? Celui d’ajouter à cette situation un impérieux désir de vengeance qui te rongeait depuis longtemps face aux excès indélicats de ton compagnon ? Celui de te fondre encore plus à cette épopée folle et romantique qui nous agitait l’amenant ainsi à son paroxysme ? Les roses posées sur ton quotidien étaient probablement venues réveiller beaucoup de rêves juvéniles, d’espoirs de changement. Leur parfum de promesse d’un amour inconnu était venu chatouiller les narines de ton imagination faussement romantique. Pour ma part, s’installaient en moi de sombres pressentiments que je rejetais sans ménagement. Et cependant, l’impitoyable réalité de ton cœur de pierre sculpté dans le marbre de l’égoïsme prenait peu à peu forme.

Nous avions naturellement disséqué nos rencontres enflammées, mais je crois que ni l’un ni l’autre ne nous faisions d’illusion sur la valeur des images qui surgissaient de nos souvenirs. Je me sentais un peu coupable naturellement. Avais-je été si imprudent ? Peut-être. Peut-être pas. Enfin si, j’étais presque sûr que non. Et c’est pourquoi j’assistais à ton curieux numéro de femme enceinte avec, comment dire, une certaine dose d’étonnement. Certes, je comprenais bien l’angoisse qui pouvait t’oppresser. Et elle était parfaitement légitime. Mais cela sonnait curieusement plus comme un désir inavoué, une espèce de fantasme caché, qu’une réalité tangible. L’insondable mystère de ton esprit enveloppé dans une myriade de peurs aussi fantaisistes les unes que les autres s’affirmait peu à peu à mon regard médusé. Mais à l’époque il était trop tôt pour que je m’en alarme. Ou plus exactement je laissais le courant m’emporter dans la délicieuse sensation de vivre un exceptionnel moment et cela me suffisait.

Il fallait en tout état de cause que tu te décides à acheter un test de grossesse. Même cela était compliqué, car naturellement tu ne pouvais pas le faire dans l’habituelle pharmacie familiale. De surcroît, il était indispensable de le dissimuler à ton arrivée chez toi. Là encore, je ris. Tu avais acheté une boîte de capote énorme qui aurait pu suffire à l’activité des pensionnaires d’une maison close pendant un mois. Tu m’en avais révélé l’existence à l’occasion de l’une de nos nombreuses escapades chez toi. Elle était dissimulée dans l’une des innombrables boîtes à chaussure — remplies de hauts talons chics et sexy que tu ne portais jamais au demeurant —, que tu empilais les unes sur les autres au fond d’un placard du couloir d’entrée de ton domicile. Et dans un curieux paradoxe, c’est aussi là que tu me confessas avoir caché le fameux test acheté dans l’illusoire anonymat d’une pharmacie du centre-ville.

Je ne me souviens plus précisément du savant calcul que tu avais élaboré munie des informations glanées ici ou là sur internet pour décider du bon moment pour déballer et utiliser le fameux test. Une chose est certaine tu devais opérer dans des conditions temporelles précises. Probablement un de ces calculs calendaires que les femmes apprennent à vite maîtriser. Enfin normalement. Le test ainsi soigneusement enfoui dans une boîte à chaussure il ne te restait plus qu'à trouver le moment opportun pour en faire l'usage.

Le soir je t’appelais pour savoir. Le matin je passais mon regard inquiet à l’angle de ton bureau. Le mercredi je guettais tes textos. Car malgré tout, l’inquiétude me gagnait moi aussi. Tu ne savais toujours pas et surtout la certitude d’être enceinte se faisait chaque jour plus pregnante.

Nous étions allés visiter rapidement la cathédrale de Nantes un des premiers jours de nos flâneries amoureuses. J'aime les cathédrales et les églises. Non que mon enfance bercée par un catholicisme culturel m'ait laissé le goût de tout ce qui touche de près ou de loin à cette foi chrétienne. Non ! J'aime tout ce qui pousse l’esprit à s’interroger sur le monde inconnu qui règne au-delà des frontières de nos vies fragiles. Toi, je crois que tu n’aimais que la majestée des lieux.

Je ne sais plus si l’idée vint de toi ou de moi. Mais dans un élan saugrenu de mysticisme, nous décidâmes de sacrifier quelques euros pour un cierge destiné au Dieu qui peuplait les lieux, afin de nous éviter à l’un et l’autre les tourments de notre péché. Enfin ce n’était pas vraiment un cierge. Plutôt une de ces petites bougies rouges qui donne bonne conscience aux âmes qui déambulent le dimanche ou les jours fériés dans la gratuité d’un mysticisme qu’ils perçoivent à peine.

C’est un mercredi midi, je crois que tu te décidas à séparer le précieux test de ses inefficaces compagnons de cachette. Naturellement, il était négatif et bien entendu, je n’en fus pas surpris. Peut-être est-ce ainsi que les miracles naissent !

Cet épisode de nos premiers jours de vie amoureuse t’incita à considérer sérieusement la reprise de la pilule que tu avais délaissée quelques années auparavant. De mémoire, tu n’avais toujours pas pris ton rendez-vous chez la gynéco. Il te fallut le faire au plus vite. Il semble que ces spécialistes ont plus de travail à Niort que partout ailleurs. Où qu’ils sont moins nombreux. Comme tes relations avec le père de ta fille étaient inexistantes depuis bien longtemps, il fallait impérativement trouver un moyen de la reprendre sans attirer son attention.

La péridurale appliquée lors de ton accouchement avait, selon tes dires, déclenché des douleurs chroniques dans ta jambe droite. Tu t’en plaignais souvent. Tu prétendais pourtant avoir remarqué que cette douleur avait disparu au cours des quelques mois qui suivirent ton accouchement, quand tu t’étais remise à nouveau à la contraception. L’aubaine était bonne, ton compagnon le savait. Tu pouvais utiliser ce prétexte pour justifier une reprise de ce qui finalement n’était pour toi qu’une forme de médicament susceptible de te soulager. Tu trouvais ainsi la meilleure façon de cacher le mensonge dans la vérité un nouveau mensonge : lui dire que tu reprenais la pilule parce que ta jambe te faisait de plus en plus souffrir la nuit.

Et c'est ce que tu fis.

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