Chapitre XIV

9 minutes de lecture

« La tristesse n'est rien d'autre qu'un mur qui s'élève entre deux jardins.

Khalid Gibran

Nous sommes samedi aujourd’hui. Nous allons au cinéma avec Anne, une amie.

Nous nous connaissons depuis longtemps. Je me souviens très bien de notre première rencontre — c’était le jour de la naissance de mon fils — mais je n’arrive pas à situer dans le temps quand nous sommes véritablement devenus proches. Probablement au cours des sorties nocturnes, nous croisant au hasard des bars nantais fréquentés par l'un et l'autre.

La première fois, je m'étais senti une peu honteux. Elle était particulièrement séduisante. Hauts talons, jambes magnifiquement galbées, corps superbement sculpté. Je m'étais surpris à la trouver désirable et m'en étais senti coupable. En effet, ma compagne et mon fils étaient restés seuls à la Maternité, et n'ayant pas pu rester près d'eux, j'étais parti en vadrouille laissant mon destin immédiat se dessiner au gré des rencontres. C'est un ami commun qui nous avait présenté. J'étais heureux, bien sûr, et je ne cessais de parler de cette joie d'être père à nouveau, mais avoir senti mon regard d'homme prendre le pas sur celui de père m'avait un peu contrarié.

Par la suite, j’ai souvent croisé Anne à l’occasion de sorties nocturnes. Elle était toujours accompagnée et, la plupart du temps, nous avions à peine le temps d’échanger quelques mots entre deux verres avalés ici où là. Au fil du temps, j’appris à découvrir son esprit révolté, un peu torturé, comme le mien, et compris qu’une véritable amitié naîtrait un jour de cette longue et patiente gestation. Et effectivement, nous sommes devenus proches, tout simplement, sans même le savoir. Je n’ai d’ailleurs plus jamais ressenti aucun désir pour elle.

*

* *

Anne est passée me chercher et nous allons dans un cinéma de quartier, indépendant, le type d'endroit qui survit par la seule passion de cinéphiles passionnés et exigeants. Un cinéma de quartier comme il n'en existe presque plus. Il se trouve un peu à l'extérieur de Nantes et c'est elle qui conduit pour nous y emmener.

Je suis préoccupé et je ne cesse de guetter mon téléphone. Tu ne m'as pas appelé, ni hier soir, ni ce matin. Pas même un texto rassurant. Anne, assise près de moi, jette un oeil de temps à autre de mon côté, perplexe.

*

* *

A Niort, la veille, nous nous sommes quitté sur une note étrange. Ma journée se terminait tranquillement et j'ai reçu un SMS de ta part. Tu disais en substance :

« Il ne se doute de rien. Je lui ai dit que je partais dans le Périgord pour voir quelques amis. On se retrouve demain ».

J’ai longuement considéré ce message, le lisant, le relisant, incrédule, intrigué d’abord, gagné, par l’inquiétude ensuite, finalement saisi d’une panique similaire à celle qui m’avait envahi quelque temps plus tôt ; soudainement, le spectre de ton couple, s’affichant au milieu de convives éméchés, de vos deux mains entrecroisées dans un défi malsain, de vos deux rires entremêlés dans la moquerie, et bien sûr de vos deux regards posés sur moi, empreints d’une brutalité vicieuse, s’est mis à danser à nouveau sous mes yeux.

Le vendredi, dans les bureaux, le soir se drappe d'une ambiance différent de celle des autres jours. Tout paraît calme et pourtant tout va vite. On expédie les affaires courantes. Parfois dans la panique, parfois dans la seule perspective d'un départ en week-end proche qui projette son ombre sur une semaine de travail mourante.

Le vendredi tout peut arriver. Un système défaillant, un programme qui s'emballe, une touche de clavier malencontreusement effleurée. On voit des silhouettes se faufiler dans les couloirs comme pour échapper à un destin qu'elle refuse. D'autres qui surgissent subitement, messagers lugubres annonçant les mauvaises nouvelles. Ce jour là, pourtant, tout semblait baigner dans une douce tranquilité. La lumière centrale n'avait pas encore été allumée. Resté seul dans l'espace, assis à mon bureau, dans une demi-obscurité, le regard hagard posé sur le téléphone, je finis par me décider à répondre à ton message :

« De quoi parles-tu ? Je ne comprends pas »

Il te fallut quelques minutes pour te rendre compte de ton erreur, car ce ne fût qu’au bout de longs instants que je reçus une réponse.

« Je t’ai dit que je partais dans le Périgord. E. garde Manon. Je vais rejoindre des amis. C’est une erreur. le message n’était pas pour toi ! »

« Mais de qui parles-tu quand tu dis il ne doute de rien ? » - Répondis-je aussitôt.

« Je t’envoie des photos de mes amis. Ce sont eux que je vais voir ».

Le visage d'improbables connaissances surgirent subitement du téléphone. Une photo que j'avais déjà dû voir. Tout paraissait étrange dans tes réponses. Je savais que je devais partir du bureaau rapidement et me décidai à te demander par texto :

« On peut se voir. Rapidement ? »

« Oui. Descends ! »

Très vite, mes affaires étaient prêtes ; l’ordinateur éteint ; le sac rempli. Je descendis l’escalier sans hâte. Juste plongé dans mes pensées. Tu étais déjà accoudée à un guéridon. Non pas le plus proche de la machine à café, mais l’autre, le plus exposé au regard de passage des salariés fuyant la morne ambiance de l’entreprise.

« Explique-moi ! je ne comprends pas ton message. Ça veut ne rien dire. Qui vas-tu retrouver ? 

— Je te l’ai dit ! Je pars à Périgueux pour un anniversaire ce week-end. E. garde Manon. C’est ma meilleure amie, je dois y aller. 

Mais de qui parles-tu dans ton texto ? De moi ?

Mais non ! Bien sûr que non ! J’ai fait une erreur, c’est tout. Je suis désolée. On parlait d’un autre, un ami. On veut lui faire une surprise .»

Tu n’étais pas convaincante du tout. Naturellement, il m’était impossible de mettre en doute ta parole. Nous étions encore dans la fraîcheur des premières semaines de notre amour, et je ne me sentais pas le droit d’insister plus. Mon covoiturage m’attendait et j’eus le sentiment qu’il était pour toi comme une délivrance. Je suis sorti, ne te lâchant pas du regard, attendant vainement un sursaut de pitié, mais je n’entendis que ces mots : « Ne t’en fais pas  ! À lundi »

La tristesse est souvent un sentiment qui surgit après la douleur, n’importe quelle douleur, un deuil, une rupture soudaine, un coup porté. La tristesse ne s’empare de vous qu’après, une fois passée la brutalité de la découverte. J’eus ce jour-là le sentiment que c’était la tristesse qui s’emparait de moi aussitôt, sans raison, plus impitoyable encore que celle qui suit un événement tragique, m’enveloppant d’une brume épaisse et insondable pour de longues heures.

*

* *

C’est nimbé de cette tristesse que je me tiens près d’Anne au cinéma aujourd’hui. Le film ne m’intéresse pas. J’allume de temps à autre l’écran de mon téléphone et je regarde si un message est arrivé. Rien ! Un spectateur me fait une remontrance, me reprochant de troubler sans cesse l’obscurité de la salle. Je me calme.

Le film se termine. Nous sortons...! Anne me propose de venir prendre un verre chez elle et je me sens obligé d'accepter. Pourtant, je n'ai qu'une envie : rentrer. Toujours aucune nouvelle, toi d'habitude si prolixe le week-end, et peu à peu je bascule d'une inquiétude banale vers le terrible pressentiment que quelque chose ne va pas. Alors je me mets à penser à tout ce que j'ai pu faire, ou dire, ou oublier de dire. Je plonge dans mes souvenirs immédiats mais n'arrive pas à y trouver autre chose que des mots de complicité amoureuse. Certes, l'épisode des filles a été long à digérer pour toi, et sans doute est-il encore présent dans ta mémoire, mais tu m'as rassuré, conforté, pardonné. Ton intelligence a vite compris la stupidité de mon raisonnement. Alors pourquoi aujourd'hui t'enveloppes-tu dans un silence poignard ? Ai-je été trop insistant à demander une explication à ce message bizarre envoyé par mégarde ?

Je me dis tout à coup que tu sais que je vais revenir sur le sujet, alors tu m’évites. Tu m’as dit devoir partir pour l’anniversaire d’une amie dans le sud-ouest et sans doute es-tu occupé à bien autre chose maintenant. Le voyage déjà, cinq heures de route. Et puis la préparation de la fête d’anniversaire. Mais ce mystérieux « il », dans ton message, qui est-il ? J’en connais si peu de ton histoire pour le moment.

*

* *

Soudainement, je me décide à dire à Anne ce qui me préocupe tant. De toutes les façons, il est bien inutile de lui cacher, elle le voit bien. Je m'épanche donc et expose les faits, sommairement. C'est curieux, je n'ai pas envie d'en parler et c'est presqu'à contrecoeur que j'évoque les textos, les explications, tout le touin touin.

Anne me dit qu'elle va me raccompagner. Je décline son offre, l'idée de devoir lui parler, de continuer à exposer mon désaroi, me révulse. Je préfère la brume anonyme d'un passager de tramway, lui aussi plongé dans ses pensées. Elle insiste, son mec du moment déboule, et j'accepte finalement de me faire raccompagner à l'appartement.

Nous arrivons chez moi. Anne et son compagon descendent après avoir garé la voiture. Je leur dis qu'il est inutile de m'accompagner mais elle insiste. Me demande si je peux leur offrir un verre. J'acquièse. Après tout, me dis-je, l'occasion de penser à autre chose. de parler d'autre chose !

K. doit être là. La porte n'est pas vérouillée. Je pénètre dans le couloir et entrevois un filet de lumière sous la porte. Sa présence me conforte et me rassure un peu. Je ne sais pas pourquoi. Et là, au moment ou la porte s'entrouve, je ressens un silence étrange !

Je capte aussitôt ! Une fête surprise pour mon anniversaire ! Sacré K. !

Dans un premier temps, je ne te vois pas ! Tu t'es cachée ! Tu surgis subitement de derrière un canapé et ton visage d'ange s'anime et me parle ; j'entends, je comprends à peine ce que tu me dis ; tes lèvres se collent aux miennes, tu recules, l'air rieur. Il était prévu que tu viennes, tout était convenu avec K. Mes contacts, c'est Félix qui les a subtilisés à mon téléphone pour que K. alerte les uns et les autres. Une heureuse connivence ! Tu sembles heureuse en dépit du long chemin qu'une déviation sur l'autoroute t'as obligé à faire. Toi qui déteste tellement conduire ! Tu m'expliques comment tu as failli tout faire capoter en envoyant malencontreusement un texto à celui qui devait ne rien savoir : moi ! Tu me parles, me regardes, me souris, m'embrasse, me serre contre toi ! Une grande joie me submerge ! Ma soeur est la, elle qui traverse une période difficile ! Nadège aussi, que tu connais, ma patronne mais surtout mon amie de toujours ! Secrètement amoureuse, délicieuse comète qui aspire derrière elle un nuage de neige magique fait de ce que l'humanité a de meilleur en elle ; et qui revient illuminer le ciel, mon ciel, dans un cycle éternel. Moi qui le mérite si peu !

*

* *

Nous faisons la fête. La musique ennivre chacun des convives autant que l'alccool qui coule à flot. Les morceaux choisis par K, lui qui est si doué pour trouver le rafinement coloré de sons venus de nulle part. Les pétards tournent. Je fume, naturellement ! Une amie m'entraîne discrètement à l'écart, dans la chambre voisine, pour un petit rail. Je me sens bien. Je te vois parler avec tous ces amis que tu découvres un à un, ton charme opère, du moins je le crois ! Finalement, nous sommes très peu ensemble au cours de la soirée. Juste nos regards qui se croisent de temps à autres. Tu y accroches le facécieux tour que tu viens de me jouer, moi mon soulagement amoureux. Je reste pourtant un peu inquiet. Nos mondes sont si différents !

Il est tard. Certains s'endorment à droite, à gauche, sur un canapé, une chaise. D'autres dansent. Soudain, je ne te vois plus . Tu as disparue. Je me dirige vers la chambre et te découvre discutant avec le fils d'un ami, dix ans à peine, que son père n'a pas pu ou su faire garder.

Soudain redevenue mère, tu l'écoutes avec bienveillance !

Je souris en te regardant. J'ai hâte que tout le monde parte !

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