Chapitre IX

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« La fiction est le mensonge par lequel nous disons la vérité. »

Albert Camus

Pendant tous les mois du trimestre qui conduisent aux fêtes de Noël, quand l’automne résiste au triomphe de l’hiver en un combat chaud et coloré, la lame de fond qui nous portait ne perdit pas en intensité, bien au contraire. Chacune de nos rencontres l’alimentait de vagues de tendresse, de désirs, d’ébats sexuels impétueux. Après des mois, des années peut être sans désir, privée de cette sensualité qui rend vivant, tu ne reculais devant rien pour me retrouver. Les gestes de tes fantasmes se faisaient plus précis à chaque fois. J’aurais pu t’arracher à tes vêtements dans n’importe quelle circonstance, pour mettre à nu un désir exempt de toute retenue. La liberté, notre liberté, triomphait et nous laissions nos corps nous conduire.

Une liberté qui contrastait étrangement avec la vie clandestine que nous menions. Mais cela n’avait pas d’importance pour moi. Ni pour toi d’ailleurs. Je devenais l’ombre de ta vie, suivant en catimini ta silhouette de compagne fidèle sans aucun remords. Je n’existais pas, pas officiellement. Certes, rapidement, tu parlas de moi à ton entourage proche. Je te connais ma belle, tu ne tiens pas un secret. Tes yeux pétillants ne savent retenir que l’attention des hommes. Pour le reste, tu dévoilais si vite les choses qui t’étaient confiées qu’il n’est pas sûr qu’aucune phrase, qu’aucune confidence ou qu’aucun murmure susurré à ton oreille curieuse n’ait jamais eu le temps de se parer de l’adjectif « secret ».

Les nombreux aller-retour que tu fis vers Nantes à l’époque étaient tous inscrits sur le parchemin de l’entourage familial. Princesse des princesses, tu dévoilais tes déplacements et tes frasques innombrables à ta royale mère. Laquelle, porte-parole fidèle du joyau de la famille, annonçait dans un concert d’appels les immenses dangers auxquels tu faisais face.

Qu’aimais-tu réellement ? Moi, ou cette situation inédite qui te plongeait dans le fascinant monde de la tromperie conjugale. Il semblait que tu grimpais cette paroi rocheuse et escarpée avec le talent d’une alpiniste chevronnée. Et pourtant tu m’affirmais à chaque instant n’avoir jamais trompé les hommes qui avaient partagé ta vie. Je ne savais plus à quoi attribuer cet étrange paradoxe d’une pensée craintive, presque puérile, et d’un comportement sans limite quand il s’agissait de me retrouver et de te livrer à moi comme la plus expérimentée des maîtresses.

L’histoire ne serait pas complète sans parler des invraisemblances que tu continuais à asséner à ton compagnon. Comme tout le monde, tu avais horreur du mensonge. Et comme tout le monde, tu appris vite à le manier avec la dextérité d’une enfant maltraitée. Ou presque !

Je suis un menteur. La main qui sifflait si souvent vers mon visage, encore tuméfié des coups précédents, virevolte souvent sous mes yeux. Les larmes de l’enfance alimentent un fleuve de cauchemars qui ne se tarit jamais. Alors les mensonges deviennent autant de brique d’un barrage qui s’érige en rempart absolu aux violents accès des flots de colère et d’injustice. Les briques que moulent les enfants sont souvent bien friables. Le barrage s’écroule parfois. Je le sais. Et je n’ai jamais pris la tromperie à la légère. C’est l’avantage d’une jeunesse bleuie par les coups. On apprend vite les dangers du mensonge.

Toi au contraire, tu semblais le découvrir. Je dis bien tu semblais. Chacun de tes actes des premiers mois suivant notre rencontre s’accompagnait de son lot d’excuses improbables, de prétextes futiles, d’inventions inutiles. L’éclat de rire toujours prêt à exploser, tu me racontais tous les détails de tes facétieuses, mais dangereuses invraisemblances, me révélant ainsi une incroyable naïveté. Une naïveté qui ne faisait que se déverser dans le réservoir bouillonnant de l’amour et la tendresse que je te portais. Aveuglé par l’éclat de ton apparente insouciance, je ne pensais qu’à ces moments que nous allions passer ensemble. Je me foutais de savoir si Édouard pouvait croire ou ne pas croire l’énormité des raisons que tu imaginais pour venir te jeter dans mes bras à la moindre occasion. Une des astuces que tu inventas, entre autres, fut de ne plus cacher mon existence à ton compagnon. Enfin pas exactement. Tu t’en trouvas un peu contrainte. Par l’indiscrétion innocente de ta fille.

J’avais hérité à cette époque d’un copain, K, qui se trouvait dans la difficulté la plus totale. Sans appartement, un peu délaissé par ses amis, je lui proposai de venir à la maison afin de retrouver du souffle, et rebondir ainsi tranquillement. Mes incessants allers et retours entre Niort et Nantes ne me laissaient que peu de temps pour profiter du logement. Je partais tôt. Je rentrais tard. K, architecte de métier, indépendant de surcroît, pouvait alors profiter de la journée pour remettre ses affaires en ordre et surtout continuer à travailler en toute sérénité. Une longue cohabitation se mit en place. Je garde un bon souvenir de ce colocataire. L’immensité de ses défauts avait pour corollaire l’insondable profondeur de ses qualités humaines. Vif, intelligent, sensible, tous les aspects attachants de cette personnalité hors norme disparaissaient néanmoins engloutis dans une fainéantise phénoménale.

Au moment où nous commencions à nous rapprocher, K était installé chez moi depuis quelques mois déjà. Il allait être le témoin silencieux de l’histoire d’amour qui s’enracinait doucement, mais sûrement dans nos vies.

Un des premiers jours qui suivit nos premières relations, en septembre je crois, je déambulais dans les rues de Nantes. Un week-end sans doute. Heureux, guilleret, et naturellement l’esprit empli de cette béatitude que le plus grand des Dieux ne saura jamais accorder à ses fidèles. Chaque magasin que je parcourais me ramenait à toi. Chaque objet qui accrochait mon regard partageait les virevoltantes scènes de nos sourires entendus, de nos conversations futiles et de nos rires inconscients. C’est alors que je me mis à penser aux chocolats. Tu m’avais dit les aimer. Que toi et Manon vous en raffoliez. Je décidai donc de me rendre chez l’un des meilleurs chocolatiers de Nantes.

Et le lundi suivant, je venais glisser mes pièces de monnaie dans la machine à café la ceinture gonflée d’un sachet de ces délicieuses friandises soigneusement caché sous les replis d’un manteau trop chaud pour la saison. Le cliquetis des pièces qui tombent t’attira, bien sûr. Le guéridon qui fait face à cette machine est le témoin de tellement de nos moments et vibre sans doute encore des émotions de nos premiers regards. C’est sur lui, dans la plus grande discrétion, m’assurant que personne ne pourrait nous voir, que je posai le sachet. Mon premier cadeau, je crois. Ma première intention. C’était aussi à la mère que je l’adressais. Pourtant je n’ai jamais vu Manon au cours de notre histoire.

Le soir même peut-être, ou le jour suivant, tu proposas à Manon d’en déguster un bien avant que son père ne soit revenu du bureau. Elle ne se fit pas prier bien entendu. Sottement, ou à dessein, sait-on jamais avec toi, tu lui révélas que c’était R, un collègue de bureau, qui te les avait rapportés de Nantes. Dans quelle circonstance je ne sais pas, mais tu lui parlas de K aussi. Et comme si cela n’était pas suffisant, tu évoquas mon chat, arc-en-ciel, et mon fils, Félix.

Pourquoi ces confidences soudaines auprès de ta fille ? Cherchais-tu à partager un secret, ou une immense joie, comme on aime à le faire quand celle-ci vient bouleverser nos vies si fort que l’on a envie d’en irradier tous ceux que l’on chérit ? Ou n’était-ce que de la maladresse ? Je ne saurai jamais. Tu n’es plus là pour me répondre.

*

* *

Ce qui suit n’est que le reflet de ce que tu m’as raconté.

Vous dîniez dans la cuisine pour une fois réunis tous ensemble. La discussion tournait autour d’un nouveau poste de responsable qui se profilait pour ton cher concubin. Soudainement, la fin du repas approchant, la petite demanda si elle pouvait manger un autre chocolat. Un de ceux que R avait rapportés de Nantes. Et dans une envolée de spontanéité enfantine, elle évoqua l’ensemble des éléments que dans ta sagesse tu lui avais décrit. Mon chat, mon fils et mon colocataire K.

Figée dans la surprise dans un premier temps, ta réaction fût néanmoins rapide.

« Oui ! R. Il est homosexuel. Il vit avec K. Il a un fils aussi. On s’est rencontré au bureau par hasard. »

Je doute que dans ton empressement à corriger ton erreur tu aies pensé au fait qu’il te fallait alors expliquer l’homosexualité à ta fille. Mais en réalité, la question qu’inévitablement la petite te posa te permit de reprendre tes esprits. Pourtant, je le crois, le répit qui t’était accordé n’empêcha pas ton compagnon de détecter en silence quelques contradictions. Un père homosexuel, après tout pourquoi pas ! Mais Nantes, là où tu avais passé une nuit peu de temps auparavant. Et puis… des chocolats ! De la part d’un collègue.

Évasivement sans doute, donnant l’air que cela ne présentait aucun intérêt réel, tu déclaras t’être prise d’amitié pour moi tout à fait par hasard. Nos chemins s’étaient croisés à ton travail dans les coursives des pauses quotidiennes.

Pour toi, ainsi, par ce tour de passe-passe bien involontaire, mon nom pouvait dorénavant surgir dans la conversation de la façon la plus naturelle possible. Et de surcroît, je m’étais transformé en inoffensif homosexuel aux yeux de ton compagnon de voyage. Pour toi ! Pour lui, déjà, les affres de la suspicion avaient posé leurs griffes acérées sur son esprit.

Mon homosexualité affichée ne m’aurait pas gênée outre mesure si elle n’était venue par la suite s’étendre à un cercle plus large de personne. Un matin me levant tôt pour m’apprêter à partir de chez moi, je découvris un message griffonné en toute hâte sur la table du salon. C’était l’écriture malhabile de K. Il m’indiquait être parti à l’hôpital après avoir appelé le médecin de garde. Je n’avais rien entendu.

Bien sûr, en arrivant au bureau ce matin-là, je t’en fis aussitôt part. Il n’y avait plus de secret que nous ne partagions. J’essayais alors vainement de joindre K. Je finis par le contacter en toute fin de matinée. Une douleur paralysante au bras l’avait fait s’alarmer au plus haut point. Il avait aussitôt pensé à un départ d’infarctus, et, dans la panique, avait appelé les urgences. Une ambulance était même venue le chercher après vérification établie par le médecin arrivé sur les lieux. Je n’avais rien entendu et K n’avait pas jugé bon de me réveiller. Me laissant découvrir au matin le mot crayonné en toute hâte à mon intention.

Bien sûr, je t’en fis part dès mon arrivée. J’ai déjà précisé que le mot secret t’es presque inconnu. Il fallut aussitôt que tu informes l’ensemble de ton bureau sur ce que je venais de t’annoncer. Mais parler de moi dans ton entourage proche était encore délicat. Certes, les filles te voyaient déjà t’absenter plus souvent que de coutume pour de courtes pauses. Certes, tu avais perdu l’habitude de déjeuner avec elles aussi régulièrement que par le passé. Mais de leur point de vue rien encore ne pouvait laisser présager une relation aussi passionnée que celle qui envahissait ta vie à ce moment-là. Il te fallait néanmoins mettre de la distance entre moi et les suspicions qui ne tarderaient pas à émerger dans ces esprits faussement ordonnés.

C’est en face, dans la mutuelle ou nous décidâmes d’aller déjeuner, que tu m’annonças que tu avais révélé mon homosexualité à l’ensemble de tes collègues de bureau. La surprise passée, cela m’amusa beaucoup et j’en ri de bon cœur. Mais je comprenais mal la raison qui t’avait conduit à une telle affirmation. Les mécanismes tordus de ton esprit angélique semblaient parfois emprunter des chemins que les lois de la psychologie humaine ignorent encore.

Niort est une ville de province. Un homme qui vit avec un autre homme est forcément homosexuel. Un squatteur comme l’était K est presque plus difficilement acceptable que la reposante certitude de deux hommes qui vivent ensemble. Cela pouvait expliquer ta réticence à le décrire comme mon simple invité de passage.

Mais je pense aussi que le confort, et peut-être le répit, que mon inversion hormonale t’avait procuré face à ton cher conjoint t’avait donné des idées. Après tout, ma supposée homosexualité te fournissait un magnifique bouclier invulnérable aux attaques malines et acerbes des esprits féminins dont ton bureau était en partie composé.

Je ne sais pas aujourd'hui si cette façon d'être était nouvelle chez toi. Mentir, transformer la vérité était certainement la meilleure façon de te protéger. Tu évoquais souvent l'intérêt de ta fille que tu brandissais comme une justification à tous les mensonges. La sincérité de tes sentiments à mon égard ne faisait aucun doute, chaque moment passé ensemble en témoignait. Pourtant, iI m’arrive souvent de m’interroger : n’étais-je pas tout simplement cette providence qui te permettait de te faire basculer vers un monde débarrassé de ce conjoint devenu encombrant ?

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