Chapitre VIII

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« Mais mon âme à moi est un feu qui souffre s’il ne flambe pas ! » Flambe donc ! Moi, je brûlerai. »

Stendhal

Le lundi suivant, la perspective d’un nouveau déjeuner pris en ta compagnie me rendait tout guilleret. Mon habituelle mauvaise humeur des lundis s’était volatilisée et l'ennuyeux voyage aller vers Niort n'en fut que moins pénible.

Une fois arrivé, comme à mon habitude, je me précipitai vers l’espace détente pour y prendre un café. Le bruit des pièces dégringolant dans le monayeur te pousserait à sortir de ta tanière, j'en étais certain. Quelle joie nous eûmes à nous revoir. Nous étions encore en août, le matin était éclatant de lumière, la douceur de la chaleur montante contrastait avec l’air frais que cherchaient à insuffler les lourds mécanismes de la climatisation et, bien sûr, ne montrer aucune émotion était difficile. Les regards curieux et inquisiteurs des ombres qui passaient nous obligeaient à nous comporter comme deux simples collègues qui se retrouvent, mais nous nous en fichions un peu, nos sourires épanouis ne laissaient planer aucun doute sur ce qui se tramait entre nous.

Tu n’habitais pas très loin et ton compte temps, qui rythme depuis toujours tes horaires de travail, te laissait un peu de répit. Ce jour-là, tu pouvais prendre presque deux heures, deux heures que nous passerions ensemble à l’abri des regards. Tu me proposas donc de venir chez toi pour être plus tranquille, ce que j’acceptai volontiers. Nous partîmes un peu avant midi, décalant nos sorties respectives de quelques minutes pour ne pas attirer l’attention. Il nous suffisait d’attraper quelques sandwichs sur le chemin. Nous nous sommes arrêtés à cette boulangerie de bord de route, dénuée de tout charme, à la façade badigeonnée d’une peinture bordeaux sombre. Tu m’as demandé de te choisir un dessert, n’importe lequel, une tarte, un yaourt, une crème… Ne connaissant ni tes goûts ni tes préférences, je pris une tarte au citron. J’ai horreur des tartes au citron, mais tout le monde les aime, c’est du moins ce que je croyais.

Chaque couple qui se forme a comme cela des anecdotes sur de petits malentendus nés de la réticence de chacun à se dévoiler. Le mystère est un immense séducteur qui s’accouple au désir de cacher le plus longtemps possible la moindre de nos faiblesses, ou ce qui nous apparaît comme tel ! Nous détestions l’un et l’autre la tarte au citron. Pourtant, tu te contentas de m’adresser un sourire poli quand je t’annonçai ce que j’avais choisi pour toi.

La route nous conduisant vers chez toi me parut bien longue. Je découvris une maison récente, de plain-pied, entourée de Lauriers en bien piteux état. Nous y accédions par un passage en terre que bordait une première maisonnette sur la droite. Au bout, le portail bien fermé des voisins signalait la fin du chemin. Ton domicile, lui, se trouvait sur la gauche. Un parking goudronné permettait de stationner au moins deux ou trois véhicules pour ceux qui n’avaient pas su s’engouffrer sous le porche qui jouxtait le garage. C’est là que tu immobilisas ta voiture.

Nous sommes descendus du véhicule, et c’est en silence que nous nous avons dirigés nos pas vers la porte d’entrée. Ton regard enjôleur et tes mains habiles m’avaient fait comprendre que la discrétion était de rigueur. Une fois la porte d’entrée fermée et à peine dévêtue de nos vestes, nous nous jetâmes l’un sur l’autre faisant ressurgir les promesses du plaisir que nous avions abandonné à regret la semaine précédente. M’embrassant furieusement comme une maîtresse qui retrouve son amant après une longue absence, tes pas me dirigèrent avec assurance vers le fond d’un couloir où se trouvait ta chambre.

Ta pièce préférée, ton refuge, que je découvrais pour la première fois, était parfaitement rangé. La couette était recouverte d’une housse imprimée de fleurs rose pâle et vert tendre, tendue impeccablement sur un lit immense. Un dessin de ta fille punaisé au mur lui faisait face. Une armoire ancienne ornée d’un miroir longeait le mur d’un côté de la pièce.

Le soleil encore vif de l’été mourant ne faisait que distiller avec insistance cette lumière si particulière des derniers jours du mois d’août ; cet intrus ne nous dérangeait pas. Une fois dévêtue, tu te glissas sur moi et je n'eus qu'à laisser ton désir conduire les mouvements . Ton visage, irradié par la puissance de la jouissance féminine, que ta longue chevelure blonde cachait presque, semblait se tordre de douleur.

Nous sommes restés allongés longtemps l’un près l’autre. Tantôt en mouvement, tantôt blottis. Nous n’étions plus chez toi. Nous n’étions pas chez moi. Nous étions ailleurs et nulle part. Portés par un courant d’air chaud et dérivant au sein d’une immensité féerique. Bulle de bonheur livrée aux caprices du temps. Tantôt secoués par les rafales d’un vent violent, tantôt dérivant au gré d’une brise douce et légère. Dans un enclos indestructible qui nous maintenait prisonnier l’un de l’autre.

Nous avions posé négligemment le déjeuner sur la table et je n’avais pas pris le soin d’observer la maison. Tout y était blanc ou presque. Le sol, les murs. De cet insipide décor mural, se détachaient quelques tableaux et gravures. J’eus tôt fait de remarquer l’immense pastel d’une danseuse espagnole brune et belle crayonnée en toute hâte. À l’opposé, un tableau moderne constitué de blocs de couleur aux contours irréguliers envahissait un pan du salon principal. De grandes baies vitrées dévoilaient une pelouse mal entretenue ou s’accumulaient quelques trésors d’un univers d’enfant.

Je fus surpris dans un premier temps. Le lieu ne correspondait pas au charme presque aristocratique de ton nom. Tout, finalement, était assez quelconque. Hormis un ou deux buffets de bonne facture qui trônaient de-ci de-là comme des témoins silencieux d’un héritage culturel passé. Les photos étaient absentes. La télévision et le canapé se faisaient face comme pour engager un dialogue dérisoire et vain. Une table de bois quelconque sur laquelle nous avions posé les sacs enveloppants nos déjeuners, trônait au milieu de cette grande pièce si semblable à tant d’autres.

C’est étrange ! Ce premier jour dans cette maison, je ne sentis aucune gêne liée à la présence de ton compagnon. Peut-être simplement parce que rien dans ton comportement ne laissait transparaître la moindre parcelle de regret. Tu semblais vivre quelque chose de parallèle et complètement décorrélé de ta vie quotidienne. Tu prétendais vivre une situation nouvelle, mais c’est à l’aise et sans aucun état d’âme que je voyais la femme se livrer à moi sous son toit conjugal.

Il fallait repartir. Tu terminas sans même grimacer ta tarte au citron. J’avais opté pour un flan qui s’avéra désastreux. Nous eûmes à peine le temps d’échanger quelques mots. Je crois que ce jour-là nous avons discuté de mon âge que tu ne connaissais toujours pas. Ta curiosité t’incitait à user du moindre indice à ta disposition pour évaluer, calculer, déduire. Je jouais l’adolescent. Tu m’affirmas d’un ton résolu que tu mettrais à contribution tes voisines de bureau dont le flair ne pouvait qu’aboutir à une juste évaluation. Je me marrais intérieurement et pourtant j’aurais voulu avoir l’âge de mes cheveux, encore drus et colorés, souples et fins comme ceux du jeune homme torturé que j’avais été. Pour ma part, je connaissais déjà mieux chaque tourment de ton corps que les curieux mécanismes de ta pensée. L'apparente simplicité, voire puérilité, des propos qu’au fil de notre discussion tu consentais à me dévoiler me séduisait.

Je me revois face à toi déjeunant les yeux rivés sur ton visage. Les images qui peuplent encore mon esprit pourraient se figer sur une cassette ou un disque aussi sûrement qu’une caméra sait le faire. Mais je n’ai que les mots. Les mots que j’écris aujourd’hui, la tête immergée dans mes souvenirs, me paraissent loin de ce rêve que je vivais, qui prenait l'allure d'un bonheur inespéré.

Je regrette parfois ! Je n’aurais pas dû approcher les rives douces et ensoleillées de cet océan où se croisent tous les amours de notre univers, innombrable goutte d’eau unies dans une force titanesque . Je n’aurais pas dû me joindre à elles dans un plongeon suicidaire. J’aurais dû fuir, rester dans la tendre quiétude d’un autre bonheur plus reposant teinté de la rassurante compagnie de la solitude. Garder comme amie fidèle cette femme d’un rêve étrange et pénétrant. Continuer à voir Delphine, Estelle et d'autres encore....

Mais la, face à moi, splendide et resplendissante, tu me condamnais à une noyade longue et douloureuse. Ton dos droit, relevant une poitrine dessinée dans l’albâtre de la sensualité, la douceur des traits de ton visage, l’apparente délicatesse de ta peau blanche, tout me conduisait droit a suivre les traces d'un Martin Eden. « Flotter quelques instants dans une vision de rêve. »

*

* *

Je pense parfois à tous les hommes et femmes qui font notre histoire. Ceux qui peuplent les manuels scolaires et les livres, ceux qui semblent avoir placé leurs convictions intellectuelles, morales, politiques, ou encore religieuses, au cœur de leurs existences. Ont-ils quelquefois ressenti la dérision de leurs dogmes et croyances confrontés à une passion amoureuse dévorante ? Ont-ils subi cette incroyable faiblesse qui surgit soudainement de cette drogue infâme. Camus et ses longues lettres d'amour enflammées revivent parfois dans mon esprit. Les mots impuissants à exprimer le manque terrible qui le rongeait quand Maria n’était pas là ou trop loin pour espérer la voir, reviennent me hanter. Cette pensée venue donner à l'absurdité du monde une solution, celle de la force de l'homme et de sa révolte salvatrice face à sa condition, devenait soudainement tellement inutile et futile.

Je ne le dirai jamais assez au cours de ce récit, un souffle d'une violence inouïe nous avait projetés loin de tous nos repères quotidiens. Cette tornade nous emportait tous les deux dans un exceptionnel moment d'amour. Nos deux coeurs souplement enlacés s'endurcissaient comme des pierres dès que le monde qui nous entourait reprenait ses droits. De retour dans les bureaux, je crois que nos esprits continuaient à se croiser librement, narguant chaque ombre polluant l'insipide décor du monde de l'entreprise. La présence de l'autre, si proche et pourtant innaccessible, était presque une torture.

C'était tel un maléfice qui me saisissait à chaque instant de la vie. Tombé dans un terrier maudit comme Alice, dévoilant un monde étrange et pénétrant, irréel, d'où sortirait un jour la fumée noire de la souffrance.

*

* *

Au cours de ces derniers jours de la fin du mois d’août, nos vies avaient basculées. J'étais très amoureux. Je crois que tu l'étais aussi. Nous venions de rentrer dans une relation adultère et nous ne nous en rendions absolument pas compte.

Il fallait continuer à travailler. J’étais posté à l’étage. Tu avais ton bureau au rez de chaussé. Le matin dès mon arrivée, je passais au café différant le moment d’investir mon bureau pour une longue journée. Le service auquel j’appartenais se battait avec de sombres histoires techniques de performance d’un système désuet et obsolète. Je n’arrivais pas à comprendre. Je ne cherchais même pas à comprendre. Mon esprit obturé par les embruns des vagues déchainées d'une tempête que je traversais avait oublié que j’étais aussi là pour travailler.

Une fois la machine à café mise à contribution, une fois nos regards complices échangés, je montais rejoindre mon open-space, sacrifiant le sourire que la douceur feutrée de ton œil pétillant de tendresse avait dessiné sur mes lèvres. Le visage à nouveau sombre, parcourant les allées je laissais glisser quelques bonjours de-ci de-là avant de m’asseoir, songeur, face à mes écrans.

Plus rien n’était tellement secret dans mon entourage proche. Les coups d’œil entendus de mes voisins de bureau immédiats ne laissaient pas la place au doute. J’étais un peu dans le mensonge à ton égard. Tu croyais, très chère, que notre aventure était un secret bien gardé ; ça ne l’était pas. Du moins pas pour tout le monde. Peu étaient ceux qui n’avaient pas compris.

Le mois de septembre nous amena à nous connaître mieux. Nos premiers ébats n'avaient fait que déterrer nos secrets respectifs, les laissant néanmoins soigneusement enveloppés dans le fin mais résistant papier d'une prudence réservée . Seuls nos corps semblaient se connaître parfaitement, s'enroulant l'un contre l'autre dans un mouvement d'instinct animal que l'amour nous avait fait redécouvrir.

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