Chapitre VII

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« Toi, partout, ton goût, les corps tordus, soudés, à certains moments c’est une obsession. »

Albert Camus et Maria Casarès, Correspondance

Le week-end déroula un matelas de pensées obsédantes sur ces premiers instants tendres et passionnés que nous venions de partager et c’est là que je trouvai mon repos de fin de semaine. Mélange curieux d’un vide cruel et ravageur et d’une plénitude bienfaitrice. Ton parfum embaumait encore mon oreiller. Quelques boucles blondes plus rebelles que les autres s’étaient échappées.

Félix était avec moi. Mon état second, celui de l’amour naissant, lui convenait parfaitement. Je ne pouvais lui refuser la moindre chose et le lascar en profita pour s’adonner à tous les jeux que consoles et écrans en tout genre lui proposaient.

Ce fut ce week-end-ci que nous échangeâmes nos premiers textos, nos premiers appels téléphoniques. Tu étais chez toi et ta fille t’occupait à plein temps. Je n’ai jamais vécu l’adultère par le passé. En toute honnêteté, je n’avais pas l’impression de m’y inscrire quand nos cœurs commencèrent à se joindre. Il y avait nous. Et il y avait le reste. Comme si tu vivais une première romance, semblable à celle des jeunes gens encore surveillés par le regard inquiet et soucieux de leurs parents.

Tu m’avais parlé un tout petit peu de ta relation de couple et tes propos me laissaient penser que rien n’existait plus depuis longtemps entre lui et toi. Ni relations sexuelles ni tendresse amoureuse, tout juste une complicité amicale scellée par le rire d’une petite fille née cinq ans plus tôt. Tu parlais d’une simple colocation. Aveuglé, je décelais à peine la puérilité enfantine de tes propos. La fumée épaisse et blanchâtre que l’incendie soudain de notre amour avait répandue obscurcissait tout. Seul un étonnement amusé me saisissait par moment quand, dans mes rêveries sentimentales, je pensais à toi, à tes mots, à tes anecdotes.

Vous étiez l’un et l’autre des juristes surdiplômés et pourtant, corroborant mon mépris profond pour cette pseudoscience qu’est le droit, je devinais les bons petits soldats que la république fabrique dans ses universités et écoles de magistrature en tout genre. Remparts indéfectible à l’oligarchie en place, protégeant efficacement l’injustice pernicieuse créée par des hiérarchies politiques, encore royaliste dans l’âme, au nom d’une justice universelle.

Ni l’un ni l’autre vous ne sembliez adepte des grands principes de protection de la veuve et de l’orphelin qui peuvent mener une conscience a choisir la voie d’une carrière qui se confond avec une vocation. Vous aviez juste mâchouillé les codes de droit en tout genre, inlassablement, et c’est dans le juteux microcosme de la couverture juridique de l’assurance que vous évoluiez l’un et l’autre.

C’est d’ailleurs sans doute le droit qui vous avait réuni. Tu l’avais rencontré sur un célèbre site de rencontre. Non pas que tu aies tenté de te construire une vie amoureuse ainsi. Non. C’est ta mère qui t’avait offert l’abonnement. Je trouvai cela particulièrement étonnant. Je me mis à imaginer la mienne m’inscrivant, moi ou une de mes sœurs, à un site de rencontre. Improbable mélange d’une modernité technologique assumée et d’un comportement maternel désuet surgissant directement de l’obscurité du passé. Je crois bien que c'est même elle qui avait finir par choisir ton soupirant.

Tu m’appelas pour la première fois ce samedi matin là. Vers onze heures, je crois. Tu avais envoyé Edouard chercher quelques ingrédients manquants pour compléter la préparation du repas de midi. Il avait emmené la petite. Mais ce n’était qu’un prétexte pour te ménager un moment de tranquilité. Il devait aussi te prendre ton déjeuner du lundi suivant et bien sûr, tu avais pris soin de lui en commander plusieurs. Le pauvre, déjà, faisait aussi les courses pour celui qui, avec toi, écrivait les derniers mots de cette histoire qu’un point final viendrait bientôt ponctuer.

De quoi avons-nous parlé, je ne sais plus ! Sans doute du manque qui déjà nous taraudait l’un et l’autre. Je crois que l’envie de se revoir vite, d’être ensemble, de se parler, de s’écouter était devenue un bloc lourd et pesant dont nous ne pouvions nous débarrasser qu’en étant l’un face à l’autre. J’étais sous l’emprise d’un ensorcellement nouveau, prisonnier d’une cage dont le son enchanteur de ta voix, le charme de tes yeux brillants, construisaient les barreaux.

Tu guettais le retour de sa voiture à la fenêtre de la cuisine de votre domicile. À ce moment-là, je ne pouvais qu’imaginer les lieux où tu te trouvais. Ton comportement rieur et guilleret contrastait étrangement avec la lourdeur de l’ambiance familiale que tu m’avais décrite. Ce jour-là, nous passâmes le peu de temps dont nous disposions à nous contenter d’écouter le timbre de nos voix encore infirmes à dévoiler les sentiments immenses qui naissaient imperceptiblement entre nous.

La voiture s'immobilisât dans la cour. Il fallut que tu raccroches. Je savais au moins que nous déjeunerions ensemble le lundi suivant.

*

* *

Les week-ends furent tous inscrits dans un jeu de cache-cache entre toi et ton malheureux compagnon.

Tu avais trouvé une astuce pour dissimuler mon nom au milieu de l’ensemble de tes contacts téléphoniques : une vieille connaissance féminine, voisine de votre ancien appartement de Paris, nymphomane affirmée au demeurant, selon tes dires — beaucoup de femmes étaient nymphomanes pour toi d’ailleurs — . Tu prétendais continuer à entretenir des relations avec elle par politesse et bien sûr, Edouard te croyait. C’est ainsi que je devins un nom féminin dans ton répertoire.

Je fus vite surpris par le curieux mélange de contradictions que tu affichais dès lors que tu évoquais ton conjoint. Pendant ces premiers jours de notre idylle naissante, les descriptions que tu pouvais faire de ta relation de couple ne me laissaient que peu d’indices pour que je puisse m’en faire un tableau précis, comme si tu avais peur de m’en dire trop, ou encore pas assez. Je savais que vous faisiez chambre à part, connaissais la distance qui s’était établie entre vous depuis des lustres. Tu me soutenais qu’il se préoccupait peu de toi, que son intérêt pour sa fille se limitait à quelques rares moments passés à jouer avec elle, et que vos échanges, presque cordiaux, pouvaient parfois se révéler riches quand des sujets professionnels venaient à être abordés. Tu le considérais intelligent, cultivé, mais affirmais ne plus l’aimer. J’appris, à la lumière de ce que tu dévoilais de cette vie somme toute assez banale, à mieux cerner ta personnalité et compris que tu venais de poser ce dernier parpaing d’un mur infranchissable que les femmes construisent quand trop de peines, de colères, de disputes viennent s’inviter dans leur vie conjugale. J’étais cette dernière pierre.

La situation d’amant était nouvelle pour moi et j’aurais tout à fait pu m’en accomoder dans le confort de l’éloignement. Mais ce n’était pas le cas. Il était évident que nous étions en train de tomber follement amoureux l’un de l’autre. Séduit par le charme irrésistible d’une jeunesse encore pleine, je me sentais peu à peu basculer dans cet état que jusqu’alors j’avais peu connu. Et chaque mot, chaque sourire, chaque expression de ton visage, tout me conduisait à ressentir que toi aussi tu sombrais dans le même état.

Au cours de nos premières semaines, tu trouvais toujours le moyen, les samedis ou même les dimanches, de l’envoyer quelque part pour te sentir enfin libre de m’appeler ou de m’écrire. Fou, oui, il devait le devenir ! Retournant inlassablement chercher une salade oubliée, quelques carottes indispensables à une recette inventée à la volée, toi dont les qualités de cuisinière, je ne le compris que plus tard, avaient été tout bonnement été oubliées.

Au bureau, un jour, tu m’avais fais parvenir quelques photos de robes et d’accessoires féminins, me demandant mon avis, mes préférences, évoquant même mes goûts et mes fantasmes. Bêtement flatté de voir que mon regard masculin te préoccupait autant, je me pris au jeu. La commande passée, et tu le savais bien, servirait un samedi ou un autre, à envoyer ton encombrant compagnon récupérer le colis à la poste. C’est ainsi que le samedi, il vadrouillait d’une supérette à l’autre, cherchant à dénicher l’improbable ingrédient ajouté à une nouvelle recette, ou prenant patience au sein des longues files d’attente des bureaux de poste.

Chaque week-end, tu redoublais d’imagination pour arracher au temps une parenthèse d’isolement au cours de laquelle nos voix pouvaient à nouveau se rencontrer. Et bientôt, ce fût même le bien être de ta fille qui devint prétexte à extirper à la longueur monotone du dimanche un instant de tranquillité. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle prenne l’air ! Toi, fatiguée, éreintée par tes journées de travail, tu demandais au pauvre Édouard de l’emmener ici où là, un parc de loisir, un chemin de flâneur, une course au bord de l’eau. L’apprentissage du vélo aussi était indispensable à son équilibre de petite fille et c’est lui qui devait légitimement s’en charger. Pendant que, satisfaite, affichant l’air rieur et enjoué d’une adolescente facétieuse, tu composais, dès son départ, le numéro de la nymphomane qui me servait d’abri au sein de ton répertoire téléphonique. Débarrassée de sa présence encombrante, tu t’adonnais aussitôt à une longue et langoureuse conversation avec ton nouvel amant.

Un jour, un vendredi je crois, avant de partir, la veille d’un week-end où nous n’avions pas prévu de nous voir, tu m’annonças avoir commandé une longue séance pédicure pour ton compagnon. C’était une surprise que tu lui avais faite, connaissant sa passion pour les soins apportés à des pieds qu’un tel gaillard devait avoir immense. Il adorait le podologue et sûre du plaisir qu’il en tirerait, tu lui annoncerais le soir même l’obligation qu’il avait d’en profiter dès le lendemain matin sous peine d’en perdre le bénéfice. L’œil brillant, tu me regardais, scrutant mon visage avec intensité, les yeux étincelants. Car bien sûr, c’était d’abord et surtout la promesse du long échange que nous ne manquerions pas d’avoir en son absence qui venait égayer ton humeur, pas la joie d’offrir au pauvre garçon un simple moment de bien être.

Pour lui, sans doute, cette séance passée à se faire masser l’orteil et limer corne et durillons surgissait comme une oasis bienfaitrice au milieu du désert d’indifférence et de rejet ou tu l’avais abandonné, une rassurante attention porteuse de l’espoir que peut-être, un jour, tout s’arrangerait.

*

* *

La description que tu me fis de lui tout au long des échanges de fin de semaine évolua au rythme de nos appels discrets. Le personnage changeait, se transformait, se métamorphosait. Observant chacun de ses gestes, tentant d’analyser chacune de ses pensées, je te vis le faire passer de l’état de simple colocataire à celui de fou violent, de déséquilibré, de psychopathe dangereux, et bien entendu, de pervers narcissique. La courbe de son ignominie suivait apparemment celle de tes sentiments pour moi dans une progression quasi exponentielle. Auditeur attentif, j’étais comme un enfant qui s’imprègne d’un récit destiné à le rassurer avant qu’il ne s’endorme. Mais comme eux, intrigués par un conte fantastique ou une aventure irréelle, le doute sur bien des aspects de cette narration me turlupinait sans que je n’ose l’exprimer. L’adulte que j’étais comprenait bien, pourtant, que le scénario de cette histoire s’écrivait pour un lecteur unique : moi !

*

* *

Nous avons échangé tellement de mots doux, de « Je t’aime », de « Tu me manques », de « J’ai envie de toi » tout au long de ces longs week-ends de séparation. Dans un acte manqué, j’ai involontairement gardé trace de ces mots complices, mails ou textos, et il m’arrive parfois de tomber dessus par mégarde. Aujourd’hui j’en souris, quelle menteuse tu étais !

Autrefois, le temps effaçait tout. Ou presque. J'ai retrouvé les premières lettres d'amour de certaines de mes ex-compagnes. Lettres parfois en lambeau, à l'encre délavée, qui portent les stigmates du temps comme autant de signes que les promesses meurent toujours un jour.

Maintenant si nous n'y prenons garde, tout reste inscrit de façon indélébile. Notre vie se fige dans des souvenirs numériques inaltérables que nous ne pouvons plus détruire. Et ceux que nous ne voulons surtout pas détruire. Ceux là gardent une éternelle jeunesse.

Mon téléphone regorge de tes mots d'amour souvent maladroits. Témoins silencieux de ta complicité avec le mensonge. Ils dégoulinent encore des rayons de cet unique soleil d'hier qui éclairait tellement le ciel. Un ciel factice, artificiel !

Un jour, je les effacerai.

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