Chapitre III

10 minutes de lecture

« Le piège, c'est de penser que l'on a le droit d'être heureux »

Je l'aimais - Anna Gavalga

Mars et avril ont passé. Au sein de ces grandes entreprises, dans un ballet incessant, de nouveaux consultants arrivent, d’autres partent. Je me suis habitué à la solitude de mon café, avec pour seuls compagnons un guéridon fatigué et des pensées un peu sombres. Naturellement, l’irruption de ces nouveaux collègues venus contrarier mes habitudes me gêne.

Ce café que je prends le matin tôt, celui du milieu de matinée aussi, sont devenus des moments ou je dois dorénavant supporter les propos insignifiants des uns et des autres. Contraint à prendre part à des conversations aussi inutiles que futiles, dans une politesse convenue, jusqu’alors adroitement évitées, me parant d'une sauvagerie calculée. Je dois me sociabiliser un peu. Bien sûr, tu continues à sortir de ton bureau, décelant notre présence, frôlant mes yeux à chaque fois d'une imperceptible et mystérieuse caresse. Ces nouveaux compagnons, évidemment, t'ont vite repérée, et d'ores et déjà, tu es la proie de leurs regards. Curieusement, cela m’indispose. Je dis curieusement car dans le fond, je ne comprends rien à cet étrange sentiment qui peu à peu m'envahit et il n'y a aucune raison que je me livre à une quelconque forme de jalousie. Mais voilà, c'était ça, je me suis approprié des moments d'échange que je ne souhaite pas partager tout simplement. Peut être que toi non plus, d'ailleurs ! Je sens néanmoins que celà donne encore plus de relief à ce secret qui nous uni peu à peu au fil des semaines, à cette étrange complicité qui dessine des contours encore flous.

Notre petit manège continue. Innocemment, feignant la surprise, esquissant un léger bonjour gêné à l’intention du groupe, un regard furtif tendu vers moi, tu glisses doucement à quelques mètres de nous, disparaissant rapidement par la porte des toilettes. Les conversations, sur ton passage, s'éteignent, et les voix ne reprennent leur vol que dans le bruit ferrailleux de la porte qui se ferme.

*

* *

Les beaux jours sont arrivés. Le printemps d’abord, lui qui redonne au soir et au matin une lumière dont l’hiver les avait privée depuis longtemps. Moi qui avais souhaité arrêter rapidement cette mission dans cette ville qui me déplaisait tant, je réussissais presque à trouver un nouvel entrain à ces aller-retours quotidien. Les voyages étaient moins pénibles. Le réveil pourtant très matinal plus facile. Exprimer ce que je ressentais chaque jour en te voyant m’est difficile. J’étais intrigué par cette belle et énigmatique silhouette troublant si souvent le miroir d'eau de ma solitude. Était-ce moi qui avais provoqué cette habitude d’échanges silencieux et insistants, ou toi, dans une inexplicable attirance ? Naturellement, il y eut un moment ou l’insistance de nos regards échangés cessa de passer inaperçue. Mes collègues décelèrent vite ton passage fortuit lors de nos pauses. Ta chevelure blonde et bouclée transperçait l’espace et les conversations furent vite saupoudrées de remarques sur toi. Droite. Grande. Belle. Et surtout affichant ce magnifique sourire ingénu. Je restais en retrait de ce babillage masculin. Laissant les autres parler, trahissant ainsi peut-être déjà l’émoi et l’attirance qui me crucifiait depuis quelques mois.

Néanmoins, ma nature indécise trouvait dans leurs sourires entendus une confirmation, et j’y puisais une justification aux rêves, voire aux fantasmes, qui s’élaboraient dans mon esprit au fil de mes journées. J’en tirais une certaine fierté, mais une fierté secrète. En amour, on tend à nier ce que l’on espère ardemment. Souvent, ça vaut mieux !

*

* *

Je devais m’y attendre. Forcément, leurs doutes au fil des jours, se muèrent en suspicions, les suspicions devinrent des sous-entendus, les sous-entendus des certitudes qui finirent par se transformer en défi.

« Vous n’avez pas remarqué, les gars ! On dirait qu’elle regarde R. avec insistance, à chaque fois. Vous ne trouvez pas ?

— Pas du tout ! Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Ouais ! Ouais ! Elle te regarde à chaque fois, c’est évident ! Toi aussi d’ailleurs tu peux pas t’empêcher ....

— Bien sûr que non ! Tu te fais des idées ! À propos, la dernière version de votre programme est sortie ?

— Tss Tss ! ne cherches pas à noyer le poisson ! Ça vaut bien un petit pari ça !

Et voilà comment tout a commencé ! Tous d'un commun accord me mirent au défi de t’aborder, de te parler, et en bon potaches, posèrent une échéance et une punition à un pari que je dû accepter, de bon coeur, je l'avoue. Faute de remplir mon contrat, je leur serais redevable d'une tournée générale. Riant, presque certain que je n’y arriverais pas, j’acceptai le défi. Dans le fond, cela me plaisait de rentrer dans ce jeu d'adolescent qui pouvait peut-être déverser un peu de lumière sur cet étrange manège. Les jours du mois de juin s’égrenaient. A chaque pause, on se moquait gentiment de moi et de mon indécision. Les regards, quand tu passais, se braquaient sur mon visage et une kyrielle de sourires moqueurs venaient me rappeler ce à quoi je m'étais engagé.

Jusqu’alors, je ne connaissais ni ton nom ni ton poste. Je ne l’appris que parce que l’un de mes suspicieux compagnons de café finit par faire une recherche sur l’annuaire de la Mutuelle et m’envoya malicieusement le lien sur ta fiche. Tu portais un prénom somme toute assez courant, qui révélait beaucoup de délicatesse et ton nom de famille respirait la naissance heureuse et entourée. La douceur féminine des trois syllabes qui composaient ton prénom ne m’était pas familière. Ton visage sur la photo était loin de la réalité des boucles blondes et désinvoltes qui enivraient mes sens chaque jour. Semblable à ces photos que l’on trouve sur les papiers officiels. Seule la blondeur encore plus éclatante de tes cheveux trahissait une longue présence dans l’entreprise.

La nature humaine est souvent indélicate et rustre. Il y eut forcément ce moment où, au sein du service, l’un de ces braves collègues dévoila un semblant d’idylle naissante entre toi et moi. La responsable de notre service, une brune à l’autorité masculine, affirma tout de suite qu’elle te connaissait. Mariée ou en couple, mère d’une petite fille, sans histoire. Venue de Paris quelque temps auparavant, travaillant au département juridique. Comme les gens sont prompts à figer les autres dans un quotidien qui ressemble au leur. Rien selon elle ne te prédisposait à entamer un jeu de séduction. Ce jour la, je pris cette nouvelle avec un peu d’amertume. Je me doutais naturellement que tu devais avoir une vie. Mais je savais, je sentais que ta curiosité m’avait pris pour cible. Du coup, une mélancolie coupable s’empara de moi. Je devais me tromper quelque part. Mais où ? Pourquoi nos regards se croisaient-ils si souvent ? Qui étais-tu ?

J’avais finalement perdu mon pari. Nous sommes allés prendre une bière un midi, sanction méritée à ma coupable indécision, et j’ai payé mon dû. Nonobstant cet échec, assez bizarrement, j’étais presque heureux. Comme si les fausses certitudes de mes compagnons d'infortune n'avaient réussis qu'à fragiliser mes doutes. Je savais que notre rencontre se ferait. J’en étais maintenant sûr. Ces moments d’attraction qui nous laissaient en orbite l’un de l’autre dans une danse étrange et mystérieuse me confortaient chaque jour dans cette espérance. Je bus ma bière, serein et satisfait.

*

* *

Nous sommes vendredi et je m’apprête à remonter à l’étage, mais étant seul pour une fois — j’ai réussi à me débarrasser de mes encombrants compagnons — je profite d’un moment de calme épuré des babillages assommants de mes collègues de boulot. Pour une fois assis sur le petit canapé bleu, un gobelet vide posé sur la table basse face à moi, je n’ai aucune envie de retourner travailler et je lambine. Tout à coup, tu sors de ton bureau, me jetant instantanément un regard chaleureux et cordial ; cette fois-ci, tu sembles te diriger vers moi et, pris de court, je me lève comme pour t’accueillir et je balance un "bonjour" maladroit qui ne semble pas te surprendre. Au contraire, tu y réponds dans un mouvement d’une vivacité presque déconcertante, t'approchant pour m'embrasser, façon mutuelle. Tu me demandes si tu peux t’asseoir, mais attends à peine la réponse pour t’installer sur le fauteuil qui me fait face. Tu portes une robe et ton haut laisse entrevoir un décolleté très léger. Tu respires l’élégance discrète et j’aime ça. Enfin, je te vois de près ! Enfin ta voix n'est plus un murmure lointain ! Nous sommes en juillet, il fait beau !

 « Quelle belle journée. Je suis en vacances ce soir. Je suis contente ! J’en ai marre !

— Quelle chance ! Moi je pars dans quinze jours pour une semaine ! J’ai hâte aussi !

Ce qui pouvait paraître aux yeux des autres une conversation anodine s’engage, mais pour nous c'est l'aboutissement de longs mois d'attente et d'espérance. Il nous faut nous jeter à l'eau, affronter la maladresse des premières phrases.

« Et… où vas-tu ou que fais-tu pendant tes vacances ? te demandai-je l’air de rien.

— Dès ce week-end, je pars avec une amie et un copain à Barbâtre. Je n’y suis jamais allé.

— Génial ! Tu sais que je connais bien, m’exclamai-je, je vais souvent à Noirmoutier. Mes parents y ont un appartement. J’y serai d’ailleurs pendant une semaine au début de mes vacances.

— C’est vrai ? Moi je n’y passe que trois jours. Ensuite je repars dans le Périgord, chez mes parents.

— Essayez de passer par le Gois si vous le pouvez. C’est tellement plus agréable de rentrer sur l’île par là.

— Le Gois ? C'est quoi ?

— Une route faite de pavés, qui ne se découvre qu’à marée basse. Bien sûr, il y a le pont pour accéder à l’île, mais c’est tellement plus sympa de passer par là. Et ensuite, que fais-tu ?

— Le Périgord, j’y laisse Manon pendant une semaine avant de partir en Itaie, en Sicile,… avec mon conjoint.

Ton visage qui jusqu’alors me faisait face s’est tourné vers l’accoudoir, le regard soudainement baissé, et je n’ai pas vu l’ombre venue se poser sur tes yeux. Mais je n’avais pas besoin de la voir pour comprendre que tu ne souhaitais pas t’étendre plus sur ce voyage. Je repris donc :

« Super ! Ecoutes, c'est un beau programme. Tu vas revenir plus en pleine forme que jamais ! Sur quoi travailles-tu, d'ailleurs ?

— Je suis juriste. Épuisant. On gère tous les litiges, j’ai hâte d’être à ce soir et d’en avoir terminé  ! Et toi, que fais-tu ici ? »

Je t’expliquai en deux mots comment j’étais arrivé dans cette Mutuelle, t’indiquai le service auquel j’appartenais, et ce qui m’était demandé de faire. Présente dans la société depuis longtemps, tu connaissais bien et je ne m’étendis pas sur le sujet. Sans aucun doute perçus-tu la lassitude qui me saisissait et je pense même que tu le compris. Mais sur l’instant, tout ce qui nous préoccupait était de rester l’un face à l’autre le plus longtemps possible. Plus rien n’existait autour de moi. Quelques regards étonnés de me voir là, discutant avec toi, se tournaient de temps à autres vers nous mais je n’y prenais garde. Je t’ai posé de nombreuses questions sur ton travail, en quoi il consistait, si c’était difficile, et tu y répondais de bon cœur. Nous rebondissions d’un sujet à l’autre, presque comme deux vieux amis qui se retrouvent et ont une multitude de choses à se dire ; rien ni personne n’aurait pu nous interrompre. Dans le fond, les mots que nous prononcions n’avaient aucune importance.

J’avais noté comment tu avais usé de la première personne de l’indicatif en évoquant les différentes choses que tu avais prévu de faire pendant ce congé estival, et je trouvais cela curieux. Je savais que tu vivais en couple, que tu étais mère d’une petite fille, tu venais presque involontairement de me le révéler. Pourtant, tu ne parlais que de ce que tu allais faire seule, avec tes amis, ni plus, ni moins ! Le voile jeté sur ton regard pendant le court instant où tu avais évoqué ces quelques jours que tu devrais passer avec ton compagnon me laissait un peu perplexe.

*

* *

Te rappelles-tu, ces premiers mots qui nous ont rapprochés ? J’aimerais tant que tes souvenirs viennent me répondre, me dire ce qui peut-être t’envahissait à ce moment-là. Nous nous parlions. Après tant et tant de croisements de regard, après tant d’appels des yeux, après tant d’hésitations, comme autant de pierres posées jour après jour à construire un pont qu’enfin nous pouvions traverser. J’avais le cœur en liesse. Je découvrais ta voix douce et chantante. Le rythme des mots toujours déclinés à l’accent du Sud-ouest. Ces « o » qui pour moi semblaient venir d’un pays lointain. Je voyais ton buste droit penché sur moi, me délectais de ton amusement qui ponctuait chaque phrase.

Je t’avais expliqué que je serais en vacances quand les tiennes se termineraient et l’un comme l’autre avions tout de suite compris qu’il nous faudrait attendre trois longues semaines avant de nous revoir. Nous nous sommes promis de déjeuner ensemble dès que nous le pourrions. Comme si déjà toi et moi ressentions cette nécessité impérieuse d’accrocher ce moment aux promesses d’une histoire qui ne faisait que commencer.

Tu t’es finalement décidé à retourner travailler. Je n’étais pour ma part pas soumis à la contrainte du pointage et pouvais donc rester assis là quelques minutes encore. Au moment de pousser la porte de ton bureau, tu t’es retournée et m’as regardé en souriant. Nous ne savions pas, ni l’un ni l’autre, que ce geste allait devenir un de nos rituels amoureux pendant les mois à venir.

Annotations

Vous aimez lire Armel Alexandre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0