Chapitre II

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« Je pense à vous quand le soleil se lève

J'y pense encore à la fin de son cours »

Alphonse de Lamartine

Lové au fond de la voiture, encore assoupi, il m’est difficile de songer à autre chose. Tes boucles dorées retombent sur mes pensées en un bouquet de nuances florales. Sur le chemin de Niort, l’ennui dissipe doucement mes torpeurs matinales. La route glisse le long de mon regard endolori par la contrainte d’un réveil difficile. Je pense à toi. La langue gourmande du chemin qui me conduit a ton sourire aspire les minutes avec la lenteur d’un prédateur victorieux. Avant d’avoir croisé l’insistante lueur de tes yeux, cette lenteur m’allait bien, je n'étais pas pressé d'arriver. C’était au contraire un ogre affamé qui me dévorait trop rapidement finissant par me déglutir une fois arrivé aux portes vitrées de la société. Une bouche vorace m'avalait alors sans pitié, cette fois-ci pour une lente et pénible digestion diurne.

Les autres dans la voiture somnolent. Le conducteur est plongé dans ses pensées. Travail. Famille. Week-end à venir ou week-end passé. Leurs profils se dessinent dans une demi-obscurité et les rares paroles qui naissent, insignifiantes, finissent toutes par mourrir dans l’indifférence générale. Je cherche juste le silence en ce début du mois mars.

Je m'astreins à une énième mission loin de chez moi. Une heure trente de route à subir le matin, même punition le soir, un travail dénué d’intérêt. À l’origine, je ne devais y rester qu’un trimestre. À contrecœur un peu, j’ai accepté de prolonger mon contrat pour quelques mois encore.

*

* *

Nous arrivons. Mes pas, comme chaque matin, me conduisent aussitôt au distributeur de café. J’ai toujours refusé de partager cette stupide habitude des misérables collectes de fonds, dans les bureaux, qui conduisent inéluctablement à s’empoissonner d’un liquide lourd et indigeste. La machine me fournit la régularité d’une concoction acceptable ; et surtout, elle ne parle pas !

Depuis quelque temps, je caresse l’espoir de te voir apparaître comme si déjà un imperceptible désir était venu se glisser dans mon esprit. Distinguer ta silhouette se dessiner à l’angle du couloir me réchauffe autant que l’insipide breuvage noir. Car effectivement, à chaque fois que je me trouve là, tu jaillis d’une porte toute proche, celle de ton bureau sans doute. Quelquefois, tu croises un collègue, tu t’arrêtes, tends une joue, laissant ton corps immobile loin de l’inconnu dans une étrange pudeur. Un quolibet, une réflexion : « Quel bonheur ! Le soleil du matin, la plus belle ! »

La peau blanche presque diaphane de ton visage s'embrase, rougit, mais le sourire enjôleur, un tantinet enfantin, reste figé sur ton visage. Tu sembles timide, impressionnable, j’entends à peine le son de ta voix. Ton regard se pose instantanément sur moi et, un peu gêné, je te rends le sourire que tu m’adresses. Jamais nous ne nous parlons. Très vite, je baisse les yeux pour éviter de paraître trop rustre. Tu disparais ensuite par la porte des toilettes ou longes le patio en direction du hall d’entrée. Je te suis discrètement du regard, et m'efface à mon tour. Par un tout de passe passe que je ne comprends pas bien encore, tu rallumes quelque chose en moi. Cet échange fugace me plait.

*

* *

Plus tard, le matin, au moment où les insipides et fastidieuses lignes de codes qui polluent mon écran me fatiguent, je me faufile discrètement dans le couloir et descends. J’ai soigneusement surveillé les allées et venues de mes voisins pour ne pas risquer de les croiser. Je veux rester seul, je ne supporte pas les conversations anodines des uns et des autres. Les pièces glissent dans le monnayeur. À l’abri d’un guéridon, j’enroule mes mains autour du gobelet brûlant comme si j’avais froid. Pourtant il fait bon. Je regarde dans la plus grande indifférence les ombres passer, prétentieux fantômes installés dans l’éternité ennuyeuse du monde de l’entreprise. Mes songeries, impuissante à m'extirper à mon sort, ailes inutiles, traînent là, sans force pour se déployer, sans vigueur. Je m’interroge : « Vas-tu réapparaître ? »

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* *

J’ai entendu du bruit. Pas le même brouhaha que produit la cohorte de ces pisseurs de code indélicats : l’heure est passée. La pause du milieu de matinée est terminée. J’ai envie de me dégourdir les jambes et vais sortir un peu. Et puis j'ai observé qu'il n'est jamais là en même temps que la horde ! Il vient toujours après eux !

Je sais où il se tient en général. Jamais il ne s’assied sur le canapé où les autres se vautrent habituellement, criant, hélant, riant bruyamment. Non ! Il est souvent accoudé au guéridon, celui qui se trouve le plus près de la machine. Debout, silencieux, le nez parfois perdu sur son portable. Une douce mélancolie se dégage de cette silhouette fantôme. Sera-t-il là à nouveau ?

Je pousse la porte. Le velours bleu du petit boudoir face à moi est vide. Ouf ! Le mur d’angle de la pièce disparaît alors que j’avance et je l’aperçois. Il est là, seul, face à la machine, Il pose instinctivement les yeux sur moi et un sourire immédiat vient allumer un visage pourtant plongé dans la pénombre. Il me trouble, mais je réponds à mon tour d'un petit signe enjoué !

*

* *

Oui, te voilà ! Mon regard tente de se faire discret, mais c’est peine perdue. Je t’accompagne de mon sourire quelques secondes. Le tien aussi se jette dans le vide qui nous sépare encore. Je détourne aussitôt les yeux, non pas que je n’aie pas envie de m’accrocher à ce fil d’or, mais je me sens gêné, lourd, et mon corps est subitement victime de tics maladroits ; je change de pied d’appui, je porte le gobelet de café chaud à mes lèvres, l’air faussement indifférent, je m’éloigne du guéridon presque projeté en arrière malgré moi. Ma tête s’agite dans un mouvement incontrôlé. La porte des toilettes se referme, avec ce froissement énervant d’un mécanisme stupide qui tente de la retenir, pour ne pas qu’elle claque, mettant un terme à ce trouble inconscient qui m’envahit. Je me dis que je dois partir, pour ne pas montrer que je suis dans l’attente et, doucement, je me traîne vers la sortie, le gobelet encore à la main, vide, complaisant prétexte justifiant une pause peut-être trop longue.

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* *

Je suis aux toilettes. J’ai presque envie de me dépêcher, mais bon ! Il m’a regardé à nouveau avec insistance. Peut-être tente-t-il de lire sur mon visage un signe indiquant que j’ai compris, que j’ai compris pour les fleurs ! C’est lui, les roses, c’est une chose entendue. Je vais demander aux filles du bureau ce qu’elles en pensent. Ou plutôt non, pas encore ! je n'ai pas dit encore que quelque chose se tramait entre lui et moi, des regards, des sourires. Pourquoi je n'ai pas dévoilé cette piste, j'en sais rien ! Un pressentiment !

Je sors et constate qu’il n’est plus là. C’est étrange, cela me contrarie un peu. J’aurais voulu, peut être, m’approcher, dire bonjour, ou un mot, un simple mot.

Le mystère reste intact. Je retourne à mes affaires juridiques.

*

* *

J’ai dû déjeuner seul à midi encore une fois. Les alentours de la société sont lugubres en réalité, et il me faut longuement marcher pour atteindre la petite boulangerie de restauration rapide où je trouve un banal moment de répit. J’avale un mauvais sandwich. Je triture mon téléphone et joue à un stupide jeu de clan commencé pour mon fils il y a quelque temps. C’est pour moi un des seuls moyens de communiquer avec lui sereinement, en toute discrétion, via le forum de discussion. C’est très pratique, sa mère ne peut intercepter les messages que nous échangeons ensemble. Une petite complicité débarassée de la réprobation maternelle.

Il aime ce jeu fait de personnages sortis de l’imagination de redoutables jeunes programmeurs talentueux. Il passe de longues minutes à se construite des cohortes de petits monstres plus puissants les uns que les autres qu’il envoie sans pitié se faire détruire dans des batailles épiques ; impitoyable général d’un massacre vite oublié. D’une victoire faussement meurtrière. Son sourire d’ange, enveloppé de la béatitude enfantine découvrant un monde imaginaire, me couvre de bonheur. Et c’est là l’essentiel !

Il s’agit pourtant plus d’un jeu d’adulte exigeant une certaine patience. Sa candeur enfantine l’a fait se sentir exclure de toutes les communautés qui attachent un sérieux religieux au respect des règles et des coutumes attachées à la pratique de ce loisir numérique. Je l’ai donc aidé à devenir son propre chef de tribu pour ne plus avoir à dépendre des caprices des uns ou des autres. Et au final, c’est moi qui m’abrutis plus encore à construire ce village virtuel.

Pourtant, de fil en aiguille, une véritable communauté de joueurs venus de tous horizons s'est constituée autour de ce villages faussement barbare ; et je me suis lié d'amitié avec certains d'entre eux, allant jusqu'à échanger les adresses de messagerie, ou encore les numéros de portable. Ludi est l'une d'entre eux. Comme moi, elle a aussi tout simplement pris le relai de son chérubin. Nos vies personnelles s'échangent ainsi comme sur n'importe quel réseau social, et elle se livre souvent à des confidences, dévoile ses états d'âme. J'administre souvent une pommade numérique sur ses petits maux avec douceur et patience. Du coup, elle s'est pris d'amitié pour moi et m'envoie de temps à autres un petit message d'encouragement pour la journée, ou encore une petite photo de ses moments de complicité avec sa fille ! J'y réponds amusé.

Mon fils, lui, s'en occupe de moins en moins. Il faudra un jour que j’arrête, ça ne l’intéresse plus !

De retour au bureau, je vois Vincent déjà installé à son poste de travail. Il me regarde à peine, sans doute absorbé par le flot d’informations nouvelles qu’il doit ingurgiter : il est arrivé dans le service récemment et les premiers moments d’une mission sont toujours difficiles. Je me fais discret, feignant de l’ignorer, et me mets à naviguer un peu sur internet. Rester attentif à l’actualité littéraire est un de mes passe-temps favoris et il m’arrive parfois de lire quelques extraits des derniers livres parus. La correspondance de Camus et Maria Casares vient d’être publiée et j’ai très envie de l’acheter.

Je me mets à travailler.

*

* *

La journée se termine. Mon covoiturage ne devrait pas tarder à se manifester, je me prépare donc à descendre. Il est encore un peu tôt et mes pas me conduisent vers la salle de pause pour veiller l’arrivée du texto qui me donnera le signal du départ. Jamais je ne prends de café le soir et un simple verre d’eau me suffit pour me donner une certaine contenance seul face à ce maudit guéridon. Comme un aimant kidnappé par une surface ferreuse, je me sens irrésistiblement attiré par cet endroit. Il m’est impossible de lutter contre cette incontrôlable attraction qui m’aspire sans ménagement ici, et, dans le fond, je sais pourquoi : je me dis que peut-être, une nouvelle fois, je te verrai passer. C’est un peu stupide, je le sais !

Je lutte pour évacuer de mon esprit cette idée et finalement, furieux après moi de me laisser aller ainsi à des chimères stupides, je me dis que sortir attendre est encore la meilleure solution. Après tout, je serai aussi bien dehors, même si il fait froid.

J’aperçois le véhicule garé sur la contre-allée. Zut ! J’ai dû louper le texto !

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