Chapitre I

8 minutes de lecture

« Il y a dans chaque coeur un coin de solitude que personne ne peut atteindre »

Albert Camus

Le mois dernier, j’ai trouvé une rose rouge sur le pare-brise de ma voiture. Et puis hier soir, en partant du bureau, un origami, un pliage, très bien fait, celui d’une rose, encore ! Rouge aussi, glissé sous l’essuie-glace. Depuis, je ne cesse d’y penser et me suis mis en tête de mener une enquête pour démasquer le coupable. Non mais !

J’en ai parlé à mes collègues. Dans le bureau, des juristes pour la plupart, les spéculations vont bon train. Nous nous interrogeons. Les idées fusent. Aussi improbables les unes que les autres. Nous égrenons les noms de possibles coupables. Entre deux cas juridiques, nous en parlons. Je relance souvent le sujet. Parfois, une pointe d’exaspération se lit sur leurs visages absorbés. Elles sont peut-être un peu jalouses ! Moi ma curiosité est plus forte que tout.

Je suis encore une jolie fille. Mes trente-huit ans ne trahissent rien du temps qui s'écoule. J'en suis fière et pourtant je prends garde à ne pas attirer l'attention. Habillée le plus sobrement possible, une pointe de maquillage fine et discrète glissée sur mes paupières, les ongles au naturel, je cherche la tranquillité de la sobriété. De toute évidence, cela ne suffit pas. Ma chevelure blonde et bouclée peut-être...

Je vis en couple. J’ai une petite fille de cinq ans. Mes collègues masculins le savent tous pour la plupart. Eux-mêmes sont absorbés par le rythme d’une vie familiale simple et rangée. Aucun n’oserait, enfin je le suppose. Je suis partagée. J’ai un peu peur et pourtant la curiosité m’incite à mener mon enquête. Qui peut bien se risquer à ce type de geste ? Certains hommes ne reculent devant rien ! Nous sommes nombreux dans cette société d’assurance ou je travaille. Il y a ceux qui y sont depuis toujours. Et puis les autres. Ceux qui ne font que passer pour quelques mois. Les prestataires externes.

Bon ! Cela s’arrêtera peut-être. Mais j’y pense sans cesse. La monotonie de mes longues journées n’est rompue que par ces grands moments de bonheur avec ma puce. Je lui consacre tout mon temps libre ou presque. J’aime mon travail. J’évalue des litiges entre administrés. Des situations souvent drôles. Parfois tragiques.

Ça m’énerve. Je veux tirer ça au clair ! Un romantique ? Un détraqué ? Un malade ? Qui ose marcher ainsi sur mes pas et m’observer. Qui peut savoir ou je me gare habituellement le matin ? Je me sens épiée, surveillée. Des yeux indiscrets semblent me suivre. Je n’aime pas trop cela. Décidément j’attire les pervers !

La première rose vient du patio, situé derrière la bibliothèque, j’en suis presque sûre. Mais y accéder m’apparaît improbable et dangereux. Les rosiers sont en hauteur. Un employé de l’entretien ? Quelqu’un de la sécurité ? Nous sommes peu à disposer de la clé de cette pièce à usage restreint. Là où sont rassemblés tous les ouvrages de droit.

Il y a bien ces gens de l’informatique. Ceux qui me dévisagent quand j’arrive. Assis en groupe à l’heure du café, les mots cessent de résonner dès que j’apparais. Nos toilettes se trouvent proches du distributeur où s’agglutinent ces maudits informaticiens. Je suis obligée de passer par là de toute façon. Mais eux n’accèdent pas à la salle de documentation. Et puis, la fleur peut venir d’ailleurs aussi. J’en ai parlé à ma mère. À mes amis de Périgueux. À Édouard, mon conjoint, qui semble s’en foutre éperdument. À Lucie, qui pense que cela ne peut venir que de ce mec qui cherche à m’offrir un café à chaque fois que nos pas se croisent dans le hall d’entrée. Elle se trompe toujours, elle !

Je rentre dans le hall tard, plus que d’habitude. J’ai dû déposer Manon à l’école : c’est Édouard qui s’en charge normalement, mais cela lui était impossible aujourd’hui. Je le traverse — rares sont les salariés qui ont des semaines aménagées sur quatre jours comme moi — et là, forcément, je croise de nombreux visages familiers. Je dois naturellement m’arrêter pour un ou deux bonjours polis ponctués d’un sourire diplomate. Je passe ma carte d’accès sur le boîtier d’entrée. La porte se débloque.

Mes pensées reprennent aussitôt le chemin des roses. Le couloir conduisant à mon espace de travail longe la salle de détente ou souvent des groupes d’employés dissipent les torpeurs du matin. L’endroit est vide. Je ressens un léger étonnement, un petit pincement au cœur. Je traîne quelques secondes avant d’ouvrir la porte de mon bureau. Attentive au bruit des badges qui s’activent. Il y a bien celui qui prend son café seul le matin. Nos regards se croisent souvent. Il me sourit. Il attise ma curiosité. Il n’est pas là.

Je retrouve mon bureau soigneusement rangé. J’allume l’ordinateur et je pointe vite pour ne pas perdre de précieuses minutes sur mon compte temps. Je passe en revue les joues encore froides de chacun et chacune de mes collègues. Un simple et rapide survol de lèvres sur une des faces de ces visages familiers. Une bise unique accolée dans un protocole stupide. Je ne vais pas leur reparler des bouquets clandestins. D’ailleurs, elles n’en ont rien à faire. On abordera le sujet à midi sans doute, à l’heure du déjeuner. Je leur montrerai le bout de papier joliment dressé en rose. Ou peut-être pas. Enfin si, je sais que je le ferai. Je ne résisterai pas. Je me rassois. Je regarde les dossiers que j’ai à traiter ce matin. Autant commencer par les trucs simples. Ah non ! Il y a bien ça. Il me faut aller à la bibliothèque pour trouver une jurisprudence sur ce cas.

C’est curieux. Je me surprends à vouloir bouger tout à coup. Repasser devant la machine à café. Je tends l’oreille. Je préfère quand c’est silencieux. Je déclare avoir besoin de consulter un ou deux documents. Deux ou trois phrases d’explications sur le cas que je cherche à résoudre à mon Boss. Il balbutie quelques conseils, encore une fois inutiles. J’écoute en souriant, comme toujours. Je tirerai ça au clair toute seule. Je suis pressée de sortir.

Je longe à nouveau l’espace détente, personne ne s’y trouve ! Zut ! Je suis bête. Pourquoi je me sens déçue ? Le hall est désert. Machinalement, je porte mon regard sur le vaste escalier qui mène à l’étage. Ma respiration s’arrête subitement. C’est lui ! Sa silhouette maladroite et fragile pose son ombre sur le palier, un petit sac noir négligemment jeté sur son épaule droite. Peut-être là où il cache les roses ! Il va se retourner et m’apercevoir. Je réduis l’allure instinctivement. Je ne devrais pas. Purée on doit me prendre pour une folle. La standardiste lève la tête, me fixe longuement, finalement me salue d’un léger hochement du front. Je dois ressembler à un pingouin qui peine à se faufiler sur une rocaille dégoulinante de vase. Je lance encore un regard vers lui. Il ne me verra pas, c’est sûr, il est déjà trop haut, et dans le contre-jour de l’immense baie vitrée sur laquelle s’adossent les marches, je ne distingue plus que le lent mouvement de ses pieds sur le point de disparaître.

*

* *

Je monte doucement les marches. Nous sommes arrivés en retard aujourd’hui et je ne suis passé qu’en coup de vent au rez-de-chaussée, juste le temps de glisser les pièces nécessaires à l’indispensable breuvage du matin. Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Non pas que le sommeil m’ait fui. C’est moi qui le repousse. Le soir, quand je me couche, je veux arrêter la course folle des minutes qui s’égrènent, cruelles et impitoyables. Pour que cette maudite journée de labeur à venir disparaisse de mon futur. Je reste de longues heures à rêver dans la quiétude de cette chambre qui me protège si bien. Je lis, beaucoup. Le bourdonnement de la radio me rassure sans que je ne sache pourquoi. « Sois sage, ô ma Douleur, tu attendais le soir, le voici, il arrive…. »

Je viens de finir « Dernier jour d’un condamné » de Victor Hugo sur ma liseuse. Ce n’est peut-être pas une bonne idée de revenir éternellement sur ce livre que j’aime tellement. Je l’ai lu et relu, irrésistiblement attiré par la virulence de l’écrivain, subjugué par ces mots qu’il manie avec une telle adresse. Comme j’envie ce talent ! La stupidité des magistrats n’a pas changé. La bête humaine enfouie en eux, domptée par une nouvelle race de législateur, reste tapie derrière des esprits serviles, sévit comme aux premiers jours de l’humanité, se déchaîne comme un chien qui renifle l’odeur de celui qui s’est perdu, prêt à le mordre. Les lois ont évoluées, certes, mais pas les hommes qui les appliquent ! Un faux halo de bienveillance recouvre les textes, les rendant plus pernicieux encore, essayant de juguler vainement le flot de liberté qui déferle sur le monde.

Le hall est vide à mon arrivée. Personne non plus dans la salle de sursis. Je n’aurais jamais dû accepter de continuer ici. Je fixe quelques instants le couloir, d'où surgit quelquefois cette jeune femme blonde de je ne sais quelle atmosphère studieuse. Mais il est tard maintenant et puis, de toute façon, il faut que je monte vite. J'ai cru sentir qu'elle me cherchait du regard quand parfois je la croise et cela m'intrigue un peu. Je dois me faire des illusions !

L’idée même de devoir claquer cette bise unique à tout ce qui porte jupon, une fois là-haut, me rebute déjà. Au diable les politesses ! Je ne passerai pas le plateau en revue et irai m’asseoir au bureau en sautant la case bonjour.

Je pousse la porte en prenant garde de ne pas renverser de café. Le hall est vide maintenant. Tous sont déjà arrivés. Et probablement repartis dans la fierté de leurs inutiles palabres, en réunion, agglutinés dans une salle ou résonnent les faux projets des uns et le vrai ennui des autres. Je commence à gravir les escaliers et je repense au mythe de SYSYPHE, étrangement ! À cette heure, tout est presque silencieux. Il fait beau et je fais face à l’immense baie vitrée qui emprisonne les marches menant au premier étage, là où je dois me rendre.

Je trimballe toujours un sac avec moi, aussi inutile que léger, je me dis qu’il faudra un jour que je cesse de m’en encombrer. Comme les enfants, j’ai besoin de mes petits trésors : un stylo, un carnet, parfois un livre ou ma liseuse.

J’entends, lointain, le bourdonnement électrique d’une porte qui s’ouvre dans le hall. Un badge vient de s’échapper. Des talons brisent le silence bienfaiteur de ma rêverie solitaire et je reconnais le martellement sensuel d’une paire de botte féminine. Je ne verrai pas son visage, je suis trop haut, tant pis !

*

* *

« Bonjour, tout va bien ?, commença par me dire mon voisin d’en face, le nez déjà plongé dans ses lignes de code. 

— Oui. Ça va. Et toi, bien dormi ? Toujours au château ?, répondis-je à Vincent assis face à moi »

Le château est un endroit que plusieurs consultants ont nommé ainsi. Ils y trouvent le relatif confort d'une chambre d'hôtes. Niort est une bourgade assez quelconque où il est souvent difficile de se loger pour tous les pauvres bougres qui viennent y trouver pitance. Quelque part, je le plains. J’imagine cette petite chambre morbide et ces conversations du soir futiles. Comme je suis heureux d’avoir décidé de ne jamais rester là. Quand j’arrive, c’est une torture, quand je repars presque une joie. La seule de ma journée, à l'exception peut-être de cet étrange regard féminin qui se pose sur moi, en bas, là où je me sens le mieux.

Je réfléchis un peu en allumant l’ordinateur, attendant longuement que chaque brique du système se mette en place. C’est décidé, je vais demander à être retiré de cette mission, j’en parlerai dès demain à mon commercial.

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