Ch.2 - 1 | Cartographie du contrôle et du chaos

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Le vernis beaucoup trop soigneux de Georgina Prieto faisait contraste avec le chaos permanent dans lequel baignaient ses journées. Ses ongles tapotaient sur l’antique bureau en bois de rose, posté au centre de son cauchemar quotidien. Elle essayait de savoir comment arranger cette situation dans laquelle s’était fourré son ministre, lorsqu’il avait cru bon d’autoriser le contact entre les enfants et la figure paternelle ultime -celle qui permettait de justifier à peu près toutes les décisions prises par elle et ses équipes, du moins, en théorie. D’ailleurs, la voilà qui entrait par la porte principale, la “figure ultime”. Accompagné de deux agents, Lachlan traitait les mercenaires comme des amis.

“Professeur Layer, vu la… situation, vous comprenez que nous ne pouvons pas…

- Oui: vous ne savez pas quoi faire de moi.

- Eh bien vous êtes immortel. C’est donc à vous de nous dire quoi faire de vous.

- Hm, mais je vous le dis à chacune de nos petites réunions, Georgina.”

Elle posa son menton sur le dos de sa main dans une posture réflexive. Il semblait que la situation se coinçait dans une impasse. Layer semblait physiologiquement incapable de coopérer avec une autre personne que lui-même. Elle résuma:

“Vous… Voulez un fil pour vous tout seul. Complètement détaché de toute obligation envers le ministère de la Diffusion Générale, et complètement… disponible, universellement, sans tri de public.

- Tout ce que je veux, c’est un média indépendant. Vous pouvez le dire.

- Nous n’utilisons pas ces termes de la temporalité classique, ils ne… reflètent aucune réalité. Ni là-bas, ni chez nous.

- Peut-être qu’ils devraient ?

- Où voulez-vous en venir, Layer ?”

Elle savait pertinemment où Lachlan voulait en venir. 10 années qu’elle évitait ces face-à-face en maintenant la ?? en place.

Il répondit:

“Un esprit, mettant ses propres barrières…”

Castor et Erica -les deux agents restés devant la porte, à l’intérieur de la salle- observaient la conversation. Ils se connectaient via ce fil spécial du point zéro, réservé à leurs fonctions, inaccessible à qui que ce soit d’autre qu’un agent dans une limite visuelle de dix mètres. Ils bavardaient, oui.

“Bon je n’y comprends rien, que veut Lachlan si ce n’est foutre un boxon pas possible ? demanda Erica.

- C’est la première fois que tu les vois se disputer ?

- J’ai entendu parler de leurs confrontations, par contre apparemment elles sont plus rares depuis cinq ou six ans, et moi j’ai pris mes fonctions depuis à peu près quatre ans.

- AH ! Eh bien en fait il veut un fil d’information continue. En fait, il veut une apocalypse continue. Georgina veut que l’on pré-sélectionne ce qui est diffusé au point zéro.

- Mais c’est affreux ! Comment on peut vouloir défendre ça…

- Une apocalypse continue ?

- Je… Heu, oui.

- Je t’entends penser, Erica, répondit Castor en pouffant de rire intérieurement.

- Pardon, oui. Non, écoute: explique-moi pourquoi un fil d’information continue créerait une apocalypse, je ne saisis pas bien.

- En tout cas, si tu veux dissimuler tes pensées plus efficacement, je te conseille d’aller te former au centre de ???: ils font de super bons programmes. Tu en auras besoin, si tu veux pouvoir participer à des missions plus sympa.”

Lachlan s’empiffrait maintenant de petites tortas des aceite, ces biscuits merveilleux toujours croustillants qu’il ne trouvait que dans le bureau de Georgina. Elle avait sorti les papiers de la compta, c’était son moment préféré. Il visait toujours l’ouverture d’un ou deux tiroirs classés top secret parmi ceux qui se trouvaient derrière elle. On y voyait écrit: “ftguhj” -dix points, “ftgyiu” -cinq points, “dftgyih” -celui-là valait quinze points au bas mots. S’il arrivait à lui faire ouvrir le tiroir “compta” c’était bonus de vingt points sur tous les tiroirs déjà ouverts.

“…Pour en revenir à Lachlan, dit Castor, le problème c’est qu’il n’a aucune idée des réalités de l’esprit humain, étant donné qu’il est complètement intégré dans le point zéro.

- Tu veux dire qu’il n’est plus… humain ?

- Il l’a été. Comme nous tous. Mais lui c’était dans la temporalité classique. Et donc il n’a jamais connu les fils alternatifs ou des dissonances harmoniques.

- Je vois…

- Georgina sait que ce n’est tout simplement pas tenable pour une psyché consciente, et c’est le cas de toutes les personnes de la temporalité reverse: ils sont sur-conscients.

- Les gens de la temporalité classique sont sub-conscients, oui, je sais, ça, abrégea Castor.

- …Lachlan pense que c’est anodin de bombarder les esprits avec des informations en provenance d’une bille débridée, expliqua Erica, mais il a toujours formellement refusé d’admettre l’utilité des billes. Elles sont à nos esprits ce qu’un scaphandre est à nos poumons, lorsque notre corps est sous l’eau. Elles permettent de maintenir mécaniquement un espace, tu sais, entre les flux du points zéro et notre flux personnel.

- Voui, oui. Sans bille on est légèrement à poil, quoi, psychologiquement parlant. Mais justement: on a des billes, donc quel est le problème ? Autant lui accorder son foutu fil, qu’est-ce que ça change ?

- Les billes ne sont jamais neutres, continua Erica. Elles sont un puissant instrument politique, économique, psychologique, et j’en passe.

- Religieux…

- Oui, aussi.

- Je crois que je commence à comprendre, acquiesçât Castor.

- Le problème, ajouta Erica, ce n’est pas ce qu’il pourrait dire ou faire, sur son propre fil… En fait le problème, c’est que ça ne concerne pas que lui. A vrai dire, ça n’a même rien à voir avec lui du tout. Ce qui est diffusé ou non dans le point zéro, dans nos billes, la base de notre technologie, etc... Il ne peut pas le concevoir. Il croit que ça le concerne parce que c’est sa famille qui a découvert les principes de base. Comme il est complètement intégré dans le point zéro, il croit que tout ça lui appartient… En quelques sortes.

- Mais c’est sa fille, qui l’a intégré… Afin qu’il ne meurt pas, ajouta Castor. Je veux dire, il s’attribue les mérites de sa fille, du coup.

- Ce n’est même pas la question. Je crois que Georgina a raison de contribuer au contrôle des flux et des fils disponibles, affirma Erica. Autrement, nous serions simplement submergés d’informations inutiles, voire néfastes pour nos systèmes… Ce qui provoquerait des pannes, des paralysies, des maladies dont nous n’imaginons même pas l’ampleur. Et ceci en permanence. Un redémarrage permanent de notre système, qui nécessiterait à chaque fois des journées entières de mise à jour de nos billes, des erreurs, des retards, des oublis. Des exigences psychologiques exagérées qui perdraient la moitié des gens, et laisseraient lésées les personnes blessées ou occupées à autre chose, d’une quelconque façon. Au lieu de libérer les esprits, nous les forcerions à se focaliser sur le tri, ce même tri de nos fils et flux, qui est censé être fait par le gouvernement, en amont. Nous plongerions tout le monde dans l’urgence, la paralysie ou l’aggressivité. Layer est persuadé qu’en possédant son programme, indépendant de toute forme de gouvernement, il permettrait de diffuser un peu de liberté dans les psychés du Reverse… Mais c’est tout l’inverse. En tout cas, c’est mon avis.

- Je n’en suis pas sûr… Il y a toujours la possibilité que nous ignorions des faits importants. Tant qu’on ne lui donne pas la possibilité de faire ce qu’il veut, nous ne pouvons pas les anticiper. Il vient de la temporalité classique, après tout. Qui sait ?”

Layer feignait de lire les documents que lui donnait Prieto, tandis qu’elle posait tranquillement le couvercle de verre sur son récipient à biscuits. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était de gagner du temps. Elle savait que le temps était son allié, notamment parce que Layer s’en croyait tout à fait immunisé. Il ignorait que le monde pouvait tourner sans lui et que, par conséquent, si une guerre venait à éclater entre le reverse et la temporalité classique, il ne serait retenu dans l’existence que par le bon vouloir des personnes contrôlant le point zéro. Elle ne souhaitait pas la guerre… Mais certains jours, en voyant diminuer son stock de biscuits “classiques”, elle se sentait bizarrement soulagée en pensant à des armes.

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