”Bon, j’ai cru voir que c’était normal que les futurs agents s’effondrent plusieurs fois lorsqu’on enflamme cette espèce de glue… Mais du coup, pourquoi tu m’as fait écrire à l’instant que le processus devait se passer sans erreur dès le premier coup ?”

La curiosité de cette fille était sans limite. Pas comme son emploi du temps, pensa Gill.

1 125 centisecondes s’étaient écoulées depuis qu’il avait admis vouloir savoir ce qu’elle avait à dire.

“Parle-moi de ce qui s’est passé pendant que j’étais sous l’eau, dit-il en éludant franchement la question.

- Oh… Ce n’est pas vraiment à ce moment-là que ça s’est produit… C’était juste avant. Tu lui faisais tendre la main devant elle pour qu’elle te remette debout après chaque chute. Je l’ai vu quelques fois en étant parmi la foule, parfois dans le corps de ta mère, parfois de ton frère…

- Le moment du choc hypothermique ? C’est là que ça s’est passé ?

- …Eh bien cette fois j’étais dans ton examinatrice quand tu a pris possession d’elle, donc je me suis retrouvée projetée dans ton corps au moment du choc. Je pensais que j’allais simplement accéder à ces fameuses zones claires du point zéro, tu sais ? Mais à la place j’ai été renvoyé d’où je venais, donc… Dans ton examinatrice. Pendant un court instant, j’étais dans les deux à la fois. Toi aussi, mais tu avais perdu connaissance à ce moment-là, donc tu n’as pas pu t’en rendre compte.

- Quoi ?

- Écoute, quelqu’un a dû accéder aux zones en question. Si ce n’est pas toi, ou moi… C’était forcément elle, non ?

- Elle n’en a jamais parlé… J’ai toujours cru que c’était toi… Tu sais, si ça s’apprend, on pourrait lui retirer le droit d’exercer et me neutraliser assez rapidement.”

Il parlait avec son flegme habituel mais scrutait maintenant les abords de la forêt, d’où il s’attendait à voir surgir des visages familiers d’une minute à l’autre.

“Gill, je pense qu’elle a menti pour vous protéger tous les deux et qu’elle ignore les vraies causes de ce qui s’est passé ce jour-là. Elle n’avait aucune raison de douter de toi, tu aurais été un des plus jeunes agents à réussir une transmutation totale en seulement deux bonds. Elle, c’était presque la fin de sa vie. Elle ne pouvait tout simplement pas se permettre de dire autre chose.

- Adiane ce n’est pas aussi simple: il faut flouter pas mal de parts de son esprit pour que ce genre de chose passe inaperçue.

- C’est pas comme si elle n’avait pas été habituée aux opérations militaires…

- Tu marques un point.”

Il repris sa route afin d’être de retour chez lui avant la fin de l’après-midi.

“Je comprends mieux… souffla-t-il.

- C’est parfait beau gosse, parce que moi je n’y comprends rien du tout, comme d’hab’ !”

Elle était irritée, à raison. Gill repris:

“Ce corps a vécu une transmutation partielle quand on s’est rencontré, mais la conscience qui l’habite n’avait pas les moyens de trouver l’ancrage nécessaire dans le point zéro. Ça aurait dû se produire, mais c’est toujours toi qui apparaît pour couper ce moment. Comme tout processus partiel, il ne veut qu’une chose: se terminer. Je n’aurais pas dû être autorisé à voyager dans de telles conditions, mais je pensais que tout était en ordre.

- Et donc tu vas faire quoi ..?

- Il faut reproduire l’initiation, tout simplement.

- Parfait: tu t’occupes de graver ton dos et je m’occupe de te trouver des gens qui vont te foutre le feu, simple !”

Gill souffla du nez:

“Oui, présenté de cette façon, c’est sûr…”

Adiane sorti une bouteille d’eau de son sac et entrepris d’en boire une gorgée.

“Tu as une meilleure idée ? demanda Gill.”

Elle déglutit difficilement puis se força à sourire en papillonnant des yeux.

“C’est tout vu, non ? Je suis dans le Reverse. C’est moi qui vais le faire.”

Gill cracha de l’eau qu’il n’avait pas bu avant de porter sa main à sa bouche, les yeux grands ouverts:

“Ok ! répondit-il.

- Tu vas m’aider ? Il va falloir m’enseigner sérieusement des choses, pas comme ce que tu fais depuis tout ce temps.

- Tu es sûre de vouloir faire ça ?

- C’est la seule solution. Quelqu’un doit te donner cette expérience et tu ne peux pas être cette personne. En plus, c’est de ma faute… Mais tu as un accès illimité au point zéro donc ça sera marrant, non ?

- Bon, c’est théoriquement possible. Je m’en veux un peu de t’entraîner sur ce chemin-là. Tu devrais le faire pour toi, par conviction, pour personne d’autre…

- Gill, j’ai la conviction -personnelle- d’être intrinsèquement liée à un agent que je le veuille ou non et, oui, c’est devenu mon problème. Donc maintenant ça serait bien d’arrêter ce terrible état d’esprit qui me voudrait en-dehors de ton existence: je sens chacune de tes hésitations, je sue les gouttes d’alcool que tu bois. Oui je veux devenir ça, pas parce que j’essaye de te sauver de toi-même, simplement parce que je l’ai toujours été. J’ai toujours été dans la peau d’un agent. Littéralement. C’est qui je suis. Maintenant tu vas m’aider, ou la prochaine fois que j’entends la voix de tes potes croire que tu en as quelque chose à faire de qui a gagné je ne sais quoi dans je ne sais quel match, je te promets que je sors une main de ton bide pour leur montrer ce que c’est de passer à côté de sa vie. Tu crois que je le fais pour quelqu’un d’autre ? Tu es dans MA tête.

-…Oh.

- Mes cours sont remplis des choses que tu balbuties dans ton sommeil, j’ai besoin de comprendre !

- Tu auras toute la théorie dans le reverse. Je peux te donner la pratique, ça implique seulement quelques… Ajustements.”

Gill approchait de la maison, sa main droite toujours levée près de son oreille. Le soleil entamait sa descente et il pris conscience qu’il ne pourrait pas cacher ça aux personnes qui l’avaient connues jusqu’ici. Il brisa son portable en deux, saisi un des deux vélos à côté de sa voiture, et entama sa route vers le nord.

“C’est-à-dire ?”

Adiane attendait.

“Je vais devoir passer dans le reverse pour te tenir, comme l’a fait mon examinatrice pour moi, lors de tes bonds. C’est déjà éprouvant à faire lorsqu’on est en pleine possession de ses moyens: je ne suis pas sûr de ce que ça demande lorsqu’il faut maintenir une existence doublons pendant ce laps de temps. Le plus sûr, c’est qu’on ai exactement la même configuration physique à ce moment-là, parce qu’ainsi on réduit la charge déposée au point zéro et on en garde un peu plus pour nous de chaque côté.

- Ok, ok, traduis-moi tout ça avec des mots normaux.

- Je vais devoir m’entraîner comme toi. Vivre comme toi. Et tu vas devoir faire exactement ce que je te dis. Tu comprends ?”

Adiane n’était pas vraiment le genre de personne à être à l’aise avec l’autorité. Elle jeta un coup d’oeil à son amie qui prenait correctement le cours -pour une fois- et tripota la bille autour de son cou.

“Gill, je dois te poser une question fâcheuse…”

Il pédalait.

“Ce tube métallique que je sens traverser mon flanc gauche et ressortir par l’hypocondre, c’est ce qui va t’arriver si je ne te dis pas de regarder ta route présentement, non ?

- OUUUPS !”

Il évita le camion de justesse et décida de couper à travers champs.

“Gill, tu n’as aucune certitude. Je comprends que je n’en aurais jamais non plus, à moins de vivre avec toi ces moments-là, où je dois te dire quoi faire. Quelque part, il faut que ça aille dans les deux sens. Peut-être que c’est ma seule certitude, j’ai besoin de m’y accrocher. On doit rester différents. Mais je dois apprendre à piloter et tu dois apprendre à être un co-pilote, sinon tu ne me relèveras pas. Et je ne te donnerai jamais la clé de ton retour dans le reverse. Je comprends que ça implique de risquer à peu près… Tout, constamment. Je comprends.”

*