C’était sa façon d’avancer dans les eaux glacées qui fondaient progressivement. Il ne pouvait qu’aller vite mais il ne sentait plus rien. C’était sa façon de survivre et traverser le froid parce qu’il ne pouvait pas se permettre de le ressentir. Pendant que tout dans son organisme voulait ralentir, il devait faire s’accélérer les pourtours de sa réalité.

“ Hey ! “

La personne qui avait parlé semblait vouloir l’agripper par l’épaule et le stopper violemment dans sa course, mais il n’y avait personne.

“ Bien sûr qu’il y a quelqu’un, espèce d’abrutis ! “

Merde.

“ Peut-être que tu dois écrire un Life Note, non ? “

Parce qu’évidemment je dois laisser libre court à la part de moi qui se voudrait mégalomane, je suis juste blessé comme n’importe qui.

“ Et cesser de briser le quatrième mur, tu sais c’est déjà difficile de s’y repérer au point zéro, alors si en plus tu rajoutes des dimensions à l’existence, on ne s’en sortira pas. “

Gill sorti de son semi-sommeil encore angoissé par la possibilité de la disparition d’Adiane, la sueur perlait sur son front.

“C’était ça que tu essayais de me cacher ? Ton initiation a vraiment failli avoir raison de toi, je t’ai vu t’évanouir lorsque tu es entré dans l’eau. C’est ton examinatrice qui t’a ramené ! Tu sais comment je le sais ?”

Elle était déconcentrée et ne suivait plus du tout ce qui se passait dans l’amphithéâtre bondé. Gill ne s’en préoccupait pas, il ne faisait que réagir:

“Tu n’as pas compris le principe de la transmutation totale. Tu devrais écouter ce qui se dit dans ton cours, ça te ferait apprendre quelques trucs.

- Gill c’est toi qui n’as pas compris ! J’y étais moi aussi, là, quand tu rêvais. Désolée de te l’apprendre mais je suis constamment attachée à ce que tu vis. Je connais ce moment par coeur, ça m’agace !

- Je n’ai pas besoin de le savoir. Tiens, tu as pu parler à nouveau à ce gars qui avait perdu sa bille, l’autre jour ?

- Ouais, il me déteste, mais ce n’est pas le…

- Personne ne peut te détester, Adiane.”

Il souriait en enfilant son t-shirt de la veille: il lui fallait faire vite.

“J’étais dans ton examinatrice ! Tu ne m’écoutes pas !”

Adiane s’était figée. Clarice jetait à présent des regards concernés sur l’écran de l’ordinateur de sa voisine de cours, se demandant sur qui elle pourrait pomper si Adiane commençait à avoir ce genre de gueule de bois. Ça lui arrivait fréquemment depuis la rentrée. Elle n’était pas là pour juger, mais ça ne l’arrangeait pas vraiment.

Gill entrepris de bouger les doigts d’Adiane, pour faire illusion. Il tapa:

“La transmutation totale n’implique pas la perte de souvenir, seulement l’enfoncement de ceux-ci dans une sphère du point zéro qui est plus nette que les autres. Un agent reçoit le droit d’y accéder lors de son initiation: c’est la raison pour laquelle il est impératif de réussir sa première transmutation totale dès le départ. Il n’y a pas de seconde chance, c’est un engagement entre l’examinateur et son élève. Si l’élève échoue, l’examinateur doit s’en remettre à un autre agent pour faire revenir l’espace de son esprit qui a été stocké dans les zones nettes du point zéro. On lui retire aussi son droit à exercer.”

Clarice regardait à présent l’hologramme derrière son prof, au centre de l’amphi. Il indiquait:

“Histoire avancée des technologies pré-billes, de la 1ère Vantage à nos jours.”

Elle se pinça nerveusement les lèvres -ne voulait pas paraître intrusive, mais- poussa légèrement du doigt l’épaule d’Adiane.

“Hein !

- Tu devrais dormir, la nuit, soupira Clarice.

- Oui ! Tu peux me prendre ce cours ? Je dois…

- Ouais, oui. Évidemment.”

Adiane s’enfonça sur son siège et se concentra. Il se croyait toujours tout permis, toujours à tout savoir mieux qu’elle !

“Gill, tu penses que tu as récupéré toutes tes unités mentales mais tu te trompes. Réfléchis: si j’étais dans ton examinatrice, cette fois, j’ai aussi vécu la transmutation. Je sais exactement ce qui s’est passé pour elle, quand tu étais occupé à te noyer à moitié dans ces horribles eaux glacées, avec l’espèce de bouillie bleue gluante sur toi, là…

- De la bouillie ? Tu veux dire qu’on ne voyait plus les petits symboles sur mon dos ?

- Pas vraiment, enfin tu sais j’étais loin moi, j’étais sur la rive puis tu courrais, y avait cette foule, enfin…

- Mince alors, c’était censé être le plus beau jour de ma vie et on ne voyait pas les dessins ?

- GILL !”

Il se tut. La sueur avait commencé à marquer son t-shirt alors qu’il marchait, tenant son portable éteint devant son oreille droite. Ses mâchoires se contractèrent dans un réflexe angoissé, ses sourcils froncés contrastaient avec le ton amusé qu’il prenait avec Adiane. Il s’arrêta au milieu du pont en-dessous duquel passait une autoroute peu fréquentée. En regardant en-dessous de lui, il lui dit:

“Je t’écoute.”

*