Ch.1 - 3 | Gill & Diane

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Des flammes, tout un chemin tracé par des torches fines menait jusqu’à la mer. De petits bols de poudre bleue entre chacune.

Il était torse nu. Son examinatrice terminait de lui tracer dans le dos les derniers trait d’un tatouage qu’il avait dû compléter au cours de son apprentissage. Des fils à l’encre foncée, durement acquis. Le symbole représentait chacune des leçons du point zéro, dans un langage que les agents étaient les seuls autorisés à pratiquer. Elle lui ajoutait la touche finale: un point sous chaque omoplate. Pour ce détail simple, il lui suffisait d’une aiguille. La liberté n’était acquise qu’au bout du troisième point.

Gill était étendu dans sa petite chambre d’étudiant. La pluie toquait contre les vitres en ce matin de novembre. Il ne l’entendait pas. Tout ce qui occupait ses pensées présentement c’était les visions qui s’offraient à lui. Les réminiscences étaient rares, il les laissait donc arriver. Il pouvait presque sentir le frottement sur son dos.

On passait sur les traits à l’aide d’un pinceau enduit d’une substance visqueuse et bleue. Puis, comme le voulait la procédure, Gill Therrien s’agenouilla et couvrit sa tête.

Quatre agents plus âgés saisirent alors les larges paniers remplis de poudre qui se trouvaient à leurs pieds.

C’était la fin de l’été dans la temporalité reverse, le temps était clair, et une fine brise passait dans les voiles qui recouvraient toutes les personnes présentes. Leurs bottes, hautes, étaient conçues pour ne jamais trop s’accrocher au sol.

Gill, lui, était pieds nus. Le chemin de terre battue qui s’ouvrait à lui était la seule chose sur laquelle il pouvait se concentrer, alors que la poudre bleue lui tombait dans les yeux. Lorsque ses aînés eurent finit de verser le contenu des paniers sur lui, on fit passer un drap fin au dessus de lui, on le secoua pour faire tomber l’excédent de poudre. Une bonne partie était resté collée à son tatouage, dont les deux points s’étaient mis à saigner.

“Respire”, lui dit l’homme à sa droite.

Sa mère, non loin de là, se cachait les yeux.

“Il n’y a pas de vérité, il n’y a que ce en quoi on croit”

Gill croyait qu’il pouvait survivre à tout. A l’aube de ses vingt-et-un ans, il en avait bien assez vu pour savoir que seule une transmutation parfaite pouvait le sauver en cas d’échec. Cinq cents mètres le séparaient du soulagement puis de la noyade. Il avait froid, mais il savourait cette sensation. Il regardait les draps bleus et jaunes qui étaient suspendus de parts et d’autre du chemin et se mit en position de départ. Les tambours battaient. Le temps n’existait plus. Il sentait le sang dans sa tempe. Une lueur rouge, un peu plus loin sur la mer, vacillait dans ses yeux, son regard se durcit.

On fit retentir la sirène d’alarme. Elle emplissait toute la vallée. Les villages alentours savaient qu’un nouvel agent pouvait naître ce soir.

“Gill !” lui cria son examinatrice, toujours postée derrière lui.

“Que ce jour sois ton dernier ! Que brûlent avec toi les défenses des nôtres ! Que retentissent les sons de tes pairs ! Que ton temps soit court, que reste ce qui ne meurt jamais !”

Il poussa un hurlement de rage tandis que l’on mis feu à la poudre sur sa peau, et il s’élança.

Chaque torche fine qu’il amassait toucha le contenu des bols sur le chemin qui s’embrasait avec lui. On n’entendait plus que son cri et les tambours, le souffle de toutes les personnes qu’il aimait était coupé. Deux cents mètres.

Sa peau durcissait avant d’éclater. Les flammes ne s’arrêtaient pas. Seuls les points finaux étaient protégés de la calcination.

Cent mètres. Il courrait en ligne droite. Il ne se perdrait pas. Il ne pouvait pas dévier de sa route.

Cinquante mètres. Ses yeux roulaient vers l’arrière. Il y était. Le point zéro. Son corps ne lui appartenait plus. Son esprit était mêlé à tout ce qui est, sera et fût. Depuis cet espace d’abstraction, il vit les flammes prendre sur son dos, il vit sa trajectoire dévier vers la gauche, il se vit s’éteindre aux pieds de sa famille affolée. Il pris alors possession de sa direction et ralluma lui-même les flammes, quelques secondes auparavant.

La main de son examinatrice était devenu sa main, les corps confondus, elle ne résista pas. C’est en voyant son propre corps vide s’éloigner qu’il pu déterminer où aller, comme on guide un partenaire aveugle. Il tendit la main de son examinatrice devant lui pour signaler sa présence.

Il aurait été exceptionnel qu’il parvienne jusqu’à la mer en seulement deux réalités.

Il constata que sa silhouette ne pouvait plus lever le bras droit et que les torches qu’il avait amassées étaient sur le point de s’échapper de sa main.

Il referma alors le poing de son examinatrice dans un geste ferme. Sa main fit de même.

Vingt mètres.

Bientôt la fin du supplice.

Il desserra le poing de son examinatrice et les deux mains de Gill Therrien se relâchèrent dans un même mouvement, tandis qu’il plongea dans la mer sans arrêter sa course.

Il subit le choc hypothermique de plein fouet.

Il laissa le corps de son examinatrice pour sauter dans le point zéro puis dans son propre corps, où ses yeux s’ouvrirent. Il ne fallait pas qu’il gonfle ses poumons. Il ne fallait pas qu’il crie. Il plongeait. Un petit voyant rouge, placé un peu plus en profondeur, lui indiquait qu’il se rapprochait du but. Il ne voyait plus rien d’autre que ce rouge, il tendit la main, saisit une corde, la tira de toute ses forces.

Là-haut, à la surface, une cloche retentit. Deux personnes plongèrent immédiatement pour le récupérer.

C’était fini. Il se laissa partir.

Gill faisait maintenant partie des quelques milliers de personnes à avoir obtenu les pleins droits dans leur usage du point zéro.

Lorsqu’il ouvrit les yeux à nouveau, il était sur la barque qui le ramenait à la rive. On lui versait dessus de l’eau tiède et non salée, afin d’enlever les restes de la substance visqueuse qui avait maintenu la poudre, et refroidir la brûlure.

Des feux d’artifices continuaient d’être tirés depuis la plate-forme, et on pouvait d’ores et déjà entendre les cris de joie à l’arrivée. On piqua Gill au creux du coude afin de lui faire passer dans le sang un composé chimique voué à aider la cicatrisation.

Il respirait mais à peine. Son esprit, en revanche, était calme. Ses aînés récupéraient déjà les données qu’il avait laissé au point zéro.

Il se souvenait de ce moment comme s’il appartenait à une autre personne. Comment, lui, à vingt-et-un ans à peine, avait pu réussir une telle épreuve ?

Il jeta un regard aux gouttes qui s’écrasaient sur la fenêtre de sa chambre, le sang lui martelait les tempes. Il savait pertinemment d’où il venait. Il savait avec exactitude par quoi il avait dû passer. C’était simplement… Trop difficile pour lui de croire qu’il avait pris part à cette existence. Il était si loin de chez lui.

Tandis que les tambours d’arrivée et les cris de joie résonnaient encore dans ses souvenirs, il se retourna et recouvrit son corps de la couette molletonneuse.

“Ouille !”

Elle avait frôlé un de ses points sous l’omoplate.

Bientôt, elle frôlerait le troisième.

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