Chapitre 11 — Un signe

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L’ombre de l’hiver planait froidement au-dessus de moi, tandis qu'une lumière discrète transperçait d’épais nuages. Je contemplais calmement l’immense poulailler situé dans l’arrière-cour de la demeure de mon grand-père. Le coq anglais zigzaguait fièrement entre ses poules, les approchant une à une. Il donnait l’impression de compter ses conquêtes, ou de vérifier leur présence. Son plumage soyeux étincelait. Ses couleurs resplendissantes égayaient l’atmosphère sombre et morne qui nous entourait.

Rempli d’une dizaine de volailles, cet endroit m’évoquait de nombreux souvenirs. Je me rappelai certains jours à récolter les œufs avec mes cousins et cousines, durant mon enfance. Les poules étaient de sales bêtes, chaque fois que j’entrais dans leur enclos, je surveillais mes arrière, persuadé que les innombrables coups de becs reçus n'avaient jamais été des accidents.

Je me demandais quel jour nous étions ; à quelle date passée m'étais-je transporté à nouveau ? Pourtant, en mon for intérieur, je reconnus cette scène. Gravée dans mon esprit, je n'avais pas pu l'oublier. Mais je refusais de l'admettre. Je me détournais inconsciemment de l'inévitable situation qui se présentait horriblement devant moi pour la seconde fois.

La date du décès de mon grand-père me revint à l'esprit. L'instant fatal approchait.

Adossé contre un muret, j'attendais, silencieux. Distrait, je redoutais la menace persistante de la mort. Son ombre lugubre gagnait du terrain de jour en jour, prête à avaler la vie sacrée de mon grand-père à tout moment.

La tristesse m’envahissait.

En un flash visuel, je me souvins de la douleur que j’avais ressentie chaque jour à cette période, lorsque je franchissais la porte de la maison familiale avec la crainte qu'on m'annonce l'inévitable nouvelle. Chaque soir, en rentrant de l'école, l'atmosphère s'alour-dissait, jusqu'à m'écraser entièrement. J'avais l'impression que j'allais exploser.

La maladie rongeait mon pépé ; elle l'éloignait de nous petit à petit.

À cette époque, je n'avais que dix-neuf ans. Ni vraiment adulte, ni vraiment enfant. Je n’avais pas su réagir face à ces épreuves. Je n’avais pas même tenté de les surmonter, les laissant me percuter de plein fouet.

Pourquoi me retrouver à nouveau ici, maintenant ? m’insurgeai-je. On m'a arraché le cœur la première fois, on veut me le piétiner désormais ?

Aux doutes se mêlaient l'incompréhension et la sensation que le monde ne tournerait plus jamais rond.

« Toutes ces bêtes, il va falloir les tuer ! » s’exclama subitement un homme derrière moi.

Je me retournai ; il s’agissait de François, le voisin de mon pépé. Il scrutait les poules, auxquelles je ne pensais plus, puis, dès lors qu'il croisa mon regard, il baissa la tête, distrait. Son air grave accompagna ma détresse un instant.

« Ah… », rétorquai-je laconiquement, ail-leurs.

Le voisin de mon grand-père — son meilleur ami, pour ainsi dire — avait toujours été d’un secours admirable pour lui. Il avait su l’accompagner comme il le fallait, après le décès de ma grand-mère. Au fond, ils avaient tout connu ensemble ; autant de bons que de mauvais moments. Le lien qu’ils avaient tissé était assez fort pour que François survive à l’idée de devoir se débarrasser des animaux ici-même, bien que cela ne l’enchantât guère.

Le fond de sa pensée restait toutefois dirigé vers la suite des évènements. Lui comme moi ne pensions qu’aux jours suivants et à la douleur qu’ils apporteraient.

Après un petit moment de réflexion, il quitta la cour, le regard vide de toute expression.

Pourquoi dois-je subir cette souffrance une seconde fois ? me questionnai-je. Pourquoi ne puis-je pas tout interrompre ? J’ai revu mon pépé de son vivant. C’est ça que je voulais…

Je m'interrogeai un instant, secouant mes propres pensées dans tous les sens. Je respirais mal, car je contenais les larmes à l’intérieur de moi.

C’est ça que je voulais…

Je doutais. Après tout, j’avais appris à vivre sans mon grand-père. Ou plutôt, j’avais appris à lui donner une place bien vivante dans mon esprit après son décès. J’écoutais sa voix. Je suivais son chemin.

Pourtant, quelque chose me tracassait encore. Je regrettais de ne pas avoir su déceler certains de ses secrets, certaines qualités cachées sous son humilité. J'aurais voulu en apprendre davantage à son propos.

Revenir ici en tant qu’adulte avait du sens. Bien que ce fût inimaginable d’espérer lui parler de mes doutes d’aujourd’hui. Je l'avais connu alors que je n'étais qu'un enfant qui n'imaginait pas la vie qu'il allait mener dans le futur. Même s'il me guidait continuellement, j'avais peur de ne pas être à sa hauteur. De ne pas le comprendre.

C'était pour cela qu'une question me revenait constamment à l’esprit. Une seule. Infiniment. Une question si égoïste que je n’avais pas osé la poser, malgré toutes mes rencontres irréalistes et, surtout, anachroniques avec lui.

Peut-être qu’il est temps de m’affranchir de mes doutes ? me raisonnai-je. Je dois saisir cette occasion qui ne se représentera plus.

Le courage, la volonté, c'étaient les plus grandes forces de mon modèle. Sûr que, si mon grand-père avait eu ce genre de doute, il n'aurait pas hésité à prendre les devants et à les défier.

Il avait élevé seul ses sept enfants. Il avait affronté la vie après la mort de sa femme. Il avait vaincu toutes ses frayeurs et marqué l'esprit de chacun de ses petits-enfants, leur apportant un réconfort et une intégrité exemplaires. Son existence fut tellement riche et vertueuse que je n'aurais jamais réussi à la conter à sa juste mesure.

Comment avait-il fait ? C'était cela que je voulais savoir. C'était pour cela que j'étais revenu ici.

Mon pépé ne pouvait pas vivre éternelle-ment, certes, mais il avait encore tant de choses à m’apprendre.

Soudainement revigoré, je me relevai, puis sortis de la cour, pour rejoindre le salon.

Un large éclat lumineux m’accompagna, chassé par le ciel grisâtre.

Un signe, aurait sûrement déduit Archie…

Il était peut-être temps d'y croire, à ces signes…

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