Chapitre 10 — En voiture (3)

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« Faites des gosses, qu'on dit, hein ? Encore une belle connerie, ouais..., rumina Archie, dont la voix lointaine résonnait longuement. Tu parles ! Moi les miens, ça fait un siècle que je ne les ai pas revus. Et tu crois que c'est pour ça qu'ils me donneraient des nouvelles ? Que nenni, p'tit gars ! Les enfants, une fois que ça n'a plus besoin de toi, ça tisse sa propre vie et ça te met en quarantaine. T'auras beau avoir changé leurs couches pendant des années ou les avoir couvés comme un papa gâteau accroc aux poutous poutous, ça n'y changera rien. Tu leur apprends la vie et après, eux, ils se barrent sans la moindre considération à ton égard. Ils prennent ce que tu leur donnes, mais ils ne te rendent rien ! Le reste, ils l'apprennent par eux-mêmes, et tu peux rêver pour partager tout ça avec eux ! Nan, toi, tu les élèves, tu les portes le plus loin possible, mais tu n'atteins jamais leurs niveaux. Tu restes le pauvre p'tit gars que t'étais trois étages en-dessous et qu'a passé sa vie à hisser ses marmots tout en haut. Voilà, faites des gosses... ! »

Mélancolique, Archie en avait gros sur le cœur. Il perçait une fois de plus le brouillard qui me maintenait en dehors de la réalité. Je m'imprégnais de ses paroles, troublé par son constat désolant. J'éprouvais un peu de compassion envers lui, au point de ne plus me soucier de l'endroit où je me trouvais.

Pourtant, j'entendais encore et toujours le moteur de la Citroën. Il n'émettait plus de bruit particulier, si ce n'était son ronronnement habituel. C'était reparti comme en l'an quarante, dixit Archie, qui reprit :

« Tu m'excuses, hein, si je joue les pleurnichards ? Je crois que c'est à cause de la bière. Parfois, j'ai l'alcool triste, tu sais ? Comme la fois où j'ai fêté la naissance de mes fils. Si tu savais c'que j'ai picolé ce jour-là. Quatre fils dans la même portée ! Je bombais le torse comme un gorille qu'aurait zieuté un bananier sur son territoire. Ouais, j'étais papa, moi, et alors ? Bien sûr que j'allais assurer, vu que j'avais toujours assuré dans la vie. Depuis que je suis arrivé sur votre planète à vous, les humains, je m'en suis plutôt bien sorti. J'ai appris ce que j'avais à apprendre. Même si j'ai un peu trop grossi pendant ce temps... plus de trois-cents kilos en trois-cents ans, t'ima-gines ? »

J'entendis un bruit étrange : un claquement creux suivi d'un glouglou. J'imaginais Archie frappant sa peau gélatineuse pour étayer ses propos d'un geste gras dont il avait le secret.

Il rota, puis continua son monologue :

« Mais voilà, le jour venu, le moment où le soleil brillait le plus dans ma vie, j'ai pleuré comme un môme. J'ai eu peur. Peur du changement et peur de me rendre compte, pour la première fois, que j'étais incapable de devenir papa. Je ne savais pas si j'allais y arriver. Et pour tout t'avouer, mon paternel était incompétent à ce sujet. Pas le bon exemple, je t'assure. Du coup, en ce jour merveilleux, moi, j'étais triste... Pourquoi triste ? Je ne savais pas vraiment. Ok, j'avais beaucoup bu ce jour-là, mais quand même... Peut-être qu'en fait, j'étais triste de ne pas savoir être heureux. Et j'ai chialé les larmes de mon corps. J'ai trempé la moquette comme un vieil incontinent. C'était ma journée chutes du Niagara ! J'me suis même plaint à ma môman dans des prières de pauvre petit malheureux sans le sou. J'ai quémandé de l'aide au bon Dieu, alors que j'suis un extraterrestre et que je crois pas à vos foutues religions. J'te jure... »

Les mots d'Archie résonnaient en moi. Toutes ses craintes, j'avais l'impression qu'il ne s'agissait pas vraiment de lui. J'avais l'impression qu'il comprenait ce que je ressentais ; du moins, je saisissais, moi, ce qu’il avait ressenti en son temps. Avec son vocable bien à lui, il traduisait mes craintes.

« Tu veux un conseil, mon pote ? insista-t-il. Je sais que je suis pas la personne la plus recommandable qui existe sur ta petite planète, mais crois-en mon expérience de vieux briscard, si tu veux bien élever tes gosses, te pose pas trop de questions. Les questions, ça te retourne le cerveau. Ca te fait hésiter et ça te décrididi... décridib... décrédibilise ! Bon sang que c'était pas facile ! Enfin, bref, ne réfléchis pas, ça sert à rien. Ces trucs-là, ça s'apprend pas. Moi, tu crois que j'avais quelqu'un qui m'a guidé dans ma quête ? Tu crois qu'on m'a offert mes enfants et le bonheur sur un plateau ? Que dalle ! Mes prières, j'aurais pu me les mettre où je pense. J'ai dû prendre mes coui** bien en main et je me suis démerdé tout seul ! Y a pas trente-six solutions, dans ces cas-là. C'est à toi d'agir. Il faut faire face. Gonfler la poitrine et hurler à la Tarzan. Hooooo, hoooo, hoooo-hoooo ! Comme ça. Finalement, moi, j'ai affronté ma peur, et j'pense pas qu'j'me sois planté, en plus... »

Ne pas se poser de questions... pourtant, j'en avais une à l'attention de mon grand-père, quelques minutes auparavant. Sous tension, je n'avais même pas abordé le sujet.

Et s'il était trop tard ? me résignai-je.

« T'es encore dans les vapes ? reprit Archie. Tu repars vers ta vie d'avant ? Dis donc, t'essaierais pas de modifier ton passé, par hasard ? Tu sais, je vois tout, p'tit gars. Tu vas pas me dire que tu serais prêt à modifier le cours des choses, toi ? Vraiment ? Tu veux quoi, au juste, ramener ton pépé à la vie ? Tu n'imagines même pas les conséquences... J'ai connu des types, avant toi, qui ont essayé. Ils l'ont amèrement regretté. Ta vie ne serait plus la même. Et peut-être que le destin rattraperait son ouvrage, quoi qu'il en soit. T'es sûr que t'es prêt à troquer tout ce que tu as pour reconstituer le passé ? Est-ce que tu penses bien à ta vie de maintenant, en faisant ça ?

« Bouarff... Je crois que j'ai dégueulé... Faut qu'j'arrête de me poser des questions, ça me fait toujours ça après tout. Fais ce que tu veux, p'tit gars. Moi, je pense que le passé, c'est le passé. C'est ce qui nous donne l'expérience, et l'expérience, c'est ce qu'on transmet à nos enfants, notre futur, tu vois...? C'que je cause bien, des fois. Je m'étonne moi-même. Tiens, tire un peu là-dessus, ça va te détendre... quoi ? Tu dors encore ? »

Modifier ma vie passée et changer mon futur, je n'avais pas vu les choses ainsi.

Je pensais à mon pépé, mort, et à mon enfant à naître. Une larme s'écrasa sur le sol, quelque part dans ce brouillard impénétrable.

C'était la première fois qu'Archie me parlait ainsi, avec autant de sensibilité. Certes, sa vulgarité le trahissait souvent, comme son physique, loin de lui donner bonne figure, mais, lui qui n'était qu'une masse difforme et dégoûtante — lui qui ne me paraissait pas réel jusqu'à ce jour —, il devenait enfin sympathique à mes yeux. Il prenait corps. Je ne doutais presque plus de sa sincérité. D'ailleurs, la possibilité qu'il ne soit pas qu'un monstre issu de mon imagination m'effleura l'esprit.

Et s'il était réel ? pensai-je à nouveau. Qu'est-ce qui a changé à ce point en lui ?

Une nouvelle fois, l'odeur de café envahissait mes narines. Rattrappé par mes souvenirs, je me préparai à faire un nouveau bond en arrière. À retrouver ma vie d'enfant.

Mais cela avait-il un sens, alors que j'osais à peine modifier mon passé ? Pourquoi le présent me fuyait autant ? Il me fallait une réponse.

« Allez, réveille-toi p'tit gars, chuchota Archie. Tu vas finir par te faire du mal. »

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